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La dédicace du Dépit amoureux
Ce texte est présenté par les disciples de Louÿs comme la preuve évidente que le libraire Quinet (mais aussi son correspondant, et donc bien d’autres) savait que Corneille avait écrit cette pièce. La « preuve » tiendrait dans les mots « le Dépit amoureux, de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle » : selon eux, à la date de publication de la pièce, Molière n’aurait encore rien publié de significatif, et « l’auteur le plus approuvé de ce siècle » ne pourrait désigner que Corneille.
À MONSIEUR
MONSIEUR
HOURLIER,
ÉCUYER SIEUR DE
MÉRICOURT, CONSEILLER DU ROI,
LIEUTENANT GÉNÉRAL CIVIL &
CRIMINEL DU BAILLIAGE DU PALAIS,
À PARIS.
MONSIEUR,
Si cette pièce n’avait reçu les applaudissements de toute la France, si elle n’avait été le charme de Paris, et si elle n’avait été le divertissement du plus grand Monarque de la Terre, je ne prendrais pas la liberté de vous l’offrir. Il y a longtemps que j’avais résolu de vous présenter quelque chose qui vous marquât mes respects; Mais ne trouvant rien qui fût digne de vous être offert, qui fût proportionné à vos mérites, j’avais toujours différé le juste et respectueux hommage que je m’étais proposé de vous rendre; et j’eusse peut être encore tardé longtemps à le faire, si le Dépit amoureux, de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle, ne me fût tombé entre les mains. J’ai cru, Monsieur, que je ne devais pas laisser échapper cette occasion de satisfaire aux lois que je m’étais imposées, et que tous les gens d’esprit demandant tous les jours cette pièce, pour avoir le plaisir de la lecture comme ils ont eu celui de la représentation, ils seraient bien aises de rencontrer votre nom à la tête. Pour moi, Monsieur, ma joie sera tout à fait grande de le voir passer, non seulement dans plusieurs mains, mais encore dans la bouche des plus charmantes personnes du monde. C’est alors que chacun se souviendra de toutes les belles et avantageuses qualités que vous possédez, que les uns loueront votre Prudence, les autres votre esprit, les autres votre Justice, les autre[s] la douceur qui est inséparable de tout ce que vous faites, et qui est si vivement dépeinte sur votre visage, qu’il n’est personne qui puisse douter que vos actions en soient remplies. Jugez, Monsieur, quelle satisfaction j’aurai de savoir que l’on rendra à votre mérite ce qui lui est dû, que l’on vous donnera des louanges que vous avez si légitimement méritées, que l’on m’estimera d’avoir fait un si juste choix, si glorieux pour moi, et que l’on louera le zèle et le respect avec lequel je suis,
MONSIEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
G. QUINET.
Il faut observer en premier lieu que le Dépit amoureux a été publié sous le nom de Molière (voir : la page de titre + l’Extrait du Privilège du Roi imprimé à la suite de l’Épître). Donc, en bonne et honnête lecture, le membre de phrase: «le Dépit amoureux de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle» ne peut désigner que Molière. Cela signifie que les disciples de Pierre Louÿs se livrent à une interprétation parfaitement tendancieuse de ce qui est écrit, en prétendant que c’est Corneille qui est ainsi désigné par le libraire.
Ensuite qu’est-ce qui leur permet de se livrer à cette interprétation tendancieuse ? Une présentation volontairement erronée du contexte. Affirmer en effet, comme il le font, qu’à la fin de 1662 Molière n’aurait rien publié qui puisse lui valoir une telle qualification laudative relève de la contre-vérité.
Il faut donc rappeler
- que Corneille est alors considéré comme le plus grand poète dramatique européen vivant, et cette qualification de « plus approuvé » ne permet guère de penser qu’il s’agit de lui (cela le rabaisserait plutôt), d’autant que le livre est publié sous le nom de Molière.
- que le Dépit amoureux a été publié en novembre 1662, c’est-à-dire après Les Précieuses ridicules, Sganarelle ou le cocu imaginaire, Les Fâcheux et L’École des Maris ; c’est-à-dire après une série de pièces qui ont passé pour novatrices et ont suscité l’admiration de tous les bons esprits, notamment de La Fontaine qui, au lendemain de la création des Fâcheux (1661), comparait déjà Molière à Térence. (Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence).
