Louÿs (et ses disciples) sur Corneille

La question des difficultés financières de Corneille

La question des revenus de Corneille

Selon une légende qui prit corps au XVIIIe siècle, Corneille aurait eu des difficultés d’argent et serait mort pauvre. C’est là-dessus que les disciples de Louÿs appuient leur théorie de son association secrète avec Molière : Corneille aurait eu besoin de revenus supplémentaires et pour cela serait devenu le « nègre » de Molière. Mais cette légende de la pauvreté de Corneille ne résiste à l’examen d’aucun document de l’époque.

C’est le 18 mars 1650 que, en pleine Fronde, Corneille vendit ses deux charges d’avocat du roi à la Table de marbre du Palais de Justice de Rouen : il venait d’être nommé par Mazarin Procureur des États de Normandie et les deux fonctions étaient incompatibles (il ne pouvait être représentant du roi d’un côté et représentant des États de l’autre).

Malheureusement, un an plus tard, un retournement de situation (libération des princes frondeurs et exil de Mazarin) rétablit le titulaire dans sa charge de procureur et Corneille se retrouve sans charge officielle.

La vente (à perte) de ses deux charges d’avocat lui avait rapporté 6.000 livres, mais il était désormais privé du revenu annuel de ses charges (1.600 livres) et de la gratification versée par Mazarin.

La diminution de ses revenus paraît considérable, mais il ne semble pas avoir regretté ce mode de rétribution, sujet aux aléas de la politique royale qui multipliait les charges pour augmenter ses rentrées financières et divisait de ce fait les revenus des charges existantes: c’est ainsi que les charges d’avocat achetées 11.600 livres par son père avaient vu leur valeur divisée par deux. Il valait mieux investir dans les rentes, ce qu’il n’avait cessé de faire les années précédentes et les rentes lui rapportaient à cette date 2.000 livres annuelles. Sans compter les fermages et les revenus tirés du théâtre et de la vente de ses livres. Corneille aurait pu à ce moment-là racheter des charges, il ne l’a pas fait. Et il a si peu besoin de revenus supplémentaires que l’héritage foncier de son beau-père, Mathieu de Lampérière, restera en indivision entre les deux familles (Pierre et Thomas Corneille avaient épousé les deux filles de Lampérière).

Surtout, à partir de 1651, il entreprend la publication de la traduction en vers français de L’Imitation de Jésus-Christ. De 1651 à 1656, il multiplie les éditions d’abord partielles, puis complètes, d’abord sans gravure, ensuite avec des figures gravées par Chauveau. Comme d’habitude, il fait imprimer ces livres à ses frais par son imprimeur rouennais, Laurent Maurry, et les fait distribuer par des libraires parisiens. Le revenu tiré de cette (pieuse mais lucrative) opération de librairie a été considérable.

C’est ce qui l’incitera (autant qu’une foi sincère, soulignée par tous les contemporains) à entreprendre la traduction de l’énorme Office de la sainte Vierge qui fut publié durant la décennie suivante.

Conclusion. Corneille avait de confortables revenus, et, à la veille de sa mort, il gagne encore un procès contre un débiteur insolvable, accroissant sa fortune immobilière d’une belle propriété. S’il s’installe à Paris en 1662, c’est la rançon de la gloire : il est alors considéré dans toute l’Europe comme le plus grand auteur de théâtre de tous les temps, et résider à Paris, c’est tenir son rang. Il le fait à l’invitation du duc de Guise qui met à sa disposition une partie de son vaste hôtel.

La comparaison avec les revenus estimés de Molière, qui aurait incité Corneille à tenter d’en avoir sa part, est sans objet. Les gros revenus annuels de Molière proviennent essentiellement du partage entre tous les acteurs de la troupe des recettes quotidiennes et des versements effectués par le roi ou les grands seigneurs qui invitaient la troupe; du partage de la subvention versée par le roi à la troupe; de la gratification personnelle que Molière recevait du roi (bien inférieure à celle de Corneille). La part des recettes reçues par Molière en tant qu’auteur et les revenus tirés de la vente de ses pièces aux libraires (bref, ce que Corneille aurait pu espérer recevoir) ne représentent qu’une faible partie de l’ensemble.

