Formation de la théorie

Histoire de l’insinuation du doute

En 1674, un célèbre auteur nommé Boileau qui cherchait à établir son magistère sur l’ensemble du monde des lettres français publia son Art poétique dans lequel, entre autres, il décernait louanges (rares), critiques
(abondantes) et blâmes (nombreux). Son ami Molière, mort un an plus tôt, n’échappa à la critique, lui qui

Peut-être de son Art eût remporté le prix ; Si moins ami du peuple en ses doctes peintures, Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures, quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin, Et sans honte à Térence allié Tabarin. Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope…

Art poétique, III, 394-400

On sait aujourd’hui que cette alliance des contraires que reprochait Boileau à Molière, était délibérée de la part de celui-ci: d’une part parce qu’il avait à cœur de n’exclure aucune forme de comique; d’autre part parce qu’elle était au cœur de l’esthétique galante que les milieux mondains avaient progressivement élaborée et à laquelle se rattachait Molière. Mais Boileau était depuis longtemps engagé dans une lutte sans merci contre les « Modernes » — il fut en première ligne lorsque éclata ouvertement treize ans plus tard (1687) la « querelle des Anciens et des Moderne » — et il réprouvait de tout son être cette esthétique moderne qu’était fondamentalement l’esthétique galante : à ses yeux en matière de théâtre comique, tout ce qui s’écartait d’une comédie faite sur le patron de la comédie ancienne symbolisée par Térence, modèle de la comédie vraisemblable, honnête et d’un comique mesuré, ne pouvait être qu’un abaissement. Ce n’est donc pas que Boileau ait tenu à tout prix à rabaisser Molière dont il avait été l’ami : trois ans plus tard, dans son Épître VII (dédiée à Racine), il en fit un éloge vibrant; simplement, dans l’Art poétique où il s’arrogeait une nouvelle position de législateur des Belles Lettres — et dans lequel il légiférait au nom des « Anciens » —, il avait été naturellement conduit à ne donner en exemple que les « doctes peintures » du Misanthrope — seules dignes de Térence et donc seules dignes d’être imitées — et à avertir qu’il fallait se garder d’ériger Molière en patron du genre comique.

Quand on sait que L’Art poétique de Boileau a constitué le socle sur lequel se sont constitués d’abord le goût des hommes du XVIIIe siècle, puis l’enseignement obligatoire au XIXe siècle, on comprend que toutes les générations qui se sont succédées depuis ce temps aient été sensibles aux « disparités » que Boileau les avait
invitées à voir dans l’œuvre comique de Molière. C’est avec cette conviction profondément ancrée en lui, et partagée avec presque tous ses contemporains, que Pierre Louÿs se mit un jour à s’interroger sur les pièces de Molière.

Comment on devient mythomane

L’École de la IIIe République, tout en célébrant Molière comme le représentant le plus accompli de l’esprit et de la langue française, véritable symbole de la Nation française (face à la Nation allemande), ne cessa pas de transmettre la leçon de Boileau sur les « disparités » de l’œuvre comique de Molière. C’est alors qu’apparut un homme de lettres, poète et romancier de talent, qui eut son heure de gloire au tournant du XIXe et du XXe siècle, qui est encore admiré aujourd’hui pour certaines de ses œuvres, en particulier La Femme et le pantin, et qui jouit d’une véritable aura dans les milieux amateurs de littérature érotique, Pierre Louÿs (1870-1925). Il était persuadé comme tous ses contemporains des disparités de l’œuvre de Molière, alliant génie et faiblesses. Surtout, il était persuadé pour sa part que le représentant de l’esprit et de la langue française était non pas le disparate Molière, mais Pierre Corneille et il fatiguait depuis longtemps ses correspondants et ses visiteurs par son admiration pour les trois géants de la poésie française qu’étaient à ses yeux Ronsard, Corneille et Hugo; admiration qui s’était focalisée, au fil des ans, quasi exclusivement sur Corneille.

