Molière auteur, les témoignages contemporains

Molière reconnu comme auteur par tous ses contemporains

Témoignages formulés de son vivant sur l’auteur Molière

Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence
Le premier témoignage de La Fontaine (1661)

Au lendemain de la célèbre fête offerte au Roi et à la Cour par le Surintendant Fouquet en son château de Vaux-le-Vicomte le 17 août 1661, La Fontaine, l’un des protégés de Fouquet, écrivit à son ami Maucroix une lettre poétique, en prosimètre (mélange de vers et de prose), dans laquelle il lui décrivait la fête, et en particulier le grand moment qu’avait constitué la représentation de la comédie-ballet de Molière intitulée Les Fâcheux. Nous citons ci-dessous l’intégralité du passage consacré à la représentation, sans coupe ni retouche, en nous contentant simplement de mettre en gras le passage qui concerne tout particulièrement Molière — dans lequel il est désigné comme un «écrivain qui charme toute la Cour», comme le successeur de Térence qui démode toutes les autres formes de comédie, etc.

Ce texte capital suffit à lui seul à écarter tout soupçon concernant Molière-écrivain, mais, se trouvant face à l’impossibilité de le récuser, Louÿs et ses disciples n’en citent que les mots qui concernent Térence, et rappellent que Térence a passé à certaines époques pour le prête-nom d’un des Scipion, afin de transformer la signification du passage : pour Louÿs et ses disciples, La Fontaine ferait donc une allusion à l’auteur qui se dissimulerait derrière Molière…

L’ensemble du passage concerné montre que cette interprétation est sans fondement, mais la manière qu’ont les disciples de Louÿs de forcer le sens des textes afin de les mettre au service de leur théorie nous conduit à commenter à la suite de ce texte l’enjeu de la comparaison avec Térence.

Le souper finit, la Comédie eut son tour : on avait dressé le Théâtre au bas de l’allée des sapins.

En cet endroit, qui n’est pas le moins beau
De ceux qu’enferme un lieu si délectable,
Au pied de ces sapins et sous la grille d’eau,
Parmi la fraîcheur agréable
Des fontaines, des bois, de l’ombre et des Zéphyrs,
Furent préparés les plaisirs Que l’on goûta cette soirée.

De feuillages touffus la scène était parée,
Et de cent flambeaux éclairée,
Le Ciel en fut jaloux : enfin figure-toi
Que lorsqu’on eût tiré les toiles,
Tout combattit à Vaux pour le plaisir du Roi,
La musique, les eaux, les lustres, les étoiles.

Les Décorations furent magnifiques, et cela ne se passa pas sans Musique.

On vit des Rocs s’ouvrir, des Thermes se mouvoir,
Et sur son piédestal tourner mainte figure ;
Deux Enchanteurs pleins de savoir
Firent tant par leur imposture,
Qu’on crut qu’ils avaient le pouvoir De commander à la nature.

L’un de ces Enchanteurs est le sieur Torelli,
Magicien expert, et faiseur de miracles :
Et l’autre, c’est Lebrun, par qui Vaux embelli
Présente aux regardants mille rares spectacles,
Lebrun dont on admire et l’esprit et la main,
Père d’inventions agréables et belles, Rival des Raphaël, successeurs des Apelles,
Par qui notre climat ne doit rien au Romain.
Par l’avis de ces deux la chose fut réglée ;

D’abord aux yeux de l’assemblée
Parut un rocher si bien fait
Qu’on le crut rocher en effet ;

Mais insensiblement se changeant en coquille,
Il en sortit une Nymphe gentille,
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente dans son art,
Et que pas une ne surpasse.

Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
Un Prologue estimé l’un des plus accomplis
Qu’en ce genre on put écrire,

Et plus beau que je ne dis,
Ou bien que je n’ose dire,
Car il est de la façon De notre ami Pellisson.

Ainsi, bien que je l’admire,
Je m’en tairai, puisqu’il n’est pas permis De louer ses amis.

Dans ce Prologue, la Béjart qui représente la Nymphe de la fontaine où se passe cette action, commande aux Divinités qui lui sont soumises, de sortir des marbres qui les enferment, et de contribuer de tout leur pouvoir au divertissement de Sa Majesté : aussitôt les Thermes et les Statues qui font partie de l’ornement du Théâtre, se meuvent, et il en sort je ne sais comment, des Faunes et des Bacchantes qui font l’une des entrées du Ballet. C’est une fort plaisante chose que de voir accoucher un Terme, et danser l’enfant en venant au monde. Tout cela fait place à la Comédie, dont le sujet est un homme arrêté par toute sorte de gens sur le point d’aller à une assignation amoureuse.

C’est un ouvrage de Molière,
Cet écrivain par sa manière,
Charme à présent toute la Cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par delà Rome :
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois,
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ;
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la Comédie,
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore ;
Nous avons changé de méthode,
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

On avait accommodé le Ballet à la Comédie autant qu’il était possible, et tous les danseurs y représentaient des fâcheux de plusieurs manières : en quoi certes ils ne parurent nullement fâcheux à notre égard ; au contraire on les trouva fort divertissants, et ils se retirèrent trop tôt au gré de la compagnie.

Commentaire sur la comparaison avec Térence

a – Depuis la Renaissance, Plaute et Térence étaient présentés par tous les humanistes, créateurs ou critiques, comme les deux «pères» du genre comique. C’est pourquoi trente ans plus tôt, en tête de La Veuve, troisième pièce et deuxième comédie (après Mélite) de Corneille (publiée en 1633), Jean Mairet, qui passait alors pour le chef de file de la jeune génération de dramaturges, a convoqué ce patronage dans un court poème imprimé en tête de la pièce, parmi plusieurs autres hommages de confrères (ces jeux d’éloge étaient à la mode, et ce n’était alors qu’entrecroisements de poèmes d’hommage)

Rare écrivain de notre France,
Qui le premier des beaux esprits
As fait revivre en tes écrits
L’esprit de Plaute et de Térence,
Sans rien dérober des douceurs
De Mélite ni de ses sœurs,
Ô Dieu ! que ta Clarice est belle,
Et que de veuves à Paris
Souhaiteraient d’être comme elle,
Pour ne manquer pas de maris.

Mairet salue ainsi le fait que Corneille est le premier auteur de leur génération (celle des jeunes poètes venus au théâtre après 1625) à écrire des comédies (tous leurs confrères, dont Mairet lui-même, n’écrivant alors que des tragi-comédies et des pastorales); aussi convoque-t-il tout naturellement le patronage prestigieux de Plaute et de Térence pour saluer la performance de Corneille.

Précisons que ce texte ne signifie nullement que Corneille a ensuite passé pour le Térence du XVIIe siècle : cette formule d’éloge a d’autant plus vite été oubliée que Corneille devait bientôt enchaîner les succès avec des pièces « sérieuses », Médée, Le Cid, Horace, Cinna, etc. Devenu auteur tragique, il a fait l’objet d’un autre type d’éloge fondé sur le patronage du plus grand des tragiques grecs, Sophocle. Et, au lendemain de Cinna, Guez de Balzac après lui avoir lancé ce compliment en l’appelant Sophocle ajoute, comme pour l’inviter à revenir à la comédie : « vous serez Aristophane quand vous voudrez ».

—> Autrement dit, autour de 1660, quand Molière connaît le succès, il ne peut venir à l’idée de personne que parler de Térence à propos de Molière, c’est faire allusion à Corneille.

b – Il faut rappeler, en second lieu, que Térence était systématiquement placé au-dessus de Plaute parce que plus « poli » et moins bouffon que Plaute, plus centré sur les « caractères » et moins dépendant des rebondissements de l’intrigue ; de ce fait, il est étudié dans les « collèges » au XVIIe siècle (et pas Plaute). Qualifier quelqu’un de nouveau Térence constitue donc l’éloge suprême.

Surtout dans le cas de La Fontaine, dont la première œuvre publiée fut une adaptation de L’Eunuque de Térence (1654).

—> Certes, les contemporains connaissaient l’opinion selon laquelle l’ancien esclave qu’était Térence ne pouvait avoir écrit de tels chefs-d’œuvre et que seuls les aristocrates cultivés comme Scipion étaient en mesure de le faire; ils connaissaient l’opinion, la citaient quelquefois sans pour autant que cela rabaisse l’éloge : que Térence fût un prête-nom ou non, appeler quelqu’un le nouveau Térence constituait le plus admiratif des compliments. Au demeurant, en 1654, dans l’Avertissement au Lecteur de son Eunuque, La Fontaine ne faisait pas la moindre allusion à cette opinion : toute son admiration allait à Térence tel qu’en lui-même.

Sept ans après L’Eunuque, le compliment qu’il adresse à Molière est d’autant plus fort à cette époque de sa carrière que, comme le souligne le futur fabuliste, il passe pour avoir inventé un nouveau type de comédie, fondée sur l’imitation de la nature (c’est pour cela qu’on commence à le surnommer «le peintre») à travers les personnages qu’il met sur son théâtre et qui semblent directement empruntés à la vie réelle. De là l’idée selon laquelle Molière-Térence vient de démoder Jodelet-Plaute, c’est-à-dire un type de comique fondé sur le burlesque bouffon, symbolisé par les personnages qu’incarnait le célèbre acteur Jodelet.

Le second témoignage de La Fontaine : l’épitaphe de Molière (1673)

Seulement, contrairement à ce qu’une comédie comme Les Fâcheux pouvait sembler annoncer, Molière ne s’en est pas tenu à cette seule voie d’un comique «naturel» et satirique, et il n’a jamais abandonné la bouffonnerie. C’est d’ailleurs l’une des critiques que ses adversaires lui ont adressées à l’occasion de L’Ecole des femmes : concilier les actions d’Arnolphe et les grimaces de l’acteur Molière (et c’est ce que lui reprochera Boileau dans L’Art poétique).
Mais ces réserves, formulées par une minorité, n’ont pas empêché le public, les critiques et les confrères de comprendre que dans cette combinaison inédite résidait justement la supériorité de Molière sur toute autre forme de comédie. La Fontaine l’avait parfaitement compris, et c’est pourquoi, loin de s’en tenir à son premier jugement, où Molière était salué comme un Térence qui avait terrassé Plaute, il a ensuite convoqué les deux poètes latins pour signifier l’association réussie de ces deux formes de comique, et l’accession, ce faisant, à une réussite supérieure.

C’est ainsi qu’en février 1673, au lendemain de la mort de Molière, La Fontaine rédigeait une épitaphe, dont des copies manuscrites circulèrent dans tout Paris (suivant l’usage) et qui fut publiée durant l’été par le Mercure galant avec d’autres épitaphes :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis! et j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts.

Face à ce texte, Louÿs et ses disciples, embarrassés, adoptent tour à tour deux attitudes, parfaitement contradictoires.

  • D’une part, ils tentent de contester l’authenticité de cette épigraphe sous prétexte qu’elle a paru non signée dans le Mercure galant au mois de juin : une rapide enquête leur aurait fait découvrir non seulement que les copies manuscrites qui en avaient circulé furent immédiatement attribuées à La Fontaine*, mais surtout que l’on en a conservé le manuscrit autographe !
  • D’autre part, ils tentent de mettre ce texte au service de leur théorie du prête-nom : en écrivant « Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence, / Et cependant le seul Molière y gît », La Fontaine ferait ainsi un clin-d’œil à tous ceux qui seraient susceptibles de savoir que Molière est le masque d’autres auteurs. Force est de constater que ce prétendu clin-d’œil est resté incompris jusqu’à Louÿs. Et l’on retrouve le raisonnement circulaire dans lequel les disciples de Louÿs se sont enfermés et cherchent à enfermer leurs lecteurs : Pour répondre à l’objection selon laquelle personne au XVIIe siècle n’a fait la moindre allusion à cette prétendue supercherie, ils affirment qu’il s’agissait d’un secret absolu partagé par Corneille, Molière et le roi. Toutefois ils ne nous expliquent pas comment, si c’était un secret absolu, La Fontaine pouvait être si bien au courant qu’il en jouait auprès de correspondants ou de lecteurs qui nécessairement devaient savoir eux aussi pour comprendre le jeu et saisir le clin d’œil ! Bref, leur théorie du secret absolu devient celle d’un secret connu de tout le monde. Dès lors, tout le monde devait être informé de ce secret absolu et personne n’a jamais fait allusion à l’existence d’un secret ? N’épiloguons pas : nous avons déjà longuement commenté ce raisonnement circulaire qui oblige les disciples de Louÿs à transformer le règne de Louis XIV en une sorte de dictature plus stricte et sanglante que celles de Staline et de Hitler, et à négliger les travaux des historiens du XVIIe siècle qui ont depuis longtemps montré l’amateurisme de la police de cette époque — une police qui aurait donc été bien incapable de faire garder un tel secret par un si grand nombre de personnes…

* Voir la copie manuscrite adressée par Mlle Du Pré à Bussy Rabutin dès le 19 mars 1673

Autres qualifications de Térence

On lira ci-dessous trois autres témoignages du XVIIe siècle qui présentent Molière comme le nouveau Térence. Ces témoignages sont importants du fait de la qualité de ceux qui les énoncent.