La question de ses sollicitations financières

Concernant le fait qu’on ait conservé deux lettres de sollicitations financières de Corneille, l’une à Pellisson en 1659 (Corneille espérait une gratification du surintendant Fouquet, mécène qui gratifiait beaucoup d’hommes de lettres à la même époque : nombre de lettres du même type ont été écrites par Scarron) et l’autre à Colbert en 1678 (déplorant que la gratification royale ne lui ait plus été versée depuis 1674).

On en a déduit que Corneille n’a pas sollicité pendant la période où Molière triomphait à Paris et on y a vu une troublante coïncidence.

La réponse est pourtant simple, et sans mystère. Si du vivant de Molière, sa gratification fut régulièrement versée à Corneille, c’est que, au moment de la création du système des gratifications (1663), Louis XIV n’était pas encore engagé dans de dispendieuses guerres, comme la guerre de Hollande qui débuta justement en 1672. Durant les années 1660 les gratifications étaient versées (souvent avec une ou deux années de retard, Corneille, justement ironisa sur ce point) tout en se réduisant: dès 1667, par exemple, Thomas Corneille n’a plus été inscrit sur la liste des gratifications. À compter de 1673, les gratifications aux gens de lettres se réduisent encore plus et sont versées encore plus irrégulièrement, en particulier aux écrivains qui ne sont pas directement en contact avec Louis XIV, ce qui est le cas de Corneille. Sa gratification ne lui fut plus versée à compter de 1674. On comprend que Corneille ait fini par réagir auprès de Colbert (responsable des gratifications): une gratification annuelle de 2000 livres (l’équivalent de 22.000 euros) est une somme considérable pour une époque où un laquais (le mieux rétribué des gens du peuple) vit avec 120 livres par an. Il s’agit d’un véritable trou dans les revenus d’un grand bourgeois, d’autant plus injuste que l’on continuait de représenter ses pièces devant le roi et la Cour. Corneille finira par avoir gain de cause: sa gratification fut rétablie durant les trois dernières années de sa vie.

Contradictions des disciples de Louÿs sur cette question

Si l’on reprend le raisonnement des disciples de Louÿs selon lesquels Corneille avait de si gros besoins financiers qu’il s’est résolu à être le nègre de Molière pour pouvoir toucher de l’argent à la fois sur les représentations de chaque pièce et sur la vente de leur texte aux libraires-éditeurs, on se demandera pourquoi :

a – Il n’a pas exigé que Molière fasse publier l’ensemble de ses pièces, en particulier Le Festin de Pierre (Don Juan), pièce qui avait rencontré un succès considérable et qu’on se serait probablement arraché à sa parution. Rappelons qu’on a montré récemment que, contrairement à la légende, la pièce n’a nullement été interdite par Louis XIV, et que c’est pour des raisons de programmation qu’elle n’a pas été reprise après le relâche de Pâques 1665. Rien n’empêchait Molière de la publier. Et c’est pour profiter de l’impatience des admirateurs de Molière qu’un éditeur hollandais publiera sous le nom de Molière à compter de 1674 le premier Le Festin de Pierre français, dû en 1659 au comédien-poète Dorimond, et que tout le monde avait oublié. Bref, le Corneille que nous décrivent Louÿs et ses disciples pouvait-il se priver des revenus offerts par ce qui aurait été un « best-seller » ?

b – Il n’a pas exigé que Molière empêche le groupe de libraires-éditeurs qui avaient publié ses premières pièces de capter à leur profit les droits sur ces comédies et qu’il prenne ses mesures pour les empêcher de mettre en vente à leur seul profit en 1666 une édition des Œuvres de Molière. Quand on voit comment Corneille veillait jalousement depuis vingt-cinq ans sur les droits de ses propres œuvres face aux comédiens et aux éditeurs, on ne peut que juger invraisemblable qu’il ait laissé ainsi Molière se faire subtiliser ses droits s’il en avait eu sa part.

Le fantasme d’un Corneille irrévérencieux, satirique et anti-dévot

La dévotion de Corneille

La théorie de Pierre Louÿs et de ses disciples se heurte à un obstacle si fort du côté de la dévotion de Corneille, dont témoignent à la fois ses propres textes et tous les contemporains, qu’ils se sont livrés et continuent à se livrer à d’extraordinaires contorsions pour fabriquer un Corneille capable d’écrire des œuvres aussi anti-dévotes que L’École des femmes, Tartuffe et Le Festin de Pierre (Don Juan).