- qu’en février 1663 — trois mois seulement après l’achevé d’imprimé du Dépit amoureux —, Donneau de Visé se lançait au cœur de l’actualité culturelle et mondaine en proposant dans ses Nouvelles nouvelles un « abrégé de l’abrégé de la vie de Molière ». Dans l’entrée en matières, Molière y est désigné à la fois comme « un des plus illustres du siècle » et comme « le Térence de notre siècle » et il est qualifié de « grand auteur » et de « grand comédien lorsqu’il joue ses pièces » :
Je dirai d’abord que si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps, et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé ; mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur, et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé en ces deux choses ont toujours eu place en l’histoire, je puis bien vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe…
Les textes contemporains sont si clairs, on le voit, qu’ils dispensent d’un long commentaire : l’adéquation est totale entre le nom écrit sur la couverture du livre (Molière) et la manière dont Molière est désigné dans la dédicace de Quinet ; il n’y a aucune ambiguïté et donc aucune place pour le doute. De cette évidence on tirera trois conclusions :
- en novembre 1662, le libraire-éditeur du Dépit amoureux tenait à rappeler à son dédicataire que, si la pièce en elle-même n’était pas un chef-d’œuvre, du moins son auteur (Molière) était déjà largement « approuvé », et même déjà « le plus approuvé » en matière de comédie puisqu’il était présenté au même moment comme le nouveau Térence. Ce texte contribue ainsi à ce concert d’auctorialité qui, d’hommage en hommage pour son talent d’auteur et son esprit, a très tôt entouré la personne de Molière.
- Ensuite, si Quinet avait voulu parler à mots couverts d’une prétendue association entre Molière et Corneille et s’il s’était adressé aux « happy few » qui étaient au courant, pourquoi personne au 17e siècle n’en aurait-il fait état ensuite, au plus fort des querelles et des attaques contre Molière ? et pourquoi, surtout, Quinet et son groupe de libraires — avec lesquels Molière a rompu en 1666 parce qu’ils avaient publié sans son aval une édition collective de son théâtre et qu’ils en avaient profité pour renouveler subrepticement leurs droits sur ses pièces pour une nouvelle période de six ans — n’ont-ils pas fermé la bouche à Molière lorsqu’il a réclamé ses droits sur l’ensemble de ses pièces (voir le privilège royal qui accompagne l’édition des Fourberies de Scapin en 1671) en lui faisant valoir qu’il n’en était pas l’auteur, mais que c’était Corneille ? Car de deux choses l’une: soit ils savaient et ils devaient alors vendre la mèche puisque la lucrative exploitation des pièces de Molière était en train de leur échapper ; soit le raisonnement des disciples de Louÿs est sans fondement.
- Enfin, on soulignera une fois de plus le système contradictoire dans lequel les disciples de Louÿs n’hésitent pas à s’enfermer pour faire passer à tout prix la théorie inventée par leur maître : eux seuls sont capables de « lire » ce que «dit vraiment» ce texte et de le faire servir à prouver que beaucoup au XVIIe siècle connaissaient ce secret et donc que ce n’était finalement un secret pour personne ; sauf que personne n’en a jamais parlé et que tout le monde s’est au contraire extasié sur le talent d’auteur de Molière. Même les libelles hollandais (le plus souvent inspirés par des exilés français en Hollande) qui se complaisaient dans la divulgation de tous les petits secrets de la Cour de Louis XIV n’ont jamais (et pour cause !) eu vent de quoi que ce soit…
La préface du Festin de Pierre de Thomas Corneille
Les disciples de Louÿs se plaisent à convoquer, au titre des « preuves », l’avertissement placé en tête de la première édition du Festin de Pierre mis en vers (1683). Il s’agit de la version versifiée en 1677 par Thomas Corneille de la pièce en prose de Molière elle-même intitulée Le Festin de Pierre et rebaptisée après sa mort Don Juan ou le festin de Pierre (1682). Rappelons que la pièce de Molière avait été composée en prose rythmée, qu’il ne s’était jamais donné la peine de la faire publier, et que c’est à la demande de la veuve Molière (Armande Béjart) que Thomas Corneille avait versifié (et édulcoré) l’original de Molière en 1677. Depuis 1677, la troupe mettait donc régulièrement à l’affiche sous le nom de Molière la version en vers de Thomas Corneille; et ce sera encore cette version, toujours sous le nom de Molière, qui sera reprise jusqu’en 1842 par la Comédie-Française.