Le Père Rapin est un érudit jésuite (et mondain), spécialisé dans toutes les matières touchant au langage, à la rhétorique et à la poétique. À l’époque où il écrit la lettre citée ci-dessous, il n’a pas encore publié son œuvre maîtresse intitulée Réflexions sur la poétique d’Aristote (1674).

Son correspondant, Bussy-Rabutin, est l’un des personnages clés de la vie mondaine à l’époque. Exilé sur ses terres depuis de nombreuses années pour avoir laissé courir (et donc laissé publier) ses coquines Histoires amoureuses des Gaules, ce cousin de Mme de Sévigné fut contraint de poursuivre ses mondanités par correspondance et, de ce fait, s’est trouvé être l’auteur et le destinataire d’un nombre considérable de lettres, qui le faisaient d’ailleurs passer en son temps pour LE grand épistolier (au détriment de sa chère cousine, alors dans l’ombre). Par cette position stratégique, il savait tout et il jugeait de tout.

Quant à Chapelain, il est depuis la fin des années 1620 l’homme de lettres français le plus influent, l’un des membres influents de l’Académie française, et surtout l’homme de confiance de Colbert qui s’est appuyé sur lui pour mettre en place au tournant des années 1662-1663 la politique de mécénat royal, qui va se traduire dès le printemps de 1663 par la distribution des premières gratifications aux gens de lettres. On lira ailleurs le jugement qu’il avait formulé à ce moment sur Molière à destination de Colbert.

  1. Le Père Rapin à Bussy-Rabutin :
    Ne trouvez-vous pas que les comédies de nos poètes (je ne nomme personne, car Molière est de nos amis) font tous les objets plus grands qu’ils ne sont, et qu’elles ne copient presque point au naturel, comme fait Térence ? II en est de même des satires : on veut plaire au peuple par les uns et par les autres, et pour lui frapper l’esprit, on grossit les choses : on fait un misanthrope plus misanthrope qu’il n’est; un tartuffe plus hypocrite qu’il n’est. Cela est-il à votre gré ? Le génie du peuple est grossier : il faut de grands traits pour le toucher.Lettre du 13 août 1672 ; dans Correspondance de Roger Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis, éd. Ludovic Lalanne, Paris, 1858, tome II, p. 147
  2. Réponse de Bussy-Rabutin au Père Rapin :
    Pour les ouvrages de Molière, je vous l’avoue, je les trouve incomparables : ce n’est pas que si on les avait bien examinés, on ne pût trouver quelque chose à retrancher, mais il y en a très peu. Il a copié Térence, et même il l’a surpassé ; et je ne l’estime pas moins pour avoir été assez souvent un peu plus loin que la nature. Le but de la comédie doit être de plaire et de faire rire. Qui ne représenterait que des défauts ordinaires ne ferait pas cet effet : il faut donc quelque chose d’extraordinaire, et pourvu qu’elle soit possible, elle réjouit bien davantage que ce qui se voit tous les jours. Despréaux [= Boileau] est encore merveilleux : personne n’écrit avec plus de pureté : ses pensées sont fortes, et ce qui m’en plaît, toujours vraies. Il a attaqué les vices à force ouverte, et Molière plus finement que lui. Mais tous deux ont passé tous les Français qui ont écrit en leur genre.Lettre du 24 août 1672 ; dans Correspondance de Roger Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis, éd. Ludovic Lalanne, Paris, 1858, tome II, p. 156
  3. Lettre de Jean Chapelain au Professeur Ferrari de Padoue quelques mois après la mort de Molière : il reprend la même référence que La Fontaine à la fusion de Plaute et Térence en Molière.
    L’exercice de la profession de parler en public, s’il n’est modéré par prudence, attire ordinairement les fluxions sur la poitrine et enfin échauffe plus les poumons qu’il n’est besoin pour le rafraîchissement de la vie. Notre Molière, le Térence et le Plaute de notre siècle, en est péri au milieu de sa dernière action. Ménagés-vous, Monsieur, sur cet exercice et agissez plus à l’avenir de la main que de la voix. Vous et le public y trouverez mieux votre compte.

À l’issue de cet ensemble de textes (ceux-ci et ceux de La Fontaine à la page précédente), nous laissons au lecteur le soin de juger sur pièces : faut-il, comme l’affirmait Louÿs dès 1919, penser que ceux qui appellent Molière Térence et plus encore le Plaute et le Térence moderne font une subtile allusion au fait que Molière est un masque pour un ou plusieurs autres auteurs dissimulés derrière lui ? S’il s’agit de Corneille, l’allusion est particulièrement subtile, puisque cela fait des décennies que Corneille est considéré comme LE grand auteur de tragédie et que la comparaison qui vient à l’esprit chez ses contemporains va vers Sophocle (ce qui laissera bientôt le champ libre pour que Racine soit comparé à Euripide). Et Plaute, ce serait qui ???

L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière, 1663

Durant l’hiver de 1663, dans son vaste recueil intitulé les Nouvelles nouvelles, Jean Donneau de Visé prenait acte de l’extraordinaire célébrité acquise par Molière en quelques années, en se livrant à une sorte de reconstitution des principales étapes de sa carrière et à un historique de la composition et de la réception de ses pièces jusqu’à L’École des femmes incluse (elle venait d’être créée le 26 décembre 1662). Texte capital à plusieurs titres :

– Il contient lui-même en son sein l’expression par laquelle nous avons choisi de l’intituler : « L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière » et il constitue en cela le premier récit biographique connu sur un auteur vivant, ce qui témoigne du véritable « vedettariat » acquis par Molière en quelques années.

– Il insiste particulièrement sur les raisons du succès rencontré par Molière, inventeur d’une forme de comédie inconnue jusqu’à lui (même s’il affecte de critiquer ses innovations et l’esthétique comique de Molière dans son ensemble).

– Ce texte est une véritable somme concernant la question de l’auctorialité avérée de Molière et il suffit à lui seul à détruire toute la «théorie Corneille» forgée par Louÿs et entretenue par ses disciples. C’est pourquoi ceux-ci s’emploient tantôt à décrédibiliser Donneau de Visé en le présentant comme un collaborateur de Molière (ce qu’il n’était nullement à ce moment, comme nous le rappelons ci-dessous), donc comme un témoin non fiable, tantôt au contraire (indifférents comme toujours aux contradictions de leurs raisonnements) à extraire de ce texte deux ou trois mots par ci par là où il est question de Molière pillant ses devanciers ou récupérant les « mémoires » que lui apportent ses admirateurs — sans se rendre compte en outre que ces pratiques de Molière par rapport aux textes de ses prédécesseurs ou aux idées que lui apportaient certains membres de son entourage constituent la matière même de sa création et l’instituent à la fois comme Auteur en bonne et due forme et comme un créateur radicalement différent de ce que nous savons des pratiques créatrices de Corneille.

Donneau de Visé et Molière

La relation entretenue par le futur créateur du Mercure galant, Jean Donneau de Visé, avec Molière est des plus curieuses et des plus intéressantes. Il a commencé par manifester très hautement (mais sans dévoiler son vrai nom) son admiration envers lui dans les paratextes qui accompagnent l’édition pirate de Sganarelle ou le Cocu imaginaire aussi bien que dans la préface de sa Cocue imaginaire — deux textes publiés en même temps par le libraire Jean Ribou durant l’été de 1660. Mais son attitude était ambiguë puisque ces manifestations d’admiration étaient en même temps destinées à faire accepter par Molière à la fois le piratage réussi de sa pièce (publiée par surprise à partir d’une captation scénique) et le retournement au féminin de l’intrigue et de l’ensemble des personnages (subtile forme de plagiat).

La réaction de Molière fut elle-même ambiguë : il dénonça immédiatement en justice le libraire pirate, mais, après avoir gagné son procès, il laissa diffuser la pièce et ne publia jamais un texte amendé de son Cocu imaginaire; durant plusieurs années furent ainsi réimprimés, avec la pièce, les « arguments de chaque scène » contenant les éloges de Donneau de Visé envers les inventions textuelles et l’admirable jeu scénique de Molière (Donneau y fait allusion dans le long texte que nous citons ci-dessous lorsqu’il parle du Cocu imaginaire).

Concernant La Cocue imaginaire, on ne sait pas si Molière réagit autrement qu’en participant à la composition d’un recueil d’épigrammes (Le Songe du Rêveur, Paris, de Luyne, 1660) dirigées contre Somaize (l’autre acolyte de Ribou, mais cette fois à l’occasion des Précieuses ridicules) et dans lequel le procès imaginaire de Somaize devant le dieu Apollon fournissait l’occasion de débiter aussi son fait à Donneau de Visé (c’est une Muse qui parle) :

« Molière, notre cher ami,
Que nous n’aimons pas à demi,
Depuis quelque temps a su faire
Un Cocu, mais imaginaire.
Cependant un archigredin
Qui n’a pas pour avoir du pain,
De peur de passer la carrière
De la saison d’hiver entière,
Avecque son habit d’été,
Fut pour lors assez effronté,
Pour je ne sais comment le prendre,
Et de plus pour le faire vendre.
Il a même été plus loin,
Car l’on dit qu’il a pris le soin
De l’afficher à chaque rue;
De plus l’on a fait la Cocue
Imaginaire
, dont un sot
A pris avec soin mot à mot
L’expression et la matière
Dans le Cocu du sieur Molière,
Dont chacun fut fort étonné.
Il l’a seulement retourné ;
Et le retournant, cet infâme
Pour un homme a mis une femme.
Dieu ! quelle honte et quel affront
Cela nous met dessus le front !
N’est-ce pas une moquerie ?
Avons-nous une friperie
Où les livres soient retournés ? »

Après ces mots bien entonnés,
Apollon dit, branlant la tête :
Je lui donnerai sur la crête,
À ce maître faquin d’honneur.

p.16 de l’édition du Bibliophile Jacob, Genève, 1867

On ignore comment Donneau réagit à cette manifestation de mépris qu’on pouvait mettre sur le compte de Molière. Il semble en avoir conçu quelque aigreur, ce qui explique le ton persifleur, les éloges mêlés de réserves et les critiques que l’on découvre ci-dessous dans «L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière». Ce qui explique que dans les semaines et les mois qui suivirent, alors que s’était déclenchée (attisée par Molière lui-même) la querelle de L’École des femmes, il publia trois textes qui prenaient Molière et ses pièces pour cible : Zélinde ou la véritable Critique de L’École des femmes, Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis, Lettre sur les affaires du théâtre (ces deux derniers textes parus dans le cadre d’un recueil intitulé Diversités galantes, paru chez Jean Ribou en décembre 1663).

Dans les années qui suivirent, Donneau de Visé et Molière se rapprochèrent au point que sa troupe créa plusieurs pièces de Donneau tandis que celui-ci rédigeait la célèbre Lettre sur la comédie du Misanthrope qui parut en tête de la comédie de Molière.

L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière

Les Nouvelles Nouvelles ont paru en trois volumes, correspondant aux trois parties de l’ouvrage, dans le courant du premier trimestre de l’année 1663, en deux livraisons différentes, l’une mise en vente par Ribou, l’autre par Bienfaict, Barbin et Quinet, chacun s’attribuant un des trois tomes. Le texte de « L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière » figure dans la IIIe Partie des Nouvelles Nouvelles, au sein d’un chapitre intitulé «Extrait d’une lettre écrite du Parnasse, touchant les nouveaux règlements qui ont été depuis peu faits dans le conseil d’Apollon et des Muses, extraordinairement assemblé».