En effet, tenir l’hypothèse absurde que Corneille a écrit Tartuffe et Don Juan conduit à transformer l’image de Corneille. Corneille, d’après tous les textes contemporains en notre possession, a été un catholique fervent (voir en particulier La piété de Corneille selon son frère.) et certaines lettres, préfaces et dédicaces montrent qu’il est toujours resté dans le giron de ses maîtres jésuites. De plus il ne s’est pas contenté de composer deux tragédies chrétiennes (Polyeucte et Théodore) : il a entrepris de traduire au milieu du siècle L’Imitation de Jésus Christ et il a enchaîné quelques années plus tard avec l’Office de la sainte Vierge. Or cet Office de la sainte Vierge est une énorme traduction entreprise durant la période même où il est censé avoir écrit dans l’ombre de Molière Tartuffe et Le Festin de Pierre (Don Juan). Dès lors, on se trouve devant une situation qui n’est plus du tout celle des Tristan l’Hermite et autres La Fontaine, capables d’écrire parallèlement des poésies amoureuses et même des contes légers et des poésies chrétiennes (celles-ci pour expier ceux-là). On se trouverait devant le cas de figure inouï d’un anti-dévot (sans doute athée) qui, loin de se contenter de prendre le masque d’un chrétien sincère (attitude prudente de nombreux libertins), aurait œuvré comme un chrétien sincère en traduisant des ouvrages de piété ; et quels ouvrages ! car il ne s’est pas agi de traduire quelques hymnes et autres psaumes comme Racine, mais de se lancer la traduction de dizaines de milliers de vers !!!

[bizarrement, c’est exactement la posture que dénonce Molière au début de l’acte V du Festin de Pierre (Don Juan), mais, comme tous les adeptes des raisonnements conspirationnistes, les anti-Molière sont étrangers au principe de non-contradiction).

C’est donc pour pouvoir justifier ce renversement total d’image que Pierre Louÿs a commencé à se forger une idée extensive de Pierre Corneille : Corneille, c’est le grand tout. Dès lors qu’on tient pour l’idée qu’il a écrit Le Festin de Pierre (Don Juan), on est entraîné à affirmer qu’il était lui-même un homme révolté et un libertin (masqué). C’est fort de cette auto-persuasion que Louÿs en est venu à prêter à Corneille l’œuvre la plus improbable qui fût, l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel (roman libertin d’abord paru anonyme).

Si les disciples de Louÿs ont renoncé à endosser ses propositions les plus aberrantes — l’Histoire comique de Francion fut rapidement reconnue comme l’œuvre de Sorel et a même fini par être acceptée comme sienne par Sorel en personne dans sa *Bibliothèque française —, ce n’est pas seulement pour donner l’impression qu’ils sont plus raisonnables que lui. C’est qu’ils ne sont pas animés par les mêmes motivations. Louÿs était mû par une sorte d’envoûtement (c’est son ami Frédéric Lachèvre, qui reconnaîtra qu’il avait été « envoûté par Corneille »), et ce qu’il voulait prouver, c’était que Corneille était le plus génial créateur français. Ses disciples, eux, ne s’intéressent pas à Corneille. Ce qui seul compte pour eux, c’est de démolir Molière.

Les disciples de Louÿs ont donc renoncé à attribuer à Corneille les œuvres les plus difficiles à défendre, comme le Francion. Mais il n’en ont pas moins été conduits à garder le raisonnement tendant à faire de Corneille une sorte de monstre à deux face, libertin au fond de l’âme — et donc capable d’écrire des satires de la dévotion comme Tartuffe — et chrétien si sincère qu’il a pu se lancer dans la traduction d’énormes ouvrages de piété. En somme, un fou, ou un personnage de roman.

L’acrostiche

Ainsi comme certains ont prétendu avoir découvert l’acrostiche « SALE CUL » aux vers 444 et suivants d’Horace et le prétendu jeu de mot « l’effet se recule » dans Polyeucte, les disciples de Louÿs ont sauté sur cette prétendue « preuve » comme les sauterelles sur un malheureux grain de blé. Ils ont ainsi érigé une seule acrostiche (fausse, comme on va le voir) en témoignage indiscutable du libertinage de Corneille.