Précisons que cet avertissement impersonnel de 1683 est devenu, à partir de 1692, la préface de Thomas Corneille, au prix de quelques menus ajouts à la première personne.
Cette Pièce, dont les Comédiens donnent tous les ans plusieurs Représentations, est la même que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort. Celui qui l’a mise en Vers, a pris le soin d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les Scrupuleux, et il a suivi la Prose dans tout le reste, à l’exception des Scènes du troisième et du cinquième Acte, où il fait parler des Femmes. Ce sont Scènes ajoutées à cet excellent Original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre Auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.
Les disciples de Pierre Louÿs veulent lire dans cet avis l’aveu que Molière aurait non pas écrit mais seulement REPRÉSENTÉ (ils aiment à souligner le mot par ces capitales) cette pièce. On va voir qu’il s’agit d’une interprétation biaisée par méconnaissance du contexte historique, et d’ailleurs contredite dès la première phrase du texte qui dit exactement le contraire! Reprenons donc d’abord la première phrase:
Cette Pièce, dont les Comédiens donnent tous les ans plusieurs Représentations, est la même que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort.
On voit ici qu’il y a attribution explicite de la version en prose à Molière et que Thomas Corneille, dix ans plus tard (c’est-à-dire bien après la mort de Pierre Corneille lui-même), n’a pas changé une seule syllabe à cette phrase alors que, s’il y avait eu un secret, il aurait pu (il aurait dû) laisser éclater la vérité cachée en mémoire de son frère vénéré. De plus, si l’on avait voulu laisser planer une ambiguïté, on n’aurait pas écrit « la même que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort », mais plutôt : “la même que celle qui fut jouée sous le nom de Mr de Molière quelque temps avant sa mort”…
Mais venons-en au passage où figure le verbe « représenter ». Lisons donc, non pas seulement la dernière phrase, mais toute la suite du texte (je cite toujours d’après l’édition originale) :
Celui qui l’a mise en Vers, a pris le soin d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les Scrupuleux, et il a suivi la Prose dans tout le reste, à l’exception des Scènes du troisième et du cinquième Acte, où il fait parler des Femmes. Ce sont Scènes ajoutées à cet excellent Original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre Auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.
On voit qu’il y a bien le verbe représenter ; mais pas du tout au sens où l’entendent les disciples de Pierre Louÿs ! Le libraire en 1683 et Thomas Corneille en 1692 (car cette dernière phrase demeure inchangée) préviennent simplement le lecteur que s’il trouve des défauts dans les scènes ajoutées à l’original en prose, il doit les imputer à l’auteur de ces scènes (Thomas Corneille) et non pas « au célèbre auteur sous le nom duquel la pièce est toujours représentée ». Et que signifie cette dernière formule ? tout simplement que depuis sa création à la scène (le 12 février 1677), la version versifiée de Thomas Corneille a toujours été affichée et annoncée sous le nom de Molière, et que public et lecteurs ne doivent donc pas attribuer à Molière les défauts des parties ajoutées par Thomas Corneille.
En faisant sien cet avis au lecteur en 1692, en ajoutant quelques mots à la première personne dans l’avant-dernière phrase, Thomas Corneille ne pouvait pas confirmer plus explicitement que Le Festin de Pierre, plus connu aujourd’hui sous le titre de Don Juan ou le Festin de Pierre, est une comédie dont l’auteur n’est autre que Molière. Et c’est Thomas Corneille qui l’affirme, dans le cadre d’une édition des ses propres œuvres ! Nous sommes alors dix-neuf ans après la mort de Molière, huit ans après la mort de son frère Pierre, dont il partageait quasiment la vie (de dix-neuf ans son cadet il avait été élevé par lui, ils avaient vécu à Rouen dans des maisons contiguës, ils avaient épousé deux sœurs, ils déménagèrent en même temps à Paris en 1662…). Pourquoi donc Thomas Corneille, depuis toujours éperdu d’admiration devant l’œuvre de son aîné, n’aurait-il pas saisi l’occasion de laisser entendre qu’il avait versifié l’original autrefois écrit non point par Molière, mais par son frère Pierre Corneille ?