Seul le tome I porte un achevé d’imprimer, qui indique la date du 9 février 1663. Nous reproduisons le texte de cette édition (t. III, p. 217-244).

— Je crois, dit alors Straton, que c’est à mon tour de parler, et je ne prends la parole que pour entretenir Pallante, dit-il en s’adressant à moi, de l’auteur de L’École des maris, dont Clorante s’est malicieusement défendu de dire ce qu’il savait. Je ne ferai point comme ceux dont on vient de parler, qui louent et qui blâment excessivement. Je dirai la vérité, sans que ce fameux auteur s’en doive offenser ; et certes il aurait grand tort de le faire, puisqu’il fait profession ouverte de publier en plein théâtre les vérités de tout le monde. Cette raison m’oblige à publier les siennes plus librement que je ne ferais. Je n’irai point toutefois jusqu’à la satire, et tout ce que je dirai sera tant soit peu plus à sa gloire qu’à son désavantage.

Je dirai d’abord que si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé. Mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux choses ont toujours eu place en l’Histoire, je puis bien vous faire ici un abrégé de l’abrégé de sa vie et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe et qui fait si souvent retourner à l’école tout ce qu’il y a de gens d’esprit à Paris.

Ce fameux auteur de L’École des maris, ayant eu dès sa jeunesse une inclination toute particulière pour le théâtre, se jeta dans la comédie, quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde. Il fit quelque temps la comédie à la campagne, et quoiqu’il jouât fort mal le sérieux et que dans le comique il ne fût qu’une copie de Trivelin et de Scaramouche, il ne laissa pas que de devenir en peu de temps, par son adresse et par son esprit, le chef de sa troupe, et de l’obliger à porter son nom.

Cette troupe, ayant un chef si spirituel et si adroit, effaça en peu de temps toutes les troupes de la campagne, et il n’y avait point de comédiens dans les autres qui ne briguassent des places dans la sienne.

Il fit des farces, qui réussirent un peu plus que des farces et qui furent un peu plus estimées dans toutes les villes que celles que les autres comédiens jouaient. Ensuite il voulut faire une pièce en cinq actes, et, les Italiens ne lui plaisant pas seulement dans leur jeu, mais encore dans leurs comédies, il en fit une qu’il tira de plusieurs des leurs, à laquelle il donna pour titre L’Étourdi ou les Contretemps. Ensuite il fit Le Dépit amoureux, qui valait beaucoup moins que la première, mais qui réussit toutefois à cause d’une scène qui plut à tout le monde et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s’aiment le mieux ; et après avoir fait jouer ces deux pièces à la campagne, il voulut les faire voir à Paris, où il emmena sa troupe.

Comme il avait de l’esprit et qu’il savait ce qu’il fallait faire pour réussir, il n’ouvrit son théâtre qu’après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d’approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucune pièce sérieuse, mais l’estime que l’on commençait à avoir pour lui fut cause que l’on le souffrit.

Après avoir quelque temps joué de vieilles pièces et s’être en quelque façon établi à Paris, il joua son Étourdi et son Dépit amoureux, qui réussirent autant par la préoccupation que l’on commençait à avoir pour lui que par les applaudissements qu’il reçut de ceux qu’il avait priés de les venir voir.

Après le succès de ces deux pièces, son théâtre commença à se trouver continuellement rempli de gens de qualité, non pas tant pour le divertissement qu’ils y prenaient (car l’on n’y jouait que de vieilles pièces), que parce que le monde ayant pris l’habitude d’y aller, ceux qui aimaient la compagnie et qui aimaient à se faire voir y trouvaient amplement de quoi se contenter. Ainsi l’on y venait par coutume, sans dessein d’écouter la comédie et sans savoir ce que l’on y jouait.

Pendant cela, notre auteur fit réflexion sur ce qui se passait dans le monde, et surtout parmi les gens de qualité, pour en reconnaître les défauts. Mais comme il n’était encore ni assez hardi pour entreprendre une satire, ni assez capable pour en venir à bout, il eut recours aux Italiens, ses bons amis, et accommoda Les Précieuses au théâtre français, qui avaient été jouées sur le leur et qui leur avaient été données par un abbé des plus galants. Il les habilla admirablement bien à la française, et la réussite qu’elles eurent lui fit connaître que l’on aimait la satire et la bagatelle. Il connut par là les goûts du siècle, il vit bien qu’il était malade et que les bonnes choses ne lui plaisaient pas.

Il apprit que les gens de qualité ne voulaient rire qu’à leurs dépens, qu’ils voulaient que l’on fît voir leurs défauts en public, qu’ils étaient les plus dociles du monde, et qu’ils auraient été bons du temps où l’on faisait pénitence à la porte des temples, puisque, loin de se fâcher de ce que l’on publiait leurs sottises, ils s’en glorifiaient ; et de fait, après que l’on eût joué Les Précieuses, où ils étaient et bien représentés et bien raillés, ils donnèrent eux-mêmes, avec beaucoup d’empressement, à l’auteur dont je vous entretiens, des mémoires de tout ce qui se passait dans le monde et des portraits de leurs propres défauts et de ceux de leurs meilleurs amis, croyant qu’il y avait de la gloire pour eux que l’on reconnût leurs impertinences dans ses ouvrages et que l’on dît même qu’il avait voulu parler d’eux. Car vous saurez qu’il y a de certains défauts de qualité dont ils font gloire et qu’ils seraient bien fâchés que l’on crût qu’ils ne les eussent pas.

Notre auteur ayant derechef connu ce qu’ils aimaient, vit bien qu’il fallait qu’il s’accommodât au temps ; ce qu’il a si bien fait depuis, qu’il en a mérité toutes les louanges que l’on a jamais données aux plus grands auteurs. Jamais homme ne s’est si bien su servir de l’occasion ; jamais homme n’a su si naturellement décrire ni représenter les actions humaines, et jamais homme n’a su si bien faire son profit des conseils d’autrui.

Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui est, à mon sentiment et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces, et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage, et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque scène.

Notre auteur, ou, pour ne pas répéter ce mot si souvent, le héros de ce petit récit, après avoir fait cette pièce, reçut des gens de qualité plus de mémoires que jamais, dont l’on le pria de se servir dans celles qu’il devait faire ensuite, et je le vis bien embarrassé, un soir, après la comédie, qui cherchait partout des tablettes pour écrire ce que lui disaient plusieurs personnes de condition dont il était environné ; tellement que l’on peut dire qu’il travaillait sous les gens de qualité, pour leur apprendre après à vivre à leurs dépens, et qu’il était en ce temps, et est encore présentement, leur écolier et leur maître tout ensemble.

Ces messieurs lui donnent souvent à dîner, pour avoir le temps de l’instruire, en dînant, de tout ce qu’ils veulent lui faire mettre dans ses pièces. Mais comme ceux qui croient avoir du mérite ne manquent jamais de qualité, il rend tous les repas qu’il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont beaucoup au-dessus de lui. L’on ne doit point après celui s’étonner pourquoi l’on voit tant de monde à ses pièces : tous ceux qui lui donnent des mémoires veulent voir s’il s’en sert bien. Tel y va pour un vers, tel pour un demi-vers, tel pour un mot et tel pour une pensée dont il l’aura prié de se servir, ce qui fait croire justement que la quantité d’auditeurs intéressés qui vont voir ses pièces les font réussir, et non pas leur bonté toute seule, comme quelques-uns se persuadent.

L’École des maris fut celle qui sortit de sa plume après Le Cocu imaginaire. C’est encore un de ces tableaux des choses que l’on voit le plus fréquemment arriver dans le monde, ce qui a fait qu’elle n’a pas été moins suivie que les précédentes. Les vers en sont moins bons que ceux du Cocu imaginaire, mais le sujet en est tout à fait bien conduit, et si cette pièce avait eu cinq actes, elle pourrait tenir rang dans la postérité après Le Menteur et Les Visionnaires.

Notre auteur, après avoir fait ces deux pièces, reçut des mémoires en telle confusion que, de ceux qui lui restaient et de ceux qu’il recevait tous les jours, il en aurait eu de quoi travailler toute sa vie, s’il ne se fût avisé, pour satisfaire les gens de qualité et pour les railler ainsi qu’ils le souhaitaient, de faire une pièce où il pût mettre quantité de leurs portraits.

Il fit donc la comédie des Fâcheux, dont le sujet est autant méchant que l’on puisse imaginer, et qui ne doit pas être appelée une pièce de théâtre. Ce n’est qu’un amas de portraits détachés et tirés de ces mémoires, mais qui sont si naturellement représentés, si bien touchés et si bien finis, qu’il en a mérité beaucoup de gloire ; et ce qui fait voir que les gens de qualité sont non seulement bien aises d’être raillés, mais qu’ils souhaitent que l’on connaisse que c’est d’eux que l’on parle, c’est qu’il s’en trouvait qui faisaient en plein théâtre, lorsque l’on les jouait, les mêmes actions que les comédiens faisaient pour les contrefaire.

Le peu de succès qu’a eu son Don Garcie ou le Prince jaloux, m’a fait oublier de vous en parler à son rang ; mais je crois qu’il suffit de vous dire que c’était une pièce sérieuse et qu’il en avait le premier rôle, pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir.

La dernière de ses comédies, et celle dont vous souhaitez le plus que je vous entretienne, parce que c’est celle qui fait le plus de bruit, s’appelle L’École des femmes. Cette pièce a cinq actes. Tous ceux qui l’ont vue sont demeurés d’accord qu’elle est mal nommée et que c’est plutôt L’École des maris que L’École des femmes. Mais comme il en a déjà fait une sous ce titre, il n’a pu lui donner le même nom. Elles ont beaucoup de rapport ensemble, et dans la première il garde une femme dont il veut faire son épouse, qui, bien qu’il la croie ignorante, en sait plus qu’il ne croit, ainsi que l’Agnès de la dernière, qui joue aussi bien que lui le même personnage et dans L’École des maris et dans L’École des femmes ; et toute la différence que l’on y trouve, c’est que l’Agnès de L’École des femmes est un peu plus sotte et plus ignorante que l’Isabelle de L’École des maris.

Le sujet de ces deux pièces n’est point de son invention, il est tiré de divers endroits, à savoir de Boccace, des contes de Douville, de La Précaution inutile de Scarron ; et ce qu’il y a de plus beau dans la dernière est tiré d’un livre intitulé Les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, dans une histoire duquel un rival vient tous les jours faire confidence à son ami, sans savoir qu’il est son rival, des faveurs qu’il obtient de sa maîtresse, ce qui fait tout le sujet et la beauté de L’École des femmes.

Cette pièce a produit des effets tout nouveaux, tout le monde l’a trouvée méchante et tout le monde y a couru. Les dames l’ont blâmée et l’ont été voir ; elle a réussi sans avoir plu, et elle a plu à plusieurs qui ne l’ont pas trouvée bonne. Mais pour vous en dire mon sentiment, c’est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais, et je suis prêt à soutenir qu’il n’y a point de scène où l’on ne puisse faire voir une infinité de fautes.

Je suis toutefois obligé d’avouer, pour rendre justice à ce que son auteur a de mérite, que cette pièce est un monstre qui a de belles parties et que jamais l’on ne vit tant de si bonnes et de si méchantes choses ensemble. Il y en a de si naturelles qu’il semble que la nature ait elle-même travaillé à les faire. Il y a des endroits qui sont inimitables et qui sont si bien exprimés que je manque de termes assez forts et assez significatifs pour vous les bien faire concevoir. Il n’y a personne au monde qui les pût si bien exprimer, à moins qu’il n’eût son génie, quand il serait un siècle à les tourner. Ce sont des portraits de la nature qui peuvent passer pour originaux. Il semble qu’elle y parle elle-même. Ces endroits ne se rencontrent pas seulement dans ce que joue Agnès, mais dans les rôles de tous ceux qui jouent à cette pièce.

Jamais comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’art ; chaque acteur sait combien il y doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées.

