L’apparition de la « théorie Corneille »

À l’origine de la théorie : Shakespeare en question

Il a fallu attendre le XXe siècle pour que surgisse cette idée d’un Corneille auteur des œuvres de Molière dans la tête de Pierre Louÿs. Elle n’était pas si audacieuse : cela faisait des décennies que quelques Anglais et quelques Américains avaient déjà prétendu qu’un comédien ne pouvait pas écrire des chefs-d’œuvre, et donc que Shakespeare n’était pas l’auteur de ses pièces de théâtre. Plusieurs candidats ont été successivement proposés, en particulier le philosophe Bacon, le comte de Derby, le comte d’Oxford, et c’est celui-ci qui semble avoir le vent en poupe depuis quelques décennies. En France même, c’était un jeu pratiqué depuis deux siècles que de dénoncer comme impostures littéraires certains des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature occidentale : un professeur de rhétorique célèbre au début du XVIIIe siècle, le Père Hardouin, avait ainsi «démontré» que l’essentiel de la littérature gréco-latine avait été écrite par des moines du XIIIe siècle, que les écrits de la plupart des Pères de l’Église avaient été forgés par les jansénistes français du XVIIe siècle, et que même la Divine comédie n’était pas de Dante, mais d’un faussaire de la fin du XIVe siècle ou du début du XVe : il vaut la peine de lire ce texte qui préfigure très exactement la manière délirante de raisonner et de « prouver » qu’adoptent Louÿs et ses disciples. Et tout au long du XIXe siècle certains savants ont répété que les Mémoires de Casanova étaient un faux, et un érudit qui écrivait sur tout et donnait son avis sur tout (y compris sur Molière, hélas), Paul Lacroix (dit « le bibliophile Jacob »), avait déclaré que ces Mémoires étaient en fait l’œuvre de Stendhal. Quant à Pierre Louÿs lui-même, il ne cessa toute sa vie de jouer avec les pseudonymes et l’on sait qu’il s’est rendu célèbre en faisant passer ses Chansons de Bilitis pour sa traduction personnelle d’une poétesse grecque redécouverte par lui…

Dans un tel contexte, général et personnel, l’événement décisif pour Pierre Louÿs paraît bien avoir été la publication en 1918 aux éditions Payot du premier tome (le tome II parut en 1919) d’un livre d’Abel Lefranc, professeur au Collège de France, intitulé Sous le masque de William Shakespeare : William Stanley, VIe comte de Derby. La coïncidence est en effet remarquable : les deux tomes d’Abel Lefranc parurent coup sur coup en 1918 et 1919 et c’est en août 1919 dans la revue l’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux que Louÿs fit paraître son premier article intitulé: «Corneille est-il l’auteur d’Amphitryon». Le bruit fait par les affirmations de Lefranc offraient l’assurance à Louÿs — alors incapable depuis des années de mener à bien le moindre projet littéraire, désargenté, à peu près oublié — de se refaire un nom et un semblant de célébrité. Il y parvint, car l’effet de scandale de sa théorie était sans commune mesure avec l’effet de la théorie Derby professée par Abel Lefranc. Celui-ci s’attaquait à un auteur étranger, depuis longtemps sujet à des contestations en paternité littéraire ; Louÿs s’attaquait à une icône française, sans doute la principale à cette époque, et il était le premier à le faire. La faiblesse de ses arguments eut pour conséquence qu’ils ne provoquèrent, le scandale passé, aucun écho, ce qui conduisit rapidement Louÿs, très diminué mentalement, à s’enfermer dans un ressassement délirant qui le conduisit progressivement à attribuer à Corneille une grande partie de la littérature française du XVIIe siècle.