En attendant, on voit que la version versifiée du Festin de Pierre constitue, comme Psyché, une « contre-preuve » par rapport aux arguties des disciples de Louÿs: les deux seules fois où il y a eu collaboration entre Molière et un autre auteur (fût-elle comme ici post mortem), la part dévolue à chacun a été soigneusement précisée.
Les textes de l’abbé d’Aubignac
On sait que les disciples de Louÿs ne veulent pas entendre parler de l’abbé d’Aubignac puisque dans sa Quatrième Dissertation (1663), il se moque du fait que Corneille a frondé L’École des femmes de Molière dans laquelle celui-ci avait ironisé sur les prétentions nobiliaires des frères Corneille (voir : Textes mentionnant sans ambiguïté une hostilité de Corneille envers Molière). S’ils finissent par être obligés d’en parler, ils font comme tous les adeptes des raisonnements négationnistes en le disqualifiant sous l’appellation de faux-témoin et donc en récusant son témoignage. Mais, comme ils ne sont pas à une contradiction près, ils vont ensuite chercher dans la même Quatrième Dissertation des morceaux de phrase qu’ils mettent au service de leur thèse.
Voici comment les disciples de Louÿs procèdent en démembrant le texte de d’Aubignac :
Corneille et les « histrions »
On va voir ci-dessous que d’Aubignac reproche à Corneille de s’être « abandonné à une vile dépendance des histrions ». Or les disciples de Louÿs prétendent que le terme d’histrions désignerait les bouffons de profession — ce qui est faux, comme on le lira ci-dessous — de façon à en déduire que d’Aubignac accuse Corneille d’avoir écrit les pièces de Molière, dans la mesure où (selon la nouvelle théorie inventée par les disciples de Louÿs) Molière aurait été officiellement le bouffon de Louis XIV.
Or, concernant le terme d’histrion, c’est d’Aubignac lui-même qui en donne le sens quelques pages plus loin dans la même Dissertation [p. 144 de l’éd. orginale] : « […] est un acteur de théâtre qui joue des tragédies, des comédies ou des farces ». Et en 1690 le Dictionnaire universel de Furetière précisera : « On le dit quelquefois odieusement et en général de tous ceux qui ont monté sur le théâtre pour donner du plaisir au peuple, quand on les veut mépriser, ou noter d’infamie. »
Pour éviter au lecteur de se perdre dans les nouvelles arguties des disciples de Louÿs, il lui suffit de lire l’intégralité du paragraphe, sans la moindre coupure (p. 118 et suiv. de l’éd originale) :
[NB pour une bonne intelligence du texte ci-dessous, on prendra garde que personniers signifie « associés » / que Libraire du Palais désigne les libraires spécialisé dans la publication des « nouveautés » et particulièrement ceux qui font imprimer les pièces de théâtre / que Comédie désigne en général une Pièce de théâtre / que l’expression donne quelque chose à la complaisance de ses amis signifie “s’en remettre au jugement amical des quelques personnes auxquelles il soumettra ses vers” [c’est le sujet de l’acte II du Misanthrope, de la dispute entre Alceste et Oronte et de la haine manifestée par Alceste envers « la complaisance »].