Envouté par Corneille

Amateur de textes et de livres rares, il lisait beaucoup et, concernant les textes du XVIIe siècle, il se plaisait à y entendre soit directement, soit indirectement la voix de Corneille. L’événement décisif, comme nous l’avons déjà expliqué (À l’origine de la théorie), fut la publication en 1918 aux éditions Payot du premier tome (le tome II parut en 1919) d’un livre d’Abel Lefranc, professeur au Collège de France, intitulé Sous le masque de William Shakespeare : William Stanley, Vie comte de Derby. Louÿs avait déjà relu l’Amphitryon de Molière, et s’était étonné d’y découvrir un Molière en qui il ne retrouvait pas les disparités qu’on lui avait appris à voir et qui maniait avec grâce le vers irrégulier; il avait remarqué par ailleurs que l’autre pièce de Molière qui relevait d’un même type de versification, Psyché, avait été publiée trois ans plus tard, munie d’un avis selon lequel Corneille avait assuré les trois quarts de la versification. Fort de l’exemple que lui proposait la thèse d’Abel Lefranc sur Shakespeare et décidé à attirer l’attention sur lui en lançant une thèse particulièrement iconoclaste, il n’hésita pas à sauter le pas: Amphitryon devait être de Corneille, comme tout ce qu’il y a de bon dans l’œuvre de Molière.

Un professionnel de la supercherie littéraire et du pseudonymat

Sans doute ne se serait-il pas si facilement convaincu lui-même, s’il n’avait été de son côté un véritable spécialiste de la supercherie littéraire et du pseudonymat. Sa célébrité, on le sait, il l’avait obtenue en faisant passer un recueil de poésies à l’antique qu’il avait composées, les Chansons de Bilitis, pour la traduction de l’œuvre d’une poétesse grecque contemporaine de Sapho. Par ailleurs, parallèlement à ses oeuvres littéraires «officielles», Louÿs ne cessa de multiplier les publications, tantôt érudites (en particulier dans la revue l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux), tantôt érotiques, toutes publications faites sous une stupéfiante variété de pseudonymes.

Délire attributif

Ce n’est pas tout : après avoir commencé à attribuer à Corneille les comédies de Molière, il en vint progressivement à lui attribuer tout texte un peu puissant du XVIIe siècle et même des textes libertins, parus anonymes, comme l’Histoire comique de Francion pourtant unanimement attribuée à Charles Sorel de son vivant, y compris par Sorel lui-même dans sa Bibliothèque française.

Même son très admiratif biographe, Jean-Paul Goujon (Pierre Louÿs, Fayard, 2002), a eu du mal à justifier son délire attributif : « Louÿs a certes pu divaguer dans certaines de ses conclusions ou interprétations » (p. 750) ; reconnaissant qu’il était allé trop loin, J.-P. Goujon a reculé devant la plupart des autres attributions, mais, cherchant à faire descendre quelque lumière dans les sombres dernières années de Louÿs, marquées par une des plus terribles déchéances qu’homme ait connue, il a tenté de sauver à tout prix son délire attributif le plus célèbre, l’attribution des chefs-d’œuvre de Molière à Corneille. De ce fait, J.-P. Goujon a procédé comme son héros, il a — comme on dit en matière judiciaire — « instruit à charge », cherchant à justifier ou approuvant sans discuter toutes les affirmations de Louÿs, sans mettre de l’autre côté de la balance le moindre élément susceptible de le contredire. Il aurait pourtant été de bonne méthode de rappeler à cet endroit que le délire attributif de Louÿs prenait peut-être sa source dans le penchant qu’il eut toute sa vie pour les pseudonymes et les publications « secrètes ». Car, bizarrement, dans le reste de sa biographie, J.-P. Goujon admire Louÿs pour ce jeu avec les facettes de sa personnalité, mais il s’abstient soigneusement de rapprocher cette particularité vraiment exceptionnelle avec l’obsession qu’il a eue de prêter à Corneille le même goût pour les pseudonymes et les publications secrètes. Pour un homme qui, au dire de tous les témoins de son temps — et donc de son biographe, navré —, vécut depuis la mort de son frère Georges (1917) dans un trouble qui ne lui laissait que quelques moments de lucidité, et qui pour apaiser ses souffrances et sa neurasthénie surajoutait quotidiennement des litres d’alcool à la cocaïne, il est aisé de comprendre qu’il ait pu prêter à autrui sa propre obsession du dédoublement littéraire. Prêter à ce grand Corneille, qu’il admirait plus que quiconque, sa propre propension à se dédoubler, c’était se rapprocher de Corneille.