Curieusement, chacun se moque de l’ensemble de la « théorie Corneille » de Louÿs, et ses disciples actuels se gardent bien de rappeler qu’il a fini par voir la main de Corneille derrière des milliers de poèmes et même derrière le Francion de Charles Sorel. Mais il reste la fascination pour la partie la plus provocatrice de la « théorie Corneille », celle qui concerne le seul Molière. Elle n’est pas plus remarquable que les théories délirantes proposées avec le plus grand sérieux par le Père Hardouin, mais elle a la chance de porter sur Molière, l’un des auteurs français les plus célèbres, et d’être propagée désormais par internet…

La théorie

Concernant Molière, la particularité de la « théorie Corneille » inventée par Pierre Louÿs et prolongée par ses disciples consiste à s’appuyer sur trois types d’approches complémentaires :

  1. prétendre que tous les contemporains qui ont affirmé ou pensé que Molière était un auteur ont été victimes d’un complot ourdi par Corneille, Molière et sans doute Louis XIV, ce qui les a empêchés de connaître le secret ou, s’ils l’ont connu, de parler (par peur du despotisme royal) ;
  2. récuser comme non fiables ou suspects ou tendancieux tous les témoignages et toutes les preuves qui présentent et même décrivent Molière comme un auteur, de même que les témoignages et les preuves qui soulignent le fort degré d’hostilité qui sépara Molière et Corneille durant de longues années ;
  3. rassembler en série quelques éléments qui, habilement présentés et rapprochés entre eux, peuvent être proposés comme autant de « preuves » :
    • Le premier élément, c’est qu’on n’a rien conservé de la main de Molière, si ce n’est quelques signatures au bas d’actes notariés et autres contrats. Ni lettres, ni manuscrits. Nous expliquerons plus loin qu’il n’y a là rien d’étonnant pour un homme qui a vécu au XVIIe siècle, mais on comprend qu’on puisse se servir de cette disparition quasi totale pour créer du mystère et donc de la suspicion (« qu’est-ce que cette disparition nous cache ? »).
    • Le deuxième élément, c’est qu’ici ou là un mot, une tournure, un trait de versification se retrouvent dans les pièces de Corneille et de Molière. Nous verrons, lorsqu’il sera question de lexicométrie, que si l’on se fonde sur des rapprochements aussi superficiels, on attribuera à Corneille la plupart des comédies et des tragédies du XVIIe siècle, mais on comprend qu’il est facile, en isolant quelques ressemblances entre Corneille et Molière et en oubliant de convoquer les ressemblances que l’on trouve chez leurs confrères, de créer une sensation de perplexité.
    • Le troisième élément, c’est que Molière et sa troupe ont représenté à de nombreuses reprises des pièces de Corneille et qu’ils ont même créé deux de ses nouvelles pièces, Attila en 1667 et Tite et Bérénice en 1670. Nous verrons que Molière et sa troupe cherchaient à avoir le même type de programmation que les deux autres théâtres parisiens et que dans ce contexte de concurrence exacerbée on s’arrachait d’un théâtre à l’autre comédiens et auteurs, avec tous les jeux d’alliances, de ruptures et de réconciliations que cela pouvait engager. Autrement dit la troupe de Molière a plutôt moins joué de pièces de Corneille que les deux autres théâtres et beaucoup moins créé de nouvelles pièces de lui, mais on comprend qu’il soit tentant de passer sous silence les pratiques des autres théâtres pour donner l’impression d’un lien privilégié entre Molière et Corneille.
    • Le quatrième élément, c’est qu’en 1671 a été représentée puis publiée une « tragédie-ballet » de Molière intitulée Psyché, à laquelle Corneille a officiellement collaboré. Plus exactement, lors de la publication, un avis au lecteur précisait que, vu la précipitation dans laquelle ce projet avait été réalisé pour satisfaire l’impatience de Louis XIV, Molière, après avoir conçu toute la pièce, avait eu seulement le temps de versifier l’acte I entier, la première scène de l’acte II et la première scène de l’acte III : Corneille avait ainsi versifié le reste en une quinzaine (voir La vraie collaboration entre Molière et Corneille). Autrement dit, pour éviter que se reproduise la situation de La Princesse d’Élide (1664) — il n’avait eu le temps de versifier que les deux premiers actes et il avait dû laisser le reste en prose, à la satisfaction de Louis XIV et de toute la Cour —, Molière a fait appel à l’un des meilleurs versificateurs de son temps, Pierre Corneille. Aucun mystère à cela, comme nous le verrons plus loin : dans les années qui suivront, le frère cadet de Corneille, Thomas Corneille, versifiera à son tour tout ou partie de pièces conçues et rédigées en prose par Antoine Montfleury et Donneau de Visé et il ira même jusqu’à mettre en vers le Don Juan de Molière (Le Festin de pierre. Mis en vers sur la prose de feu M. de Molière) quatre ans après sa mort à la demande de la veuve Molière (Armande Béjart) et de la troupe, travail dûment rémunéré et enregistré dans les livres de comptes. Aucun mystère donc dans ce type de collaboration entre l’auteur d’une pièce rédigée en prose et le collaborateur qui la met entièrement ou partiellement en vers; mais on comprend qu’il était facile pour Pierre Louÿs de décider qu’une collaboration officielle peut cacher une collaboration secrète, et d’affirmer à tort que Corneille avait écrit l’essentiel de Psyché, alors qu’il s’est contenté de versifier les trois-quarts de la pièce.