A quoi pensiez-vous, M. de Corneille, d’avoir rebattu tant de fois que l’envie m’a fait soulever contre vous ? avons-nous jamais eu même emploi ? vous êtes Poète et Poète de Théâtre, vous vous êtes abandonné à une vile dépendance des Histrions, votre commerce ordinaire n’est qu’avec leurs portiers, et vos personniers ne sont que des Libraires du Palais. Voilà certainement un joli métier pour me faire envie. Non, non, M. de Corneille, faites tant de Comédies qu’il vous plaira, je n’en serai point jaloux et je m’en divertirai toujours, mais je me réserverai le droit d’en juger selon que vous me plairez ou que vous me déplairez. Il y a bien de la différence entre un honnête homme qui fait des vers, et un Poète en titre d’office; le premier s’occupe pour le divertissement de son esprit, et l’autre travaille pour l’établissement de sa fortune; le premier ne se met guère en peine si ses vers sont bons ou mauvais, il donne quelque chose à la complaisance de ses amis, et ne se fâche point qu’un autre en fasse plus ou de meilleurs que lui. Mais le Poète qui fait profession de fournir le Théâtre et d’entretenir durant toute sa vie la satisfaction des Bourgeois, ne peut souffrir de compagnon. Il y a longtemps qu’Aristophane l’a dit: il se ronge de chagrin quand un seul poème occupe Paris durant plusieurs mois, et L’École des Maris et celles des femmes sont les trophées de Miltiade qui empêchent Thémistocle de dormir? Nous en avons su quelque chose, et les vers que M. des Préaux [Boileau] a fait sur la dernière Pièce de M. de Molière, nous en ont assez appris. Corrigez-vous donc M. de Corneille de cette envie, et ne l’imputez pas à ceux qui n’ont jamais pensé par raison ni par intérêt de s’opposer ni à votre qualité ni à vos prétentions; la gloire que vous aurez d’être un bon Poète ne m’ôte rien, le mépris qu’on pourrait faire ne vos œuvres ne me donne rien, vos richesses ne m’appauvriront pas et votre pauvreté ne m’enrichirait pas. Il faudrait avoir perdu le sens aussi bien que vous pour être en mauvaise humeur du gain que vous pouvez tirer de vos veilles et de vos empressements auprès des Histrions et des Libraires.
On voit que dans ce texte d’Aubignac ne laisse nullement entendre que Corneille se serait associé avec Molière. Bien au contraire !
- Si d’Aubignac accuse Corneille d’être un auteur de profession (« Poète en titre d’office ») qui dépend des comédiens qui le rétribuent en achetant ses pièces pour les monter (« histrions ») et des éditeurs qui le rétribuent une deuxième fois en achetant à leur tour ses pièces pour les publier (« libraires du palais »), c’est parce qu’il joue sur la distinction, capitale à cette époque, entre l’honnête homme et le poète de profession, qui sera notamment reprise par Pierre Nicole dans sa préface à un Recueil de poésies chrétiennes et diverses paru en 1671 : l’honnête homme, lorsqu’il fait des vers, ne doit en faire qu’en dilettante, comme un passe-temps ; en faire contre rétribution et y consacrer tout son temps, c’est en faire profession, et “le nom de ridicule et misérable auteur” est indigne d’un honnête homme. Telle est donc la différence entre lui, d’Aubignac, qui se désigne comme un honnête homme, et le laborieux Corneille qui n’écrit que pour s’enrichir.
- Concernant les comédiens (« histrions »), le texte de d’Aubignac vise l’ensemble des comédiens ; mais tous les lecteurs de ce texte savaient parfaitement qu’à l’heure où d’Aubignac écrivait (1663) les seuls « histrions » auxquels Corneille vendait ses pièces depuis son retour au théâtre (1659) étaient les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne (Œdipe [1659], Sophonisbe [1663]) et du Marais (La Conquête de la Toison d’or [1661], Sertorius [1662]). D’un rapprochement avec Molière et ses compagnons, il ne pouvait être question : jusqu’à Attila (1667), première vente d’une pièce de Corneille à la troupe du Palais-Royal, celle-ci se contentait de reprises des pièces de Corneille qui ne rapportaient rien à celui-ci.
- S’il l’accuse « d’entretenir durant toute sa vie la satisfaction des Bourgeois », ce n’est nullement une référence au public du seul Molière ; c’est parce que comme le révèlent plusieurs des textes que nous avons cités — préface de La Cocue imaginaire et extrait de Zélinde de Donneau de Visé — les bourgeois sont ceux qui occupent majoritairement le parterre de TOUS les théâtres parisiens et pas seulement du théâtre de Molière ! On en a la confirmation dans cette même Dissertation de d’Aubignac, aux pages 133-134 de l’édition originale: d’Aubignac s’y moque du « petit Corneille » (Thomas Corneille) qu’il présente comme un médiocre exécutant qui travaille sur le sujets proposés par le grand Corneille :
Puisse le Dieu des Muses vous inspirer si bien pour les lui donner bons, qu’il les exécute mieux que par le passé, et qu’il n’apporte plus sur la Scène des Camma, des Démétrius et d’autres semblables pièces qui n’ont été que des escroqueries pour nos Bourgeois.
On comprend donc que, une fois de plus, d’Aubignac cherche à rabaisser l’orgueilleux Corneille qui se laissait qualifier de « plus grand poète du monde » (liste des gratifications royales, 1663) : pour lui, Corneille n’est qu’un vulgaire poète de théâtre dont le seul public fidèle est le public vulgaire du parterre.