Il s’agit là évidemment d’un raisonnement qui procède des techniques habituelles de la désinformation.

a- Ce sont les deux seuls cas en apparence irrévérencieux parmi les dizaines de milliers de vers écrits par
Corneille. De deux choses l’une: soit Corneille était effectivement irrévérencieux et il aurait dû parsemer ses œuvres de jongleries de ce type — mais justement ce n’est pas le cas —, soit il s’agit d’une rencontre de hasard, ce qui est confirmé par l’examen de la tirade. Les disciples de Louÿs prétendent que le calcul des probabilités montre qu’il est impossible que ce soit l’effet du hasard: il s’agit là on s’en doute d’une pure invention. Le calcul des probabilités ne permet pas de tirer ce type de conclusion.

b- On remarque que l’ensemble de la tirade n’offre pas l’acrostiche SALE CUL, mais que la suite des initiales de chaque vers de la phrase concernée est la suivante: MSALECULEP. C’est donc au prix d’un détournement de la suite des initiales qu’on peut y voir ce que quelques-uns ont voulu y voir. Qui plus est, une poésie sous forme d’acrostiche exige qu’il y ait adéquation entre les initiales de chaque vers et le nombre de vers de l’ensemble du poème, ce qui n’est pas le cas ici puisque l’ensemble cohérent constitué par une phrase entière
contient trois vers de plus (le premier qui commence par M, et les deux derniers qui commencent par E et P).

Voici ce que retiennent ceux qui parlent d’acrostiche :

S‘attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d’une femme et l’Amant d’une sœur, Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu n’appartenait qu’à nous, L‘éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,

Mais voici la phrase entière telle qu’elle se présente dans toutes les éditions (nous citons d’après la première [1641]

Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,

Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,

Et rompant tous ces nœuds s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,

Une telle vertu n’appartenait qu’à nous,
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée,
Pour oser aspirer à tant de renommée.
[après ce mot prend fin la tirade prononcée par Horace]

On le voit, l’acrostiche correspondant à la cellule-phrase (ce qui seul dans une longue tirade permettrait de parler d’acrostiche) est bel et bien MSALECULEP. On n’épiloguera pas.

Les textes anonymes

Pour corroborer cette image fantasmée d’un Corneille anti-chrétien déguisé sous le masque d’un chrétien fervent, les disciples de Louÿs ne cessent désormais de répéter que les contemporains de Corneille ne l’ont jamais considéré comme un vrai chrétien. Mais comme ils ne disposent d’aucun document d’époque pour apporter le commencement d’un début de soutien à cette affirmation délirante, ils sont allés chercher un texte qu’un érudit farfelu du 19e siècle a attribué à Corneille sur la foi d’une anecdote publiée au 18e siècle et contestée dès le 18e siècle.

Il s’agit d’un récit érotique sous forme de stances intitulé L’Occasion perdue recouverte. Ce récit est bien anodin au demeurant, et il faut vraiment aussi mal lire que le font habituellement les disciples de Louÿs pour y voir quoi que ce soit de pornographique (le pauvre Louÿs lui-même, grand amateur et producteur de littérature érotique, en serait navré). Mais peu leur importe: l’important, c’est de faire croire au lecteur qui n’est pas en mesure de lire ce texte que Corneille est un coquin lubrique déguisé en chrétien (le lecteur pourra désormais juger sur pièces en allant lire ce texte).

Ce récit poétique a été publié d’abord anonyme dans un recueil de poésies diverses en 1658 (Le Nouveau Cabinet des Muses), puis dans un recueil intitulé Poésies nouvelles et autres œuvres galantes du sieur de C…, dont il y eut deux éditions en 1662 et en 1665. On note que dans l’édition de 1665, L’Occasion perdue recouverte figure dans un cahier séparé, paginé de 1 à 14, ce qui semble indiquer qu’il y eut des exemplaires qui, par prudence, ont été vendus sans ce coquin cahier terminal. Ce qui est sûr, c’est que le contenu de tout le livre, publié sous le nom « du sieur de C… », est l’œuvre du sieur de Cantenac, auteur dûment identifié, ne serait-ce que parce que son nom a été enregistré sur le registre des libraires.