Raisons d’un vrai délire

Sans doute le délire attributif de Louÿs n’aurait pas pris de telles proportions s’il avait été, au moment où il s’est lancé dans sa « théorie Corneille », en pleine possession de ses moyens. Que les disciples de Louÿs dissimulent cet aspect des choses, c’est de bonne guerre, puisqu’ils ont une fois pour toutes érigé leur maître à penser en génial inventeur d’une vérité qui n’avait attendu que lui pour surgir au bout de trois siècles. C’est plus regrettable de la part des biographes de Louÿs, dont on attendrait une parfaite honnêteté dans l’approche intellectuelle de leur auteur. Il est ainsi navrant que Jean-Paul Gougon ait soigneusement détaché son chapitre consacré à l’affaire Corneille-Molière de la continuité chronologique : il a pu ainsi dissimuler que Louÿs s’est jeté à corps perdu sur cette affaire dans une période où, pour tous les autres actes de sa vie, il subissait les conséquences de la plus totale déchéance physique et intellectuelle. Voici comment J.-P. Goujon a décrit la situation de Louÿs au lendemain de la mort de son frère Georges, donc à partir d’avril 1917 :

Brisé par le chagrin, il va sombrer peu à peu. En mai, il garde la chambre tout le mois. Sa détresse est telle qu’il prend de la cocaïne pour apaiser ses douleurs, habitude qu’il conservera désormais jusqu’à sa mort.

J.P. Goujon, op. cit., p. 721

Suivent quelques témoignages de contemporains, cités par J.-P. Goujon quelques chapitres plus loin, c’est-à-dire après son chapitre consacré à « l’affaire Corneille-Molière » :

Depuis plusieurs années, Louÿs n’est pas sorti de chez lui. Depuis plusieurs mois, il vit au lit, se nourrissant de liquides : en moyenne chaque jour 2 bouteilles de Champagne, 3 bouteilles de vin, 1 bouteille de Mariani. En surplus, morphine et cocaïne. Le résultat était à prévoir.

Léautaud, Journal, à la date du 22 mai 1922, cité par J.P. Goujon, op. cit., p. 777

Même témoignage accablant dans L’Âge de fer de Fernand Gregh :

Il [Louÿs] passait les nuits éveillé, dormait un jour sur trois, buvait du vin Mariani à doses incroyables, trois à quatre bouteilles par jour, fumait soixante à quatre-vingts cigarettes par vingt-quatre heures, sans compter l’usage de quelques poisons classiques.

Goujon, op. cit., p. 777

On comprend comment, au cours de telles séries de jours et de nuits sans sommeil, Louÿs a pu noircir des centaines et peut-être des milliers de pages, accumulant ce qu’il croyait être les « preuves » de sa thèse, c’est-à-dire, en fait, recopiant des listes de milliers de vers de Corneille et de Molière avec la conviction qu’ils possédaient des points communs en matière de style et de versification et même des « tics d’écriture », listes interminables justifiées dans son esprit troublé par le fait qu’il s’agissait d’un unique écrivain, un Corneille signant tantôt Corneille et tantôt Molière. On verra plus loin, dans la partie « style », quel crédit on peut accorder à ses affligeantes litanies qu’il tentait de faire passer pour des démonstrations.