- Inversement, il se moque hautement de la jalousie de Corneille envers les autres auteurs de théâtre qui rencontrent du succès, et particulièrement envers Molière qui enchaîne les triomphes, en particulier les deux derniers, L’École des Maris et L’École des femmes empêchent Corneille de dormir. Il faut être un adepte de la désinformation pour vouloir lire dans ce passage l’indice que d’Aubignac reprochait à Corneille d’écrire les pièces de Molière !!!
Corneille, les bourgeois et les filous
Les disciples de Louÿs s’attardent aussi sur cette phrase qui figure dans la péroraison de sa Dissertation (éd. originale, p. 184) :
Je suis assez convaincu que je suis pas tant connu que vous, mais je sais bien que je suis mieux connu : On vous connaît pour un Poète qui sert depuis longtemps au divertissement des Bourgeois de la rue Saint-Denis et des Filous du Marais, et c’est tout.
Sous prétexte que Donneau de Visé fait dire à un personnage de sa Zélinde que lui et ses amis bourgeois de la rue Saint-Denis vont voir les pièces de Molière, les disciples de Louÿs veulent lire dans cette phrase l’indice que Corneille écrit les pièces de Molière. Malheureusement, ils négligent la 2e partie de la phrase, « les filous du Marais », qui permet de comprendre que d’Aubignac ne vise justement pas Molière : il vise ici encore les deux quartiers où sont situés les deux théâtres parisiens qui créent les pièces de Corneille, l’Hôtel de Bourgogne, rue Mauconseil, dans le quartier des Halles, et le théâtre du Marais, rue Vieille-du-Temple, dans le Marais. Voilà, nous dit d’Aubignac, de quelle population est connu le célèbre Corneille : ni l’aristocratie, ni la haute bourgeoisie raffinée (qui occupent les loges et les places de scène), mais la bourgeoisie marchande à l’Hôtel de Bourgogne et la faune interlope qui hante le quartier du Marais. Une fois de plus, de Molière, il n’est nullement question.
Corneille et Mascarille
Un peu plus haut dans la même Dissertation (p. 141 de l’éd. originale), d’Aubignac ne laisse nullement entendre que Corneille serait Mascarille donc Molière: il explique que Corneille se comporte comme « le Marquis de Mascarille », c’est-à-dire comme le personnage ridicule des Précieuses ridicules, ce qui est tout à fait différent.
J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous étiez le Poète de La Critique de L’École des femmes, et que M. Lysidas était un nom déguisé, comme celui de M. de Corneille, mais tout le monde est trompé car vous êtes sans doute le Marquis de Mascarille, qui parle toujours, piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille ; et vous vous êtes fort bien conservé ce caractère, comme vous étant propre dans votre Défense, où néanmoins vous n’avez fait que répéter vos vers et ma prose, jusqu’à deux pages entières d’une seule allégation, comme un excellent moyen de faire.
On voit que l’interprétation des disciples de Louÿs, une fois de plus, déforme complètement le texte. Ce n’est pas parce que les ennemis de Molière le surnomment volontiers Mascarille — parce que Molière a commencé par se rendre célèbre en incarnant à trois reprises un valet portant ce nom (L’Étourdi, Le Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules) — qu’il y a le moindre lien entre ce surnom et la charge de d’Aubignac.
- d’Aubignac commence par rappeler que certains ont pensé que dans La Critique de L’École des femmes Molière avait caricaturé Corneille (d’autres y ont vu plutôt Thomas Corneille) à travers la figure du poète pédant « M. Lysidas ». Le fait est indéniable, et c’est une preuve de plus que les relations entre Molière et les Corneille étaient, de notoriété publique, peu amènes.
- cela posé, d’Aubignac franchit une étape dans la polémique : il existe un personnage plus ridicule encore que M. Lysidas, c’est « le Marquis de Mascarille » des Précieuses ridicules, extraordinaire figure burlesque qui, effectivement, caquette, piaille et ricane. Autrement dit, rabaisser Corneille à la hauteur d’un des personnages les plus ridicules et les plus comiques du théâtre contemporaine constitue pour d’Aubignac l’arme suprême de la polémique contre Corneille.