Après le succès de cette pièce, on peut dire que son auteur mérite beaucoup de louanges, pour avoir choisi, entre tous les sujets que Straparole lui fournissait, celui qui venait le mieux au temps, pour s’être servi à propos des mémoires que l’on lui donne tous les jours, pour n’en avoir tiré que ce qu’il fallait et l’avoir si bien mis en vers et si bien cousu à son sujet, pour avoir si bien joué son rôle, pour avoir si judicieusement distribué tous les autres, et pour avoir enfin pris le soin de faire si bien jouer ses compagnons que l’on peut dire que tous les acteurs qui jouent dans sa pièce sont des originaux que les plus habiles maîtres de ce bel art pourront difficilement imiter.

— Tout ce que vous venez de dire est véritable, repartit Clorante ; mais si vous voulez savoir pourquoi presque dans toutes ses pièces il raille tant les cocus et dépeint si naturellement les jaloux, c’est qu’il est du nombre de ces derniers. Ce n’est pas que je ne doive dire, pour lui rendre justice, qu’il ne témoigne pas sa jalousie hors du théâtre : il a trop de prudence et ne voudrait pas s’exposer à la raillerie publique ; mais il voudrait faire en sorte, par le moyen de ses pièces, que tous les hommes pussent devenir jaloux et témoigner leur jalousie sans être blâmés, afin de pouvoir faire comme les autres et témoigner la sienne sans crainte d’être raillé. Nous verrons dans peu, continua le même, une pièce de lui, intitulée La Critique de L’École des femmes, où il dit toutes les fautes que l’on reprend dans sa pièce, et les excuse en même temps.

— Elle n’est pas de lui, repartit Straton, elle est de l’abbé Du Buisson, qui est un des plus galants hommes du siècle.

— J’avoue, lui répondit Clorante, que cet illustre abbé en a fait une, et que, l’ayant portée à l’auteur dont nous parlons, il trouva des raisons pour ne la point jouer, encore qu’il avouât qu’elle fût bonne. Cependant, comme son esprit consiste principalement à se savoir bien servir de l’occasion, et que cette idée lui a plu, il a fait une pièce sur le même sujet, croyant qu’il était seul capable de se donner des louanges.

— Cette critique avantageuse, ou plutôt cette ingénieuse apologie de sa pièce, répliqua Straton, ne la fera pas croire meilleure qu’elle est, et ce n’est pas d’aujourd’hui que tout le monde est persuadé que l’on peut, et même avec quelque sorte de succès, attaquer de beaux ouvrages et en défendre de méchants, et que l’esprit paraît plus en défendant ce qui est méchant qu’en attaquant ce qui est beau. C’est pourquoi l’auteur de L’École des femmes pourra, en défendant sa pièce, donner d’amples preuves de son esprit. Je pourrais encore dire qu’il connaît les ennemis qu’il a à combattre, qu’il sait l’ordre de la bataille, qu’il ne les attaquera que par des endroits dont il sera sûr de sortir à son honneur, et qu’il se mettra en état de ne recevoir aucun coup qu’il ne puisse parer. Il sera, de plus, chef d’un des partis et juge du combat tout ensemble, et ne manquera pas de favoriser les siens. C’est avoir autant d’adresse que d’esprit, que d’agir de la sorte ; c’est aller au-devant du coup, mais seulement pour le parer, ou plutôt, c’est feindre de se maltraiter soi-même, pour éviter de l’être d’un autre, qui pourrait frapper plus rudement.

— Quoique cet auteur soit assez fameux, lui dis-je alors, pour obliger les personnes d’esprit à parler de lui, c’est assez nous entretenir sur un même sujet. J’avouerai toutefois, avant que de le quitter, que vous m’avez fait concevoir beaucoup d’estime pour le peintre ingénieux de tant de beaux tableaux du siècle. Tout ce que vous m’avez dit de lui m’a paru fort sincère, car vous l’avez dit d’une manière à me faire croire que tout ce que vous avez dit à sa gloire est véritable, et les ombres que vous avez placées en quelques endroits de votre portrait n’ont fait que relever l’éclat de vos couleurs ; et s’il vient à savoir tout ce que vous avez dit à son avantage, il sera bien délicat s’il ne vous en est obligé, et je connais beaucoup de personnes qui se tiendraient glorieuses que l’on pût dire d’elles ce que vous avez dit à sa gloire.

Mais pour nous entretenir d’autre chose, je vous prie de me dire ce que c’est que Le Baron de la Crasse, car l’on en parle à la campagne beaucoup plus que de toutes les pièces dont vous venez de m’entretenir.

— Aussi, me repartit Clorante, est-ce un des plus plaisants et des plus beaux tableaux de campagne que l’on puisse jamais voir, puisque c’est le portrait d’un baron campagnard. O Dieux ! s’écria-t-il en continuant, qu’il est naturellement représenté dans cette pièce ! Aussi cette comédie n’a-t-elle pas fait comme celles qui éblouissaient d’abord et qui ne laissent à ceux qui les ont vues que le dépit d’avoir été trompés et de les avoir approuvées. Plus on la voit, plus on la veut voir, et quoique, depuis tantôt un an qu’elle est faite, l’on l’ait jouée presque tous les jours de comédie, chaque représentation y fait découvrir de nouvelles beautés, et si cet auteur continue comme il a commencé, il y en aura peu qui le puisse égaler. L’on dit, continua le même en haussant la voix, que l’on doit jouer un de ces jours une pièce à l’Hôtel de Bourgogne, pleine de ces tableaux du temps, qui sont présentement en grande estime. Elle est, à ce que l’on assure, de celui qui a fait les Nouvelles nouvelles.

— Si elle est de lui, repartit Ariste, il n’a qu’à se bien tenir, et les nouvellistes ne l’épargneront non plus qu’il les a épargnés.

— Ce sera tant mieux pour lui, repartit Straton, et c’est ce qui fera réussir sa pièce. Il voudrait que la moitié de Paris en vînt dire du mal, ce serait un signe qu’elle ne serait pas tout à fait méchante, et que l’autre moitié en viendrait ensuite dire du bien. Quand on veut fronder une comédie et que l’on en parle beaucoup, les divers discours que l’on en tient y font venir du monde, et ceux qui vont rarement à la comédie ne peuvent s’empêcher d’y aller, afin de pouvoir parler d’une chose dont on les entretient si souvent, et afin de voir qui a raison, ou de ceux qui blâment ou de ceux qui louent. Cependant, comme la foule qui se trouve à toutes les représentations d’une pièce en fait la bonté, comme nous avons vu à L’École des femmes, l’on peut dire que ceux qui ne vont voir les pièces que pour les blâmer et qui en parlent continuellement sont cause qu’elles réussissent, puisque leurs discours obligent les autres à les aller voir.

Les jugements des ennemis de Molière, selon les disciples de Louÿs

Pour faire passer à tout prix leur « théorie Corneille », les disciples de Louÿs cherchent avant tout à ruiner la réputation d’auteur de Molière, sur laquelle s’accordent pourtant tous ses contemporains. Pour cela ils vont chercher dans les textes des ennemis de Molière, ou de ceux qui furent un temps ses adversaires, des séries d’expressions tirées de leur contexte, et sans jamais situer les textes d’où elles sont extraites.

  1. Ils sont ainsi conduits à privilégier quatre types de textes, parus dans le cadre de quatre polémiques anti-moliéresques bien particulières
    • les textes de Somaize parus au lendemain des Précieuses ridicules (1660)
    • les comédies et autres textes des adversaires de Molière durant la querelle de L’École des femmes (1663)
    • les pamphlets des ennemis dévots de Molière au lendemain de son Festin de Pierre [Don Juan] (1665)
    • la comédie-pamphlet d’un autre ennemi de Molière (Le Boulanger de Chalussay) Élomire Hypocondre
  2. En ne retenant que quelques mots, les disciples de Louÿs gomment le fait que même ces textes polémiques critiquent Molière en tant qu’auteur et contribuent aussi bien que les autres textes contemporains à détruire la « théorie Corneille ». On donnera ci-dessous les principaux exemples fournis par les disciples de Louÿs :
    1. « Molière est l’« auteur prétendu des Précieuses ridicules » (Baudeau de Somaize, 1660),
    2. « ses enfants ont plus d’un père » (Donneau de Visé, 1663),
    3. «le Parnasse s’assemble, lorsqu’il veut faire quelque chose» (Donneau de Visé, 1663)
    4. « Molière n’est pas une source vive mais un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs »,
    5. il est comme ces « ânes seulement capables de porter de grands fardeaux » (Robinet, 1663)»
    Commentaires Exemple 1: il est d’autant plus ridicule de citer cette phrase à l’appui de la «théorie Corneille» que si Somaize accuse Molière d’être « l’auteur prétendu » des Précieuses ridicules, c’est parce qu’il l’accuse d’avoir en fait plagié une comédie italienne de l’abbé de Pure (accusation de plagiat destinée à justifier le propre plagiat de la pièce de Molière par Somaize lui-même). Donc cette phrase détruit en fait la «théorie Corneille». Exemple 2 et exemple 3 (qui figurent dans le même texte): Pour saisir l’enjeu du passage, il suffit de le lire dans son intégralité: Mais, dis-moi, as-tu jamais rien vu de mieux imaginé que l’endroit où il dit qu’il abandonne son jeu, ses pièces, ses habits, et qu’il ne répondra plus ? hon ?ARISTE. Comment diable voulez-vous qu’il réponde, puisqu’il lui faut dix-huit mois pour faire des impromptus ? Il ne travaille pas si vite, et, comme ses enfants ont plus d’un père, quand il abandonne son jeu, son esprit, ses habits et ses ouvrages, il sait bien ce qu’il fait, et n’abandonne rien du sien. Personne n’ignore qu’il sut bien retourner des vers en prose en faisant La Critique, et que plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux ; c’est pourquoi, si Monsieur Boursault lui répond, il lui pourra dire plus justement que le Parnasse s’assemble, lorsqu’il veut faire quelque chose. On saisit ici que la critique est extrêmement localisée : le personnage qui attaque Molière (nous sommes, rappelons-le dans une fiction dramatique où les personnages se répartissent entre adversaires et défenseurs de Molière) met en cause seulement deux comédies de Molière: d’une part La Critique de l’École des femmes, pour laquelle Molière a lui-même expliqué qu’un de ses amis avait rédigé un joli texte sur le même sujet, mais qu’il s’est abstenu de l’adopter, préférant au contraire composer une comédie à sa manière ; d’autre part Les Fâcheux, pour lesquels on accuse Molière d’avoir fait des portraits au naturel de personnages de la Cour et de s’être fait souffler certains de ces portraits par quelques-uns de ses amis). Dans les deux cas, une fois encore, les disciples de Louÿs ruinent leur propre «théorie Corneille», puisque les ennemis de Molière ne prétendent nullement voir la grande ombre de Corneille derrière son théâtre, mais qu’ils accusent seulement Molière de s’être fait aider ici ou là. Quant à la formule «le Parnasse s’assemble, lorsqu’il veut faire quelque chose», c’est Molière lui-même qui l’avait assénée à Boursault en lui déniant d’avoir écrit à lui tout seul Le Portrait de peintre, laissant entendre que Boursault était le porte-plume de plusieurs auteurs et en particulier des frères Corneille. En somme on a retourné tout simplement contre Molière une formule de Molière: et c’est cela que les disciples de Pierre Louÿs présentent comme une « preuve » de leur « théorie Corneille » !!! Faut-il expliquer les exemples 4 et 5 ? D’un mot seulement: durant ce qu’on appelle depuis le XXe siècle la « querelle de L’École des Femmes », l’un des leitmotive des contradicteurs de Molière a été de prétendre que son théâtre est une sorte de pot-pourri d’emprunts faits aux nouvelles de la Renaissance, aux comédies italiennes et au théâtre espagnol ; c’est exactement ce que Charles Robinet insinue lorsqu’il fait dire par un de ses personnages: « Molière n’est pas une source vive mais un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs ». De Corneille il n’est point question. Et nous avons là un exemple de plus du fonctionnement de la rhétorique complotiste : sortir des mots et des phrases de leur contexte pour leur faire dire autre chose (et quelquefois même le contraire) de ce qu’ils ou elles disaient en contexte.
Les jugements des amis de Molière
témoignage de Boileau, 1663

Le premier texte dans lequel Boileau exprime son admiration à Molière-auteur date du début de l’année 1663. Il a manifestement été écrit dans les jours ou les semaines qui ont suivi le lancement de L’École des femmes (26 décembre 1662), et, comme c’était l’usage, des copies ont rapidement circulé dans Paris puisque, au mois de juillet, dans sa Quatrième Dissertation l’abbé d’Aubignac y fait allusion en accusant Corneille d’être l’instigateur de la fronde déclenchée contre L’École des femmes.

