Épilogue. Parfois un sanglier consuma quelquefois…

Une vraie confrontation lexicométrique entre Corneille et Molière

Parfois ou quelquefois ? Les vraies découvertes de la lexicométrie

En travaillant sur le texte des pièces de Molière, Corneille et Racine tel qu’il figure dans les éditions des Grands Écrivains de la France, Charles Bernet a constaté que Corneille n’emploie jamais l’adverbe parfois et que Racine n’en apporte qu’une seule attestation (dans Les Plaideurs). Chez Molière, en revanche, parfois est nettement plus fréquent que quelquefois.

Où l’on constate que la lexicométrie permet

  1. de faire des découvertes particulièrement intéressantes sur les particularités de la langue et du style des écrivains,
  2. de confirmer que Corneille, qui ignorait (ou méprisait) l’adverbe de temps parfois, n’a absolument pas pu écrire les pièces de Molière

On lira ici l’étude complète de Charles Bernet.

Autres vraies découvertes de la lexicométrie

De la même manière, Charles Bernet a constaté que l’adverbe de la langue familière céans, attesté plus de trente fois chez Molière, n’apparaît jamais dans le théâtre de Pierre Corneille.

On lira ici l’étude complète de Charles Bernet.

Le mot diantre est attesté dans vingt pièces de Molière et ne figure dans aucune pièce de Corneille. Les deux auteurs s’opposent par la présence ou l’absence du mot, mais, de plus, Molière, qui en fait tantôt un dissyllabe et tantôt un monosyllabe dans ses comédies en vers, se montre moins constant que Corneille dans le traitement des groupes vocaliques auxquels la métrique imposait la diérèse.

On lira ici l’analyse de Charles Bernet.

Enfin, les interjections affichent des différences substantielles entre Molière et Corneille, à la fois par leur fréquence et par leur diversité.

On lira ici l’étude de Charles Bernet.

Esquisse de conclusion

Ces études font plus que confirmer une observation du linguiste Frédéric Godefroy (Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue du XVIIe siècle, Introduction, p. XV) qui indique que Corneille remplace l’emploi traditionnel consommer par le moderne consumer à partir de la grande édition de son Théâtre de 1660, alors que Molière emploie systématiquement consommer. Autrement dit, au moment même où, selon Louÿs et ses disciples, Corneille aurait commencé à écrire les pièces de Molière, il abandonne dans ses propres pièces l’usage qu’il juge ancien de consommer au sens de consumer, tout en ré-adoptant cet usage sous le prétendu masque de Molière ?…

En somme les vrais travaux de lexicométrie et les observations linguistiques sérieuses se rejoignent pour confirmer que les intuitions de Pierre Louÿs étaient en fait pures fantasmagories et que les efforts de ses disciples pour tenter de « prouver » ces rêveries relèvent soit d’un acharnement thérapeutique désespéré, soit d’un délire conspirationniste incurable. Ou peut-être, hélas, des deux.

Une vraie confrontation prosodique entre Corneille et Molière

Les mots comprenant -ier, comme meurtrier ou sanglier

Chez Corneille, le son -ier compte toujours pour deux syllabes. C’est pourquoi des mots comme bouclier, meurtrier, sanglier comptent toujours dans ses pièces pour trois syllabes. C’est tout simplement la prononciation actuelle, mais aux XVIe-XVIIe siècles, dans les textes en vers, la plupart des poètes et des dramaturges faisaient un autre choix, celui de considérer le son -ier comme une diphtongue et de le faire compter pour une seule syllabe. Et c’est à cette tradition que Molière s’est rallié.

Les choix de Corneille reflètent l’évolution phonétique du français courant, et le fait d’en tenir compte dans la prosodie reflète la volonté de mettre la langue poétique en conformité avec l’évolution phonétique. Il s’oppose en cela à la plupart des poètes de sa génération, et notamment Rotrou, le plus important de ses rivaux. On soulignera que c’est un choix que Corneille a fait d’emblée, dès le début de sa carrière (et évidemment il s’y tiendra).

Détaillons. Voici d’abord quelques exemples puisés dans les pièces de Corneille à divers moments de sa carrière:

  • baudrier, trois syllabes au v. 195 de La Galerie du Palais (comédie composée et publiée pour la première fois dans les années 1630)

LE MERCIER
Voyez deçà, messieurs ; vous plaît-il rien du nôtre ?
Voyez, je vous ferai meilleur marché qu’un autre,
Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.

  • meurtrier trois syllabes dès Médée (tragédie composée et publiée pour la première fois dans les années 1630, un peu avant Le Cid)

Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure
Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de rois,
Lui donne à l’avenir des princes et des lois ;

Médée, v. 613-615 (v.618-620 dans le texte de 1682).

On retrouve évidemment le même compte de syllabes presque trente ans plus tard dans Sertorius (tragédie composée au début des années 1660) :

Mais leurs sanglants discords qui nous donnent des maîtres
Ont fait des meurtriers, et n’ont point fait de traîtres…

Sertorius, I, 1, v. 33-34.
  • bouclier, trois syllabes au v.1304 d’Andromède (tragédie composée à la fin des années 1640) :

AMMON.
Mais vous ne savez pas, seigneur, que son épée
De l’horrible Méduse a la tête coupée,
Que sous son bouclier il la porte en tous lieux,
Et que c’est fait de vous s’il en frappe vos yeux.

Andromède, IV, 4, v.1304-1305.

Au rebours de Corneille, Molière adopte ce qui, pour sa génération, peut passer pour une coquetterie archaïsante (ce qui explique que La Fontaine aussi l’adopte): chez lui, le son -ier fait l’objet d’une synérèse et se voit donc considéré comme une diphtongue qui constitue une seule syllabe. Les mots qui comprennent ce son, comme sanglier ou meurtrier, comptent donc pour deux syllabes.

J’ai donc vu ce sanglier, qui par nos gens chassé,
Avait d’un air affreux tout son poil hérissé ;
Ces deux yeux flamboyants ne lançaient que menace,
Et sa gueule faisait une laide grimace,
Qui, parmi de l’écume, à qui l’osait presser,
Montrait de certains crocs… Je vous laisse à penser.

La Princesse d’Elide, I, 2, v. 207-212

Reprochez-vous, Madame, à nos justes alarmes
Ce péril dont tous deux avons sauvé vos charmes ?
J’aurais pensé pour moi qu’abattre sous nos coups
Ce sanglier qui portait sa fureur jusqu’à vous,
Etait une aventure (ignorant votre chasse)
Dont à nos bons destins nous dussions rendre grâce.

La Princesse d’Elide, I, 3 (v. 265-270).

Et l’on posera donc, en guise de conclusion et pour mettre un terme définitif à ce dossier « Molière auteur des œuvres de Molière », la même question qu’à la page précédente :

Une fois de plus, qui croire ? Les faits — en l’occurrence linguistiques — qui sont têtus ? ou les inventions d’un rêveur sombrant dans un furieux et désespéré délire attributif ?