Jusqu’ici pas la moindre ambiguïté. Sauf qu’au début du XVIIIe siècle parut l’un de ces nombreux recueils d’anecdotes (dits « Ana ») que des libraires faisaient faire à la chaîne et attribuaient à des auteurs un peu connus du siècle précédent. Après des Segraisiana (attribué à Segrais), des Boleana (Boileau), des Furetierana (Furetière), etc, apparut (vingt-deux ans après la mort de Charpentier) un Carpenteriana ou Recueil des pensées historiques critiques morales et de bons mots de M. Charpentier de l’Académie françoise, publié par Boscheron, chez J.- Fr. Morisset, en 1724 (in-8). À la page 284, on pouvait lire le texte suivant :

M Corneille l’aîné est auteur de la pièce intitulée L’Occasion perdue et recouvrée. Cette pièce étant parvenue jusqu’à M. le chancelier Séguier, il envoya chercher M. Corneille et lui dit que cette pièce ayant porté scandale dans le public et lui ayant acquis la réputation d’un homme débauché, il fallait qu’il lui fit connaître que cela n’était pas en venant à confesse avec lui; il l’avertit du jour. M. Corneille ne pouvant refuser cette satisfaction au chancelier, il fut à confesse avec lui au P. Paulin, petit père de Nazareth en faveur duquel M. Séguier s’est rendu fondateur du couvent de Nazareth. M. Corneille s’étant confessé au révérend père d’avoir fait des vers lubriques, il lui ordonna par forme de pénitence de traduire en vers le premier livre de L’Imitation de J-C ce qu’il fit. Ce premier livre fut trouvé si beau que M Corneille m’a dit qu’il avait été réimprimé jusqu’à trente-deux fois. La reine après l’avoir lu pria M. Corneille de lui traduire le second et nous devons à une grosse maladie dont il fut attaqué la traduction du troisième livre qu il fit après s’en être heureusement tiré.

Qui a un peu fréquenté les anecdotes de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle reconnaîtra bien ici la manière de raconter des événements avec la plus totale indifférence à toute possibilité chronologique et à toute vraisemblance historique. La traduction de L’Imitation de J-C a été entreprise par Corneille au début de 1651, puisque l’édition des vingt premiers chapitres a paru en novembre 1651. Or la première édition de L’Occasion perdue et recouvrée date de 1658.

Faut-il ajouter que si cette œuvre avait effectivement été attribuée à Corneille de son vivant, cela aurait fait un tel scandale que le souvenir en serait resté bien ailleurs que dans un obscur recueil d’anecdotes du XVIIIe siècle ? Faut-il préciser que si cette œuvre avait effectivement été attribuée à Corneille de son vivant et avait « porté scandale dans le public », elle n’aurait pas été publiée anonymement puis avec un simple « sieur de C » ? [qui ne pouvait en outre désigner Corneille aux yeux du public qui savait bien que Corneille ne faisait pas précéder son nom d’une particule].

On pourra objecter que le savant M. de La Monnoye, qui a notamment annoté la nouvelle édition des Jugements des savants de Baillet en 1722, reproduit lui aussi cette anecdote à la fin de la notice consacrée à Corneille, mais après avoir eu soin d’y redonner une vraisemblance chronologique :

Corneille ne se porta pas de lui-même à entreprendre la paraphrase en vers français des trois livres de L’Imitation. Voici l’occasion qui l’y engagea, telle que je l’ai lue dans un manuscrit, qui a pour titre CARPENTERIANA dont on m’a dit que les articles avaient été dressés par feu Mr Charpentier, mort Doyen de l’Académie Française. Il y est rapporté que Corneille ayant dans sa première jeunesse fait une pièce un peu licencieuse, intitulée L’Occasion perdue recouvrée [sic], l’avait toujours tenue fort secrète, mais qu’en 1650 plus ou moins, diverses copies en ayant couru, M. le Chancelier Séguier, Protecteur alors de l’Académie surpris d’apprendre que ces stances peu édifiantes dont la première commence un jour le malheureux Lysandre, étaient de Corneille, le manda, et après lui avoir fait une douce réprimande, lui dit qu’il le voulait mener à confesse; que l’ayant mené de ce pas au P. Paulin Tierçaire du couvent de Nazareth, le Confesseur ordonna par forme de pénitence à Corneille de mettre en vers français le premier livre de L’Imitation : ce premier livre étant achevé, la Reine Anne d’Autriche, à qui le Poète le présenta, en fut si contente l’ayant lu, qu’elle lui demanda le second, ensuite de quoi, dans une dangereuse maladie, qu’il eut quelque temps après il promit le reste et le donna. (Jugements des savants de Baillet, tome V, p. 359, note 1)

On remarque que, malgré les nuances apportées à cette histoire dans un souci de vraisemblance chronologique, La Monnoye renvoie à une seule source, celle du Carpenteriana, qu’il a lu avant qu’il soit édité (il devait l’être deux ans plus tard). Les aménagements chronologiques ont donc été inventés par La Monnoye. Passionnante leçon pour nous, qui nous permet de mesurer comment une anecdote issue d’une source unique peut évoluer petit à petit et s’enrichir d’éléments issus de l’imagination de ceux qui la reproduisent.