Stances à M. Molière

En vain mille jaloux Esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel Ouvrage :
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Enjouer la Postérité.

Tant que l’Univers durera,
Avecque plaisir on lira,
Que quoi qu’une Femme complote,
Un Mari ne doit dire mot,
Et qu’assez souvent la plus sotte
Est habile pour faire un sot.

Ta Muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité ;
Chacun profite à ton École,
Tout en est beau, tout en est bon,
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon.

Que tu ris agréablement !
Que tu badines savamment !
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis sous le nom de Térence
Sut-il mieux badiner que toi?

Laisse gronder tes Envieux,
Ils ont beau crier en tous lieux,
Qu’en vain tu charmes le Vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant ;
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.

Ces stances ont paru, non signées, dans les Délices de la poésie galante (p. 176-177), recueil qui fut achevé d’imprimer le 25 septembre 1663 et publié par Jean Ribou. Boileau les fera figurer dans ses Œuvres en 1701, en supprimant la deuxième stance.

Ce texte, on le voit, est sans ambiguïté aucune. Cela n’empêche pas les disciples de Louÿs de tenter de les faire servir à leur cause de deux manières différentes:

– acharnés à prouver que la querelle de L’École des femmes n’a jamais existé, que Corneille n’était pas à l’origine de la fronde initiale qui a dégénéré en « querelle littéraire », que l’abbé d’Aubignac ment, etc, les disciples de Louÿs affirment maintenant que ces vers de Boileau sont caustiques et qu’ils ne veulent pas dire ce qu’ils disent.

Ce qui est sûr, c’est qu’au 17e siècle les contemporains ont aussi bien compris que nous ce que disaient ces vers limpides. Voici ce qu’écrit l’abbé d’Aubignac dans sa Quatrième Dissertation (p. 119 de l’éd. originale) :

À quoi pensez-vous, M. de Corneille, d’avoir rebattu tant de fois que l’envie m’a fait soulever contre vous ? Avons-nous jamais eu même emploi ? Vous êtes poète, et poète de théâtre, vous vous êtes abandonné à une vile dépendance des histrions, votre commerce ordinaire n’est qu’avec leurs portiers, et vos personniers ne sont que des libraires du Palais. Voilà certainement un joli métier pour me faire envie. Non, non, M. de Corneille, faites tant de comédies qu’il vous plaira, je n’en serai point jaloux et je m’en divertirai toujours, mais je me réserverai le droit d’en juger selon que vous me plairez ou que vous me déplairez. Il y a bien de la différence entre un honnête homme qui fait des vers et un poète en titre d’office ; le premier s’occupe pour le divertissement de son esprit, et l’autre travaille pour l’établissement de sa fortune ; le premier ne se met guère en peine si ses vers sont bons ou mauvais, il donne quelque chose à la complaisance de ses amis et ne se fâche point qu’un autre fasse plus ou de meilleurs que lui. Mais le poète qui fait profession de fournir le théâtre et d’entretenir durant toute sa vie la satisfaction des bourgeois, ne peut souffrir de compagnon. Il y a longtemps qu’Aristophane l’a dit : il se ronge de chagrin quand un seul poème occupe Paris pendant plusieurs mois, et L’École des Maris et celle des Femmes sont les trophées de Miltiade qui empêchent Thémistocle de dormir. Nous en avons su quelque chose, et les vers que M. Despréaux [=Boileau] a faits sur la dernière pièce de M. Molière nous en ont assez appris.

On voit que la dernière phrase réfère explicitement aux stances de Boileau et invite même les lecteurs à penser que Boileau faisait explicitement référence à la jalousie de Corneille. Que personne n’ait pris la peine de laver Corneille de cette accusation de jalousie incite à penser que Corneille était indéfendable sur ce point. Sur le silence de Donneau de Visé, le principal défenseur de Corneille à ce moment, qui fait pourtant allusion dans sa réplique à ce passage de la Dissertation de d’Aubignac, voir la page: Textes mentionnant sans ambiguïté une hostilité de Corneille envers Molière.

– Les disciples de Louÿs cherchent ensuite à interpréter les vers où Térence est d’abord désigné par une périphrase désignant Scipion Émilien (le vainqueur de Numance et de Carthage), comme la preuve que Boileau accuse à mots couverts Molière de n’être qu’un prête-nom comme Térence. Pour prendre la pleine mesure de l’aberration de cette interprétation (qu’ils réitèrent à propos de La Fontaine), on se reportera à la page: Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence.

témoignage de Boileau 1664-65

Voici le début de la Satire II de Boileau, expressément dédiée à Molière, présentée comme la contrepartie de tous les mauvais rimeurs qui accablent la France.

À M. de Molière

Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait quand tu veux, qu’elle te vient chercher  :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.

Il faut bien noter qu’à la date de la publication de cette Satire II (1665) — ou de la rédaction et de sa circulation sous forme manuscrite (1664) — Molière a déjà fait publier les pièces en vers suivantes (ordre chronologique de publication): Le Cocu imaginaire, L’École des Maris, Les Fâcheux, L’Étourdi, Le Dépit amoureux, L’École des femmes. Il s’est en outre particulièrement fait remarquer par son brillant Remerciement au Roi, paru à l’automne 1663 (voir ce texte: Texte de Molière parodiant un texte de Corneille..

Les personnages du Panégyrique de L’École des femmes de Charles Robinet, texte paru au cours de la «querelle de L’École des femmes» (imprimé le 30 novembre 1663) dans lequel l’auteur s’efforce de tenir la balance égale entre partisans et adversaires de Molière, s’étendent longuement sur le Remerciement au Roi: tous, même ceux qui affectent de critiquer Molière, font état de la manière extrêmement favorable dont il a été reçu (voir la sc. V, p. 74-78)

NB. Les disciples de Pierre Louÿs sont évidemment très embarrassés par cet éloge du talent poétique de Molière délivré publiquement par un contemporain aussi irrécusable que Boileau; d’autant plus que ni les nombreux ennemis de Molière ni les nombreux ennemis de Boileau ne se sont indignés contre cet éloge et n’ont remis en cause les qualités de Molière que Boileau admire. C’est pourquoi, dans l’impossibilité de récuser un tel éloge, ils adoptent ici une technique classique de désinformation. Sous prétexte que cet éloge figure dans une satire de Boileau, ils prétendent qu’il n’est pas sincère et qu’il est ironique. On voit bien comment pour défendre leur thèse ils appliquent un audacieux réductionnisme sur le genre de la satire. Car ils négligent justement le point de vue adopté par Boileau: il écrit une satire dont le but est de dénoncer les poètes médiocres qui ne font que de mauvais vers et, afin de mieux dénoncer leur médiocrité, il présente très sérieusement le talent de Molière comme la pierre de touche qui permet de reconnaître les mauvais versificateurs. Ce ne peut être un sérieux ironique, sinon c’est tout le fonctionnement de sa satire qui est mis à bas. La suite de la satire en témoigne:

[…]

A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.
Mais moi, qu’un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue :
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir :
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l’abbé de Pure,
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.

……………………………………

Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-même il s’admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’esprit,
Voudrait pour son repos n’avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma muse s’abîme
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l’art de ne rimer plus.

S’efforçant d’aller au bout de leur entreprise de dépréciation, les disciples de Pierre Louÿs convoquent un autre passage de cette satire pour le rapprocher de ce que dit Boileau de la «fertile veine» de Molière :

[…] Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume

Peut, tous les mois, sans peine, enfanter un volume.
Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissants
Semblent être formés en dépit du bon sens :

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire. […]

On saisit toute la différence entre l’éloge adressé à Molière et à sa «fertile veine», dont Boileau dit qu’il «sai[t] à quel coin se marquent les bons vers», et l’attaque contre Scudéry et sa «fertile plume» qui n’enfante que des «écrits […] sans forme et languissants» qui «semble formés en dépit du bon sens». La comparaison entre les deux passages fait éclater l’opposition entre l’écrivain dont on fait l’éloge (Molière) et l’écrivain envers qui justement on fait preuve d’ironie (Scudéry).

Pour achever de se convaincre qu’il n’y a nulle ironie dans le jugement de Boileau, il convient de se reporter :

  1. à l’Épître VII du même Boileau, «À Racine» (1677), tout entière consacrée à l’éloge de Molière: […]Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
    Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
    Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
    Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
    L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
    En habits de marquis, en robes de comtesses,
    Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
    Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
  2. Le commandeur voulait la scène plus exacte;
    Le vicomte, indigné, sortait au second acte:
    L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
    Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu;
    L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
    Voulait venger la cour immolée au parterre.
    Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
    La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
    On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
    L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
    En vain d’un coup si rude espéra revenir,
    Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
  3. Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
    […]
  4. On se reportera aussi au récit de Brossette correspondant et confident du vieux Boileau (toujours appelé Despréaux au 17e siècle): Elle [la Satire II] fut faite en 1664. La même année, l’auteur étant chez M. du Broussin, avec M. le duc de Vitry et Molière, ce dernier y devait lire sa traduction de Lucrèce en vers français, qu’il avait faite dans sa jeunesse. En attendant le dîner, on pria M. Despréaux de réciter la satire adressée à Molière; mais après ce récit, Molière ne voulut plus lire sa traduction, craignant qu’elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venait de recevoir. Il se contenta de lire le premier acte du Misanthrope, auquel il travaillait en ce temps-là, disant qu’on ne devait pas s’attendre à des vers aussi parfaits et aussi achevés que ceux de M. Despréaux, parce qu’il lui faudrait un temps infini, s’il voulait travailler ses ouvrages comme lui.
    (Note sur la Satire II de Boileau, dans Boileau, Œuvres, Genève, 1716, t. I, p. 21)
  5. On se reportera enfin aux notes sur les Satires de Le Verrier, autre confident et ami du vieux Boileau (DOCUMENT CAPITAL CAR CES NOTES ONT ÉTÉ REVUES ET CORRIGEES PAR BOILEAU). [NB :
    Pour la bonne intelligence de ce texte, on précisera que Le Verrier avait noté des commentaires sur feuillets blancs intercalés dans les pages de l’édition de 1701 des Satires de Boileau : ces commentaires ont été ensuite raturés et annotés par Boileau lui-même. On se souviendra que Boileau (toujours appelé Despreaux au 17e siècle) est ici désigné tantôt comme M. Des Préaux, tantôt comme «L’Auteur», tantôt comme notre «notre Auteur»] Texte rédigé par Le Verrier et biffé tantôt par lui, tantôt par Boileau lui-même. Nous mettons entre crochet ce qui est biffé. SATIRE II[M. Des Préaux qui ne voulait connaître que ses livres, ne songeait point à connaître l’illustre Molière. Mais] M. de Puy-morin, frère de notre Auteur et fort ami de [cet excellent Poète comique, leur fit faire connaissance]. Leur caractère qui tendait également au vrai, leur génie, [et peut-être plus que tout cela les études que Molière faisait d’après nature, sur ce qu’il remarquait dans les discours et dans les actions de notre Auteur], les portèrent à se voir souvent. [Leur amitié se forma bientôt. Leur] estime mutuelle [ne fit qu’augmenter]. Encore aujourd’hui l’Auteur ne feint pas de dire publiquement qu’il met Molière au dessus de Corneille et [même de son ami] Racine. La raison qu’il en donne, c’est [qu’il prétend qu’encore que la Comédie soit d’un genre inférieur à la Tragédie, néanmoins il a mieux fourni sa carrière que les deux autres ne sont venus à bout de leur entreprise].