Comment on invente un secret en l’absence de tout mystère

Les nombreux ennemis de Molière lui ont TOUT reproché de son vivant — de plagier les auteurs italiens et espagnols, de puiser dans des mémoires fournis par ses admirateurs (il suffit de relire tous les textes parus en 1663 lors de la « querelle de L’École des femmes »), d’être un dangereux libertin, et bien sûr d’être jaloux et d’être probablement au nombre de ces cocus dont il se moque dans ses pièces (NB. il a commencé à jouer les rôles de cocu bien avant de se marier) — sauf une chose : l’idée même d’une supercherie littéraire n’a effleuré la pensée d’aucun de ses nombreux et virulents ennemis, même de ceux qui voulaient l’envoyer au bûcher avec ses livres. Pourtant il y avait de quoi fournir un beau sujet d’attaque. Mais, justement, il ne pouvait venir à l’idée de personne d’imaginer que Molière n’était qu’un prête-nom.

La thèse du secret absolu

Dès lors, puisque, du vivant de Molière et dans les décennies qui ont suivi sa mort, n’est pas apparue l’ombre d’un doute sur son statut d’auteur, Louÿs et ses disciples ont été contraints de fonder leur «théorie Corneille» sur le principe du secret absolu — fondement de toutes les théories qu’on appelle aujourd’hui « conspirationnistes ». En somme, les contemporains ont tout ignoré parce que la collaboration entre Corneille et Molière serait restée rigoureusement secrète.

Le secret ou l’empilement de trouvailles

Cependant, ce type de postulation d’un secret absolu — quand la vie de Molière (de son retour à Paris en 1658 à sa mort en 1673) a été si extraordinairement publique, épiée, déchirée par ses ennemis, comme le montre remarquablement la plus récente des biographies consacrées à Molière (par Roger Duchêne, Paris, Fayard, 1998) — suppose que les lecteurs de la théorie l’admettent sans discuter, avec une foi sans faille dans les affirmations de Pierre Louÿs. De là la nécessité de compléter cette invitation à la « foi » par un empilement d’affirmations en vrac, toutes plus infondées les unes que les autres.

Les plus récentes trouvailles des disciples de Pierre Louÿs consistent en deux nouvelles affirmations fantaisistes: d’une part Molière aurait eu un statut de « bouffon du roi », une situation particulière auprès de Louis XIV qui interdisait aux contemporains de prendre le risque de divulguer un secret que chacun connaissait ; d’autre part, Molière aurait fait comme tous les autres comédiens-auteurs, c’est-à-dire qu’il n’aurait été qu’un simple prête-nom de personnalités qui tenaient à garder l’anonymat.

France-Hollande ou l’impossibilité des secrets de Cour

Nous montrerons plus loin que ces affirmations ne reposent sur aucune réalité. En attendant, nous rappellerons simplement ici que les disciples de Louÿs se sont forgé, comme leur maître, des visions fantasmatiques de la France du XVIIe siècle. D’une part, il n’existe plus de bouffon en titre d’office depuis Louis XIII et lorsque Molière se fait traiter de bouffon par ses ennemis, c’est au sens, commun à l’époque, de simple farceur qui se livre à des bouffonneries (on verra que les textes où figure le mot sont sans la moindre ambiguïté). D’autre part, imaginer que Louis XIV pouvait interdire à chacun de divulguer un secret connu de tous à la Cour ne repose sur aucun élément historique et suppose une navrante confusion entre un roi de France du XVIIe siècle et un dictateur allemand ou russe du XXe siècle. Si la France du XVIIe siècle était (très partiellement) soumise à la censure du roi et de l’Église, les libraires de Hollande se faisaient un plaisir d’imprimer tout ce qui pouvait aller à l’encontre de la politique de Louis XIV, et c’est de Hollande que vinrent (en dépit des vains efforts de la police royale) tous les libelles ridiculisant (et ainsi divulguant) les secrètes amours de Louis XIV et de la famille royale. À l’affût comme ils l’étaient des secrets de la Cour de France, tout en étant grands admirateurs des meilleurs auteurs français (et tout particulièrement de Corneille, de Molière et de Racine dont ils publiaient des contrefaçons de toutes les pièces), les Hollandais et les Français exilés en Hollande se seraient fait une joie de signaler la situation particulière de Molière et de Corneille auprès du roi si elle avait eu quelque réalité. Le silence hollandais est la meilleure réponse aux fantasmes de Louÿs et de ses disciples.