Tout cela a été démonté dès le lendemain de la publication du Carpenteriana par le rédacteur du Journal de Trévoux (Mémoire pour l’histoire des sciences et des beaux arts, décembre 1724), qui avait pris la peine d’aller consulter le Registre des libraires et y avait découvert le nom de Cantenac. Mais cela n’a pas suffi à l’érudit Paul Lacroix, plus connu sous le nom du Bibliophile Jacob : c’est sous le nom de Corneille qu’il publia ce petit texte en 1862, et même s’il eut l’honnêteté de reproduire l’intégralité des objections du journal de Trévoux, il se lança dans un commentaire d’une telle longueur qu’il submergea les objections pour fonder sa propre attribution sur la version de La Monnoye, puisque celui-ci, on l’a vu, avait inventé des dates cohérentes.

Il va sans dire que les spécialistes de Corneille contemporains du Bibliophile Jacob, aussi bien Marty-Laveaux, l’éditeur de ses Œuvres dans l’édition des « Grands Écrivains de la France », que Picot dans sa Bibliographie cornélienne ont à leur tour facilement réfuté cette attribution fantaisiste.

Même Frédéric Lachèvre, l’ultime (et navré) confident des fausses découvertes du malheureux Louÿs, a pris la peine de réfuter à son tour cette attribution (« L’Occasion perdue est-elle de Cantenac ou de Corneille ? », Bulletin du Bibliophile, 1932, p.103-111, 175-179, 208-210).

Il est d’autant plus navrant que les disciples de Louÿs en viennent à ce point de rage désinformatrice qu’ils se croient contraints de ressortir au XXIe siècle cette sotte attribution à laquelle presque personne n’a jamais accordé crédit.

La piété de Corneille selon son frère

Les disciples de Louÿs ont enfourché cette belle idée, mais elle est radicalement contredite par ce qu’écrit le propre frère de Corneille à l’article « Rouen » de son Dictionnaire universel géographique et historique (1708; tome III, p. 301):

Il a toujours eu beaucoup de religion et de piété. Comme il lisait fort souvent quelques Chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ, il en traduisit en vers Français les vingt premiers qu’il fit imprimer pour essayer le goût du public. Ils furent reçus avec un applaudissement général, et l’empressement qu’on témoigna d’en avoir la suite, lui fit entreprendre la traduction de l’Ouvrage entier. On peut dire qu’il n’y a rien de plus beau dans son genre. L’usage des Sacrements auquel on l’a toujours vu porté, lui faisait mener une vie très régulière, et son plus grand soin était d’édifier sa Famille par ses bons exemples. II récitait tous les jours le Bréviaire Romain, ce qu’il a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.

Une fois de plus la seule question qu’il faut se poser ici est : qui faut-il croire ? le témoignage ultime du frère de Corneille — qui vient confirmer tous les témoignages contemporains — ou les inventions rigoureusement opposées de Louÿs et de ses disciples ?

Tartuffe

Dès lors, peut-on raisonnablement penser que Corneille aurait pu écrire une pièce comme Tartuffe ? Car le premier Tartuffe, celui qui a commencé par être interdit par Louis XIV, n’est pas une satire de l’hypocrisie à travers l’attaque de la fausse dévotion : c’est ce que la pièce est devenue au fil des remaniements apportés par Molière pour devenir «présentable». Dans sa première version il s’agissait d’une satire non pas de la fausse, mais de la vraie dévotion. Voici comment le texte officiel qui fait le récit des fêtes des Plaisirs de l’Île enchantée raconte la création de Tartuffe :

Le soir Sa Majesté fit jouer une Comédie nommée Tartuffe, que le Sieur de Molière avait faite contre les Hypocrites; mais quoiqu’elle eût été trouvée fort divertissante, le Roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du Ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises; que son extrême délicatesse pour les choses de la Religion, ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être prise[s] l’une pour l’autre: Et quoiqu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’Auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres, moins capables d’en faire un juste discernement.

Imagine-t-on le vrai dévot qu’était Corneille composer une comédie qui jouait sur l’absence de frontière entre dévotion sincère et dévotion ostentatoire ?