Selon l’ordre de la composition cette Satire devrait être la [cinquième] satire de l’Auteur. La première que nous venons de voir est entièrement dans l’air de Juvénal. Celle-ci est tout à fait dans le goût d’Horace. L’Auteur donne ici à son ami une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir. [suit le commentaire de quelques vers; les dernières notes sont celles-ci:] v.92 et suivants:

Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire.
Et Tel, dont en tous lieux chacun vante l’esprit.
Voudrait pour son repos n’avoir jamais écrit.

L’auteur a mis ces quatre vers parce qu’il a accoutumé de parler ainsi de lui lorsqu’à cœur ouvert il exprime ses sentiments à ses véritables amis. Molière de son côté était dans les mêmes sentiments. Il admira ces quatre vers dès qu’il les entendit lire, et serrant la main à l’auteur, son action et ses paroles exprimèrent les sentiments de son cœur. Car Molière lui dit, vous venez de dire une des plus grandes vérités que vous ayez jamais dites. En effet, je ne suis jamais content de moi dans mes ouvrages.

Texte reconstitué d’après les biffures et les ajouts (en gras) de Boileau :

SATIRE II

M. de Puy-morin frère de notre Auteur et fort ami de Molière fut celui qui donna à son frère la connaissance de cet illustre Poète comique. Leur caractère qui tendait également au vrai, leur génie enclin à la satire et leur dégoût pour les impertinences des Hommes les portèrent bientôt à se voir souvent et l’estime mutuelle qu’ils avaient l’un pour l’autre alla toujours en augmentant. Encore aujourd’hui l’Auteur ne feint pas de dire publiquement qu’il met Molière au dessus de Corneille et de Racine. La raison qu’il en apporte, c’est que des trois c’est celui qui a le plus attrapé la Nature.

Selon l’ordre de la composition cette Satire devrait être la quatrième satire de l’Auteur. La première que nous venons de voir est entièrement dans l’air de Juvénal. Celle-ci est tout à fait dans le goût d’Horace.

L’Auteur donne ici à son ami une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir.

[suit le commentaire de quelques vers; les dernières notes sont celles-ci :] v. 92 et suivants :

Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire.
Et Tel, dont en tous lieux chacun vante l’esprit.
Voudrait pour son repos n’avoir jamais écrit.

Molière fut extrêmement frappé de ces 4 vers la première fois qu’il les entendit et serrant la main à l’auteur, Voilà, dit-il, une grande vérité et pour moi je vous avoue que je n’ai jamais rien fait dont j’aie été content.

Les Satires de Boileau commentées par lui-même et publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre. Reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier, avec les corrections autographes de Despréaux. Le Vésinet/Courménil, 1906, p. 25-29.

Les « neutres »
Témoignage entre 1658 et 1662

Vers 1658, Tallemant des Réaux avait rédigé une historiette sur Montdory et les comédiens de son temps; il finissait par Madeleine Béjart, qui n’était pas encore revenue à Paris avec Molière puisque, comme il le révélait, « elle est dans une troupe de campagne » :

Il faut finir par la Béjart. 
Je ne l’ai jamais vue jouer; mais on dit que c’est la meilleure actrice de toutes. Elle est dans une troupe de campagne; elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une troisième troupe, qui n’y fut que quelque temps. Son chef-d’œuvre, c’était le personnage d’Epicharis, à qui Néron venait de faire donner la question.

À une époque ultérieure, sans doute quelques années plus tard, il ajouta en marge de la même notice :

Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre; il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. Il fait des pièces où il y a de l’esprit ; ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces; elles sont comiques.

Ce témoignage est particulièrement intéressant — et probant — pour deux raisons :

  1. les Historiettes de Tallemant des Réaux sont un recueil de mémoires personnels et d’anecdotes sur ses contemporains que Tallemant ne destinait pas à la publication (du moins de son vivant). Il n’avait pas à observer quelque prudence en quelque matière que ce soit. Dès lors, le fameux secret de Polichinelle dont parlent Louÿs et ses disciples (à les en croire, la collaboration Corneille-Molière était un secret, certes connu de tout le monde – puisque Louÿs et ses disciples saisissent des allusions partout –, mais dont personne n’osait parler en raison de la terreur exercée par la tyrannie de Louis XIV) aurait dû être signalé par un fureteur comme Tallemant qui, écrivant uniquement pour soi-même, n’avait pas à craindre la prétendue omerta qu’imposait le roi.
  2. Concernant les renseignements sur Molière, il est manifeste que Tallemant les a rédigés autour de ou peu après 1662, puisqu’il a eu vent du mariage de Molière avec la Béjart; seulement, comme Armande n’est, à cette époque, pas encore connue comme actrice, Tallemant ne fait pas la distinction entre Madeleine (la seule Béjart qu’il connaît) et Armande. Il croit par conséquent que Molière a épousé la première (d’autant plus facilement que, justement, il sait que Molière a été son amant).
Témoignage de 1662

Il existe, de la main de Chapelain, une « Liste de quelques gens de lettres vivant en 1662 » [BNF, Ms. fr. 23045], qui accompagne une lettre à Colbert où il est question de la création d’une petite Académie et de la politique du mécénat royal. Dans cette liste où chaque nom est suivi de quelques mots d’appréciation, on peut lire le jugement suivant concernant Molière :

MOLIÈRE. Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée, mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité.

Si la collaboration de Corneille était un secret de polichinelle, comme le prétendent les disciples de Louÿs, peut-on imaginer que le principal conseiller de Colbert en matière de belles-lettres se soit moqué du ministre tout puissant en écrivant (en privé) un éloge de l’originalité de l’invention moliéresque et du travers dont il doit se protéger (la tendance à la bouffonnerie) ?

Témoignage de la fin de 1662

À la fin de 1662, évoquant dans ses Sentiments sur quelques livres ou sur quelques ouvrages qu’il a lus [Bibl. Sainte-Geneviève, manuscrit 3339, p. 69-70, Sentiments de Rosteau], un « recueil des comédies de Molière », Charles Rosteau, grand ami de Scarron et l’un des animateurs des milieux galants, écrit :

Ce fameux comédien ne sait pas seulement représenter les personnages sur le théâtre, mais il est auteur de beaucoup de pièces, dont la troupe est renommée. En voici quatre qui ont reçu un extrême applaudissement et qui ont occupé successivement la scène près de trois mois chacune : L’École des maris, Les Précieuses, Le Cocu volontaire [sic] et cette pièce de L’Importun [Les Fâcheux], qui fut représentée à Vaux avec tant de magnificence en présence de toute la cour, peu auparavant le voyage de Nantes, qui fut si fatal à M. Fouquet, surintendant des Finances. À dire la vérité, rien n’est plus plaisamment imaginé. Cet auteur ne se contente pas de bouffonnerie; il est sérieusement savant quand il lui plaît. La traduction qu’il a faite de Lucrèce, moitié en prose et moitié en vers, en est un argument certain. Il serait à souhaiter qu’elle fût imprimée.» [Bibl. Sainte-Geneviève, manuscrit 3339, pp. 69-70, ]

NB. Ce document n’est pas un texte obscur écrit par un individu isolé: les nombreux commentaires de Rosteau sur divers auteurs seront cités à la fin du XVIIe siècle par Adrien Baillet dans ses célèbres Jugements des Savants sur les principaux ouvrages des Auteurs.

Témoignage de Charles Robinet en 1663, à l’occasion de la querelle de L’École des femmes.

Le témoignage du Robinet de 1663 est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas encore l’auteur régulier de la Lettre en vers à Madame, gazette dans laquelle il va se révéler l’un des plus fervents admirateurs de Molière acteur et de Molière auteur. Jusqu’alors il est le rédacteur officieux de la Gazette et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas fait preuve d’enthousiasme pour Molière. Il semble avoir été lié de près à deux hommes qui ont admiré Molière tout en essayant de le piller (Somaize à l’occasions des Précieuses ridicules et Donneau de Visé à l’occasion du Cocu imaginaire) et qui, outrés par les réactions de rejet de Molière à leur endroit, se sont retournés contre lui. Somaize l’a rapidement attaqué avec violence et Donneau de Visé a attendu trois ans pour proposer son « Abrégé de l’abrégé de la vie de Molière » dans lequel il alterne éloges obligés, louanges empoisonnées et critiques de ses pièces. On peut lire ici l’intégralité du Panégyrique de L’École des femmes où l’on voit que Robinet, d’une part cherche à tenir la balance égale entre partisans et adversaires de Molière, d’autre part manifeste une admiration sans borne pour Corneille (désigné comme le grand Ariste) et une résignation de bon aloi envers le talent de Molière. (On lira les pages 35 à 41)

On remarque en effet que Molière y est accusé d’être un excellent auteur, certes, mais un auteur qui avec ses satires sur des sujets ordinaires a dévalué la « grande comédie » et, de surcroît, a contraint les auteurs des troupes rivales à écrire eux aussi de petites comédies du même type, qui font désespérer le grand Corneille. On remarque en outre que tous les personnages de Robinet (même ceux qui incarnent les adversaires de Molière) se sentent bien obligés de reconnaître que Le Remerciement au Roi de Molière est de loin le meilleur texte du genre (ce qui le place implicitement au-dessus du Remerciement au Roi de Corneille, dont Robinet se garde de parler). [Sur le Remerciement au Roi, lire les pages 74 et suivantes]

En somme, ce témoignage seul suffirait à confirmer l’auctorialité indubitable de Molière. Robinet, successeur de Théophraste Renaudot à la Gazette, est l’ancêtre de nos journalistes « people » et il est placé (comme bientôt Donneau de Visé) au coeur de toutes les nouvelles de la Cour et de tous les potins de la capitale. Ce qu’il sait, ce qu’il entend et ce qu’il voit concerne l’ascension irrésistible d’un nouvel auteur, inventeur d’un nouveau type de théâtre dont la nature et le succès commencent à empêcher le grand Corneille de dormir…

Témoignage de 1670

Molière salué comme l’auteur d’un grand poème «scientifique», La Gloire du Val-de-Grâce qui célèbre la fresque peinte par Mignard sur la coupole de l’Église du Val-de-Grâce.

Non seulement la publication de ce poème en 1669 a été saluée par le gazetier Robinet (« Lettre en vers à Madame du 22 décembre 1668« ), mais cela a donné l’occasion à un membre important du microcosme littéraire d’alors, le poète Marin Pinchesne (neveu du poète Vincent Voiture et éditeur posthume de ses Œuvres) de publier dans ses propres Œuvres parues en 1670 deux sonnets parallèles: l’un pour célébrer Molière d’avoir écrit le poème à la gloire de Mignard, l’autre pour célébrer Mignard d’avoir fait un portrait de Molière.

SONNET A M. DE MOLIÈRE, SUR SON POÈME DE LA GLOIRE DU VAL-DE-GRÂCE

La gloire de Mignard, Molière, fait la tienne,
Et tu nous peins si bien les beautés de ton art,
Qu’aux fruits de son pinceau ta plume prend sa part,
Et marque en même écrit ta grandeur et la sienne.

Si jamais l’Italie ou la Grèce ancienne
Surprirent l’univers de leur grâce sans fard,
Les vôtres sur les leurs règnent à cet égard,
Et n’ont rien qui partout votre nom ne soutienne.

Ce grand dôme superbe aux yeux des regardants,
Egalement pompeux, et dehors, et dedans,
Presque à l’éternité ravira tout le monde.

Mais ce divin écrit fait avec tant de soin,
Dont la main de Mignard le chef-d’oeuvre seconde,
Ira malgré le temps encore bien plus loin.

SONNET, A MR MIGNARD,

Sur son Portrait de Monsieur de Molière.

MIGNARD, à la vertu de ton rare Pinceau
Molière va devoir une seconde vie:
L’Âme qui le croit voir, est surprise, et ravie,
Dès l’instant qu’à nos yeux tu montres son Tableau.

Jamais rien n’est parti de tes mains de plus beau,
C’est la Nature même aux moindres traits suivie ;
Elle est double, et la Mort à ce choix asservie,
Doutera sur laquelle exercer son ciseau.

Si Molière après nous revit par ton Image,
En cela ton Pinceau lui donne l’avantage,
Que lui départ sa Plume entre les beaux Esprits.

Et de l’obscure nuit du ténébreux Cocyte,
Non moins que fait le sien par ses brillants Écrits,
Pour des Siècles entiers ton Art le ressuscite.