S’il fallait donc résumer d’une phrase en 3 temps la « théorie Corneille » échafaudée par Pierre Louÿs et reprise par ses disciples, on pourrait dire :

  1. une collaboration entre Molière et Corneille est officiellement attestée en 1671 à propos de Psyché ;
  2. il faudrait donc en déduire qu’elle cache une collaboration secrète antérieure ;
  3. il reste à faire feu de tout bois pour « prouver » cette déduction…

Vers la réfutation

Repartons de la « théorie Corneille » échafaudée par Pierre Louÿs et reprise par ses disciples, telle que nous l’avons résumée :

  1. une collaboration entre Molière et Corneille est officiellement attestée en 1671 à propos de Psyché;
  2. il faudrait donc en déduire qu’elle cache une collaboration secrète antérieure ;
  3. il reste à faire feu de tout bois pour « prouver » cette déduction.

Ainsi, par-dessus le tissu des affirmations disparates et des déductions hasardeuses de Louÿs, ses disciples tissent une accumulation de nouvelles affirmations, de mots ou de faits tirés hors de leur contexte et de déductions hasardeuses. Ainsi, ils ont découvert des lettres d’un correspondant de Corneille et de Molière, un certain François Davant, lequel, dans une lettre à Corneille, qualifie Molière de « votre associé » et « votre second » : loin de citer l’intégralité des lettres où l’on découvre que l’épistolier parle uniquement du cas de Psyché — c’est-à-dire toujours cet unique cas de collaboration connue, officielle et proclamée —, les disciples de Louÿs n’invoquent que les mots d’associé et de second (hors de tout contexte) comme prétendue « preuve » d’une collaboration générale et d’une subordination de Molière à Corneille.

C’est pourquoi on trouvera toujours cité dans le présent site l’intégralité des textes invoqués : c’est avec des mots tirés de leur phrase ou des phrases tirées de leur paragraphe ou des paragraphes tirés de leur contexte global que l’on fait dire aux textes le contraire de ce qu’ils disent.

Inversement, il suffit de lire dans leur intégralité les textes que les disciples de Louÿs citent de façon tronquée ou biaisée pour découvrir qu’ils confirment tous que Molière est l’auteur des œuvres de Molière.

Terminons d’un mot cette entrée en matière. On aura remarqué que Louÿs et ses disciples

  • prétendent que Molière aurait été trop inculte pour pouvoir écrire les chefs-d’œuvre qu’on lui reconnaît
  • invoquent en même temps comme unique véritable preuve de collaboration entre Corneille et lui le cas de Psyché.

Mais ils négligent de signaler que cette preuve contredit absolument leur hypothèse de départ : il est officiellement affirmé dans l’avertissement de Psyché non seulement que Molière a conçu la pièce jusque dans le détail, mais aussi qu’il a lui-même versifié l’acte I entier et les deux premières scènes de l’acte II et de l’acte III. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien Molière était inculte et dans ce cas il n’aurait pas pu versifier la moindre scène de Psyché (or les scènes dont il est intégralement responsable sont aussi gracieusement écrites que les scènes versifiées par Corneille) ou bien…

On verra que ce n’est pas la moindre des contradictions auxquelles aboutit la négation de l’auctorialité de Molière…