Etienne Martin de PINCHESNE, « Sonnet à M. de Molière sur son poème de La Gloire du Val-de-Grâce”, “Sonnet à M. Mignard sur son portrait de M. de Molière”, dans Poésies héroïques du sieur de Pinchesne, 1670, p. 141-142.

Témoignage de 1670

Le témoignage de l’ancien aumônier du prince Conti (qui avait été le « protecteur » de la « troupe de campagne » de Dufresne et Molière de 1654 à 1656), l’abbé Joseph Voisin:

Monseigneur le prince de Conti avait eu en sa jeunesse tant de passion pour la comédie qu’il entretint longtemps à sa suite une troupe de comédiens, afin de goûter avec plus de douceur le plaisir de ce divertissement; et ne se contentant pas de voir les représentations du théâtre, il conférait souvent avec le chef de leur troupe, qui est le plus habile comédien de France, de ce que leur art a de plus excellent et de plus charmant. Et lisant souvent avec lui les plus beaux endroits et les plus délicats des comédies tant anciennes que modernes, il prenait plaisir à les lui faire exprimer naïvement, de sorte qu’il y avait peu de personnes qui pussent mieux juger d’une pièce de théâtre que ce prince.

Défense du traité de Mgr le prince de Conti touchant la comédie et les spectacles (Paris, 1670, p. 419)

NB. Les disciples de Louÿs sont une fois de plus embarrassés par un texte qui ne présente pas Molière comme un comédien inculte. Ils tentent donc de disqualifier ce témoignage en affirmant que ce n’est pas Molière qui est désigné par l’abbé Voisin. Ils commencent donc par dissimuler le fait que Conti a «entretenu» une seule troupe de comédiens dans sa vie, celle de Molière, durant la période où leurs routes se sont croisées en Languedoc (1654-1656) — car savoir cela ôte toute ambiguïté au passage; de la sorte, ils peuvent se concentrer sur la formule «le plus habile comédien de France». Ils tirent donc de leur contexte polémique trois ou quatre textes qui attaquent Molière et dans lesquels celui-ci est traité de farceur, de singe des Italiens ou de bouffon: ils se gardent bien de dire que ces textes sont entièrement et violemment hostiles — une ou deux préfaces de Somaize qui attaque Les Précieuses ridicules en 1659-1660, un ou deux passages des comédies qui en 1663 attaquent L’École des femmes ou répondent à La Critique de L’École des femmes et surtout en 1670 le violent pamphlet de Le Boulanger de Chalussay intitulé Élomire Hypocondre — et que face à ce maigre bouquet hostile, la totalité des autres témoignages contemporains présente Molière comme le meilleur acteur comique français de son temps. Bref les disciples de Louÿs masquent soigneusement le fait qu’à la date où écrit Voisin (fin des années 1660) il se fait l’interprète de l’opinion générale: à cette date, tout le monde (sauf le haineux Le Boulanger de Chalussay) estime qu’en matière de comédie Molière est le meilleur comédien de son temps; et c’est justement pour ça que Voisin se permet d’être aussi allusif.

Témoignages immédiatement postérieurs à sa mort

i. Les gazettes

Voici comment le rédacteur de la Gazette, Charles Robinet a relaté cette même mort dans sa célèbre la Lettre en vers :

Le fameux Auteur Théâtral,
Le célèbre Peintre Moral,
L’Acteur de qui, sur le Théâtre,
Chacun fut, toujours, idolâtre,
L’Introducteur facétieux
Des Plaisirs, des Ris et des Jeux,
Qui le suivaient comme leur Maître,
Et celui qui les faisait naître.
Le charmant Mome de la Cour
Qui l’appelait en chaque jour
De ses fêtes, et ses liesses,
Pour mieux remplir ses allégresses,
Molière, enfin, dont Prose, et Vers
Ont ébaudi tout l’Univers,
Et qui gagna d’immenses Sommes,
En frondant les vices des Hommes,
Ce Molière a fini son Sort.
Oui, la Mort, la traîtresse Mort,
Au sortir de sa Comédie,
Borna le Filet de sa vie,
Avecque son Trait meurtrier,
Sans lui donner aucun Quartier;

(On lira l’intégralité du passage ici)

ii. Correspondances privées

Jean Chapelain, Lettre du 4 juin 1673

 JEAN CHAPELAIN

A M. OTTAVIO FERRARI,

CAVALIERE ET PROFESSORE, ETC., À PADOUE.

Monsieur, vous m’avez tiré d’une grande peine par l’avis du parfait recouvrement de votre santé et de la cessation de cette toux opiniâtre si dangereuse à votre âge et qui nous a emporté tant de gens par ce long hiver. Dieu soit loué et veuille vous en garder à longues années! L’exercice de la profession de parler en public, s’il n’est modéré par prudence, attire ordinairement les fluxions sur la poitrine et enfin échauffe plus les poumons qu’il n’est besoin pour le rafraîchissement de la vie. Notre Molière, le Térence et le Plaute de notre siècle, en est péri au milieu de sa dernière action. Ménagés-vous, Monsieur, sur cet exercice et agissez plus à l’avenir de la main que de la voix. Vous et le public y trouverez mieux votre compte.

iii. Le florilège d’épitaphes (dont celle de La Fontaine)

NB. L’épitaphe rédigée par La Fontaine ne lui a pas été tardivement attribuée, comme le prétendent les disciples de Louÿs. Dès le 19 mars 1673, à peine un mois après la mort de Molière, l’une des correspondantes du comte de Bussy-Rabutin (le cousin de Mme de Sévigné) la lui adressait avec ces mots: «Je vous envoie, Monsieur, une épitaphe de Molière par La Fontaine.» (Lettre de Mlle Dupré à Bussy, 19 mars 1673; dans Correspondance de Roger Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis, éd. Ludovic Lalanne, Paris, 1858, tome II, p.234).

iv. Le Mercure galant
v. Les ouvrages sur le théâtre

témoignage de 1674 Dans son ouvrage de référence, significativement intitulé Le Théâtre français, Samuel Chappuzeau, s’est livré à une rapide présentation de chacun des auteurs, de chacune des troupes, et de tous les comédiens qui les ont composées. Y figure un long éloge de Molière, mort l’année précédente :

XXXIX — Éloge de Molière.

Le Palais-Royal commença donc de faire grand bruit, et d’attirer le beau monde, quand Molière en suite de son Étourdi, de ses Précieuses ridicules, et de son Cocu imaginaire, donna son École des maris. Il sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre, et les merveilleux ouvrages qu’il a faits depuis en prose et en vers ont porté sa gloire au plus haut degré, et l’ont fait regretter généralement de tout le monde. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la belle comédie, dans laquelle chacun tombe d’accord qu’il a excellé sur tous les anciens comiques et sur ceux de notre temps. Il a su l’art de plaire, qui est le grand art, et il a châtié avec tant d’esprit et le vice et l’ignorance, que bien des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages pleins de gaieté; ce qu’ils n’auraient pas fait ailleurs à une exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il déguisait le remède, et en ôtait l’amertume, et par une adresse particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de perfection qui l’a rendue a la fois divertissante et utile. C’est aujourd’hui à qui des deux troupes s’acquittera le mieux de la représentation de ses excellentes pièces, où l’on voit courir presque autant de monde que si elles avoient encore l’avantage de la nouveauté ; et je sais que tous les comédiens généralement qui révèrent sa mémoire, comme ayant été un très illustre auteur et un acteur excellent, lui donnent tous les éloges imaginables et enchérissent à l’envi sur ce que j’en dis. Car enfin Molière ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement, il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai Trismégiste du théâtre. Mais outre les grandes qualités nécessaires au poète et à l’acteur, il possédait celles qui font l’honnête homme; il était généreux et bon ami, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. Enfin il avait tant de zèle pour la satisfaction du public, dont il se voyait aimé, et pour le bien de la troupe qui n’était soutenue que par ses travaux, qu’il tâcha toute sa vie de leur en donner des marques indubitables. Il mourut au commencement du carême de l’année dernière 1673, infiniment regretté de la Cour et de la Ville ; et la troupe s’étant remise avec peine de l’étourdissement qu’elle reçut d’un si rude coup, remonta quinze jours après sur le théâtre.

vi. Les hommages de confrères

D’Assoucy, L’Ombre de Molière

NOTA On notera que les disciples de Louÿs prétendent que d’Assoucy était ami avec Corneille et que c’est par lui que Molière l’aurait rencontré : dès lors, on s’étonne que quelqu’un de si proche de l’un et de l’autre — et qui avait des raisons d’en vouloir à Molière comme il le rappelle dans sa dédicace au duc de Saint-Aignan — ait tissé un tel éloge de Molière-auteur.

Rappelons les vers de 1671 (publiés dans ses Rimes redoublées) qui disaient déjà ce qu’il reprendra dans la dédicace à Saint-Aignan :

« J’ai toujours été serviteur
De l’incomparable Molière
Et son plus grand admirateur.
Il est vrai qu’il ne m’aime guère.
Que voulez-vous? c’est un malheur.
L’abondance fuit la misère,
Et le petit et pauvre hère
Ne cadre point à gros seigneur. »

L’OMBRE DE MOLIERE
ET SON ÉPITAPHE
A Paris, chez J. Baptiste Loyson, au Palais, dans la Salle des Merciers, proche 1^ Sainte-Chapelle, Ã la Croix d’or, 1673, in-4 de 2 ff. et de 8 pages.

A MONSEIGNEUR LE DUC DE SAINT-AIGNAN.

Monseigneur,
JE vous présente un Ombre, mais ce n’est pas de ces Ombres qui effrayent les vivants, c’est l’Ombre de Molière, qui ne peut être que divertissant, et qui ne fera point de peur après sa mort qu’à ceux qui ont redouté son esprit durant sa vie. Quoiqu’il eût plus de talent pour se faire des envieux que pour s’acquérir des amis, il fut pourtant toujours mon ami. Et si, sur la fin de ses jours, il cessa de l’être, je veux que tout le monde sache que je ne cesse pas d’être son estimateur. C’est pourquoi je crois qu’on ne trouvera pas étrange si, au milieu de tant de jaloux qui font vanité de remuer ses cendres et déchirer sa mémoire, j’ai pris le plus honnête parti. Je crois, Monseigneur, que vous qui êtes la générosité même ne désapprouverez pas ce petit effet de la piété de celui qui, étant plus que tout le reste du monde obligé à la Vôtre, sera toujours,

Monseigneur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Dassoucy.

L’OMBRE DE MOLIÈRE ET SON ÉPITAPHE
Quel bruit entends-je sur la terre !
Que d’écrits, que de vains propos!
Fâcheux à qui j’ai fait la guerre,
Laissez mes cendres en repos.
Dites-moi, peuple hétéroclite,
Esprits jaloux de mes bons mots,
Que vous a fait ce Démocrite
Pour faire la guerre à ses os?

Attaquant dans l’âme hypocrite
Le vice par moi combattu,
Ai-je offensé votre vertu,
On fait tort à votre mérite
Si le méchant j’ai démasqué,
Gens de bien, qu’avez-vous à craindre
Quelle raison a de se plaindre,
L’homme qui n’est point attaqué ?

Et vous, grand Corps que j’ai choqué,
Qui profitez de nos désordres,
Docte et savante Faculté,
Si je suis parti sans vos ordres,
Excusez ma témérité.
Troupe au monde si nécessaire.
Non pas tant pour notre santé
Que pour Monsieur l’apothicaire,
Quand vous m’aurez ressuscité,
Je ferai pour vous satisfaire,
Non le malade imaginaire,
Mais le malade en vérité.

Et vous sur mon théâtre assis,
Beaux frisés pour qui tout soupire.
Beaux courtisans, beaux Amadis,
Marquis que le parterre admire,
Quand de vos faits et de vos dits,
Dont j’ai défrayé notre Sire,
On vous voit éclater de rire,
A la barbe de tout Paris.
Marquis plus savants que Voiture,
Qui sans raison et sans mesure,
Faites des sonnets si jolis,
Et de si beaux vers sans rature,
Marquis si beaux et si bien mis,
Si bien faits et si bien appris,
Venez jusqu’à ma sépulture,
Pour apprendre en quelle posture,
Il faut que se tienne un marquis.
J’attesterai par écriture,
Par serment, et par signature,
Que vous êtes de beaux esprits.

Pardonnez-moi, maitre Martin,
Si j’ai fait une égratignure
A votre pourpoint de satin.<
Priez pour moi soir et matin,
Ou je suis flambé, je vous jure,
Rate, poumon, foie et fressure.
Crin, poil et peau, tripe et boudin,
Mon gentil joli roquentin,
Las ! pardonnez-moi cette injure,
Ou je suis frit comme un lutin.
Dieux, que de monstres j’ai fait naître!
Que d’ennemis je vois paraître !
J’entends aujourd’hui plus d’un chien
Qui m’aboie et me mord en traître,
Qui m’appelle comédien,
Qui bouffon, qui luthérien,
Qui me tient plus méchant qu’un reître.
Las! moi, pauvre Parisien,
Dites moi, qu’ai-je fait pour être
Traité comme un pharisien?
Si, dans mon plaisant entretien,
Vos sottises j’ai fait connaître,
En suis-je moins homme de bien ?
Quoi ! divertir un si grand Maître,
N’est-ce donc être bon à rien ?

Écrivains jaloux de ma gloire,
Qu’ici bientôt je reverrai,
Sans papier et sans écritoire,
Si je repasse l’onde noire,
Morgué ! que je vous frotterai !
Comme à grands coups de décrottoire,
Poètes, je vous décrotterai !
Rimeurs qui rimez après boire,
Entre le fromage et la poire,
Parbleu ! je vous attraperai,
Vous mourez, et moi je vivrai,
Vous pourrirez dans une armoire,
Tandis qu’au Temple de Mémoire,
Comme un soleil j’éclaterai.
Quoi que l’on pense ou que l’on die
De mon esprit ou de ma vie,
De Molière on ne verra plus.
La Parque, en extase ravie,
En tient en cette tombe inclus
L’original et la copie.
Je fus au-dessus de l’envie :
Pour atteindre au poste où je fus,
Messieurs les grisons d’Arcadie,
Vos efforts seront superflus.

Rage, fureur et jalousie,
Tous ensemble je vous défie.
Venez, accourez sur mes pas,
Petits esprits, je ne crains pas
Que votre rage me confonde
Dans vos écrits mangés des rats.
Quoique dans une nuit profonde,
Mes yeux soient fermés ici bas,
Mon esprit, toujours plein d’appas,
Courant sur la terre et sur l’onde,
Brillera malgré le trépas,
Autant que cette masse ronde
Aura d’illustres potentats.

Quoique sur ma pauvre carcasse,
Sans cesse le corbeau croasse,
J’ai trop d’illustres partisans,
Auprès du grand dieu du Parnasse,
Pour craindre vos traits médisants.
Dans vos écrits plus froids que glace,
Si je ne fus pareil au Tasse,
Je serai le Plaute du temps,
Et parmi les plus triomphants
J’aurai sans doute un peu de place ;
Plus charmant que l’enfant de Thrace,
J’ai diverti, plus de vingt ans,
Des rois le plus grand qui se fasse.
Je fus acteur, je fus auteur,
Poète, philosophe et censeur,
Qui, par une pieuse audace.
Jouant le monde et sa grimace,
Ai démasqué maint imposteur,
Et fait rire plus d’un seigneur
Des défauts de la populace.
Au vice j’ai donné la chasse ;
Aussi mon seigneur et mon Roi,
< Assez content de mon emploi,
Malgré le tonnerre qui gronde,
Me souffre encore auprès de soi.
Sa cour où toute gloire abonde
Revoit mon esprit sans effroi ;
Et tous les gens de bon aloi
Prônent ma vertu sans seconde.
Troupe chagrine et furibonde.
Vous serez brave, sur ma foi,
Quand sur le théâtre du monde
Vous aurez fait autant que moi.

  • L’Ombre de Molière de Brécourt
  • Fragments de Molière de Champmeslé
  • Poème de Boursault (dans G. Monval, Recueil sur la mort de Molière, p.53 / Mongrédien 538)
vii. L’Épître VII de Boileau («À Racine»)

[…]
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,

Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,

Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,

Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.

Le commandeur voulait la scène plus exacte;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte:
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.

Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.

L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
[…]

Récapitulation à la fin du siècle

Adrien Baillet, Jugements des Savants sur les Principaux Ouvrages des Auteurs, Paris, A. Dezallier, 1685-1686 (4 tomes en 9 vol. in-12)

NB : En lisant cette longue notice consacrée à Molière par un savant ecclésiastique qui ne l’aime pas parce qu’il le considère comme l’un des plus dangereux ennemis de l’Église chrétienne, on aura présent à l’esprit le fait que le même Adrien Baillet écrivait parallèlement un énorme ouvrage consacré aux «auteurs déguisés et démasqués». Ni Molière ni Corneille n’y figurent évidemment. Cette curiosité inlassable et méticuleuse de Baillet envers ces questions de déguisement, de pseudonymat et d’anonymat l’aurait poussé à s’interroger sur le cas Molière, s’il avait circulé le moindre soupçon, la moindre allusion à quelque supercherie littéraire (rappelons que Louÿs et ses disciples, trois siècles plus tard, croient discerner partout des allusions!).

Baillet est sans aucun doute le garant le plus fort de l’inexistence de quelque énigme concernant l’auctorialité de Molière.

TOME QUATRIÈME CONTENANT LES POÈTES. CINQUIÈME PARTIE.

Mr DE MOLIÈRE

(Jean-Baptiste Pocquelin), Parisien, mort en Comédien, vers l’an 1673. Poète François.
MDXX [1520 = n° de la notice]
p. 110-125

Mr Molière est un des plus dangereux ennemis que le Siècle ou le Monde ait suscité à l’Église de Jésus-Christ: et il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur des Spectateurs, qu’il en avait fait de son vivant dans celui de ses Spectateur. Mais pour ne rien entreprendre sur les devoirs de nos Pasteurs et des Prédicateurs de l’Évangile, j’abandonne le Comédien pour ne parler ici que du Poète Comique, et pour rapporter de la manière la plus succincte et la plus sèche qu’il me sera possible, quelques-uns des jugements que nos Critiques Séculiers et Réguliers en ont porté.

Mr Molière a donc fait un grand nombre de Comédies, tant en vers qu’en Prose que l’on a partagées en sept volumes, dont le premier en comprend quatre, savoir, les Précieuses Ridicules, le C. imaginaire, ou Sganarelle, l’Étourdi ou les Contretemps, et le Dépit amoureux. Le second en comprend quatre, savoir, les Fâcheux; l’École des Maris; la Critique de L’École des Femmes; la Princesse d’Élide, ou les plaisirs de l’Ile enchantée. Le troisième aussi quatre, le Sicilien ou l’amour Peintre; l’Amphitryon, le Mariage forcé; l’Avare. Le quatrième quatre, George Dandin, le Tartuffe ou l’imposteur; le Médecin malgré lui; l’Amour Médecin. Le cinquième trois, le sieur de Pourceaugnac, le Misanthrope, le Bourgeois Gentilhomme, qui est une Comédie-Ballet. Le sixième trois, Psychè, Tragédie-Ballet, les Femmes savantes, les Fourberies de Scapin. Le septième n’en contient que deux, savoir le Malade imaginaire et l’Ombre de Molière. On ajoute une autre Comédie qui porte le titre du Festin de Pierre; mais elle ne paraît plus au monde, du moins n’a-t-elle pas été mise dans le Recueil des autres; de sorte qu’elle doit passer pour une pièce supprimée, dont la mémoire ne subsiste plus que par les observations qu’on a faites contre cette pièce et celle du Tartuffe.

Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talents que Mr Molière pour pouvoir jouer tout le genre humain, pour trouver le ridicule des choses les plus sérieuses, et pour l’exposer avec finesse et naïveté aux yeux du Public. C’est en quoi consista l’avantage qu’on lui donne sur tous les Comiques modernes, sur ceux de l’ancienne Rome, et sur ceux même de la Grèce : de sorte que s’il se fût contenté de suivre les intentions de Mr le Cardinal de Richelieu, qui avoir dessein de purifier la Comédie, et de ne faire faire sur le Théâtre que des leçons de Vertus Morales, comme on veut nous le persuader, nous n’aurions peut-être pas tant de précautions à prendre pour la lecture de ses Ouvrages.

Pour devancer les autres comme il a fait, il s’est cru obligé de prendre une autre route qu’eux. Il s’est appliqué particulièrement à connaître le génie des Grands, et de ce qu’on appelle le beau monde, au lieu que les autres se sont souvent bornés à la connaissance du peuple. Les Anciens Poètes, dit le Père Rapin, n’ont que des valets pour les plaisants de leur Théâtre ; et les plaisants du Théâtre de Molière sont les Marquis et les gens de qualité; les autres n’ont joué dans la Comédie que la vie bourgeoise et commune: et Molière a joué tout Paris et la Cour. Ce même Père prétend que Molière est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la Nature qui la distinguent et qui la font connaître. Il ajoute que les beautés des Portraits qu’il fait, sont si naturelles qu’elles se font sentir aux personnes les plus grossières : et que le talent qu’il avoir à plaisanter s’était renforcé de la moitié par celui qu’il avait de contrefaire.

C’est par ce moyen qu’il a su réformer, non pas les mœurs des Chrétiens, mais les défauts de la vie civile, et de ce qu’on appelle le train de ce monde, et c’est sans doute tout ce qu’a voulu louer en lui le P. Bouhours, par le jugement avantageux qu’il semble en avoir fait dans le Monument qu’il a dressé à sa mémoire où, après l’avoir appelé par rapport à ses talents naturels,

Ornement du Théâtre, incomparable Acteur,

Charmant Poète, illustre Auteur,

il ajoute pour nous précautionner contre ses Partisans et ses admirateurs, et pour nous spécifier la qualité du service qu’il peut avoir rendu aux Gens du Monde,

C’est toi dont les plaisanteries
Ont guéri des Marquis l’esprit extravagant.
C’est toi qui par tes momeries
As réprimé l’orgueil du Bourgeois arrogant.

*

Ta Muse en jouant l’Hypocrite
A redressé les faux Dévots.
La Précieuse à tes bons mots
A reconnu son faux mérite.
L’Homme ennemi du Genre Humain,
Le Campagnard qui tout admire
N’ont pas lu tes Écrits en vain :
Tous deux s’y sont instruits en ne pensant qu’à rire.

*

Enfin tu réformas et la Ville et la Cour.
Mais quelle en fut la récompense ?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallut un Comédien
Qui, mit à les polir son art et son étude.
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien
Si parmi leurs défauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.

*

Voilà peut-être tout ce qu’on peut raisonnablement exiger d’un Critique judicieux qui n’a pu refuser la justice que l’on doit à tout le monde, et qui n’a point cru devoir blâmer des qualités qui sont véritablement estimables, non seulement parce qu’elles viennent de la Nature, mais encore parce qu’elles ont été cultivées et polies par le travail et l’industrie particulière du Poète.
Mr Despréaux [Boileau] persuadé de cette espèce de mérite de Molière, du moins autant que le P. Bouhours, semble n’avoir pas été du sentiment de ce Père sur le peu de reconnaissance que le Public a témoigné pour tous ses services après sa mort. Il prétend au contraire que l’on n’a bien reconnu son mérite qu’après qu’il eut joué le dernier rôle de sa vie, et que l’on a beaucoup mieux juge du prix de ses pièces en son absence, que lorsqu’il était présent. C’est ce qu’il marque à Mr Racine, lorsqu’il lui dit que

Avant qu’un peu de terre obtenu par prière

Pour jamais sous la tombe eût renfermé Molière,
Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance et L’erreur à ses naissantes Pièces

En habit de Marquis, en robes de Comtesses
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,

Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau

Le Commandeur voulait la Scène plus exacte
Le Vicomte indigné sortait au second Acte.
L’un défenseur zélé des Bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.
L’autre, fougueux Marquis lui déclarant la guerre
Voulait venger la Cour immolée au Parterre,

Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eut rayé du nombre des Humains,
On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
Toute la Comédie avec lui terrassée

En vain d’un coup si rude espéra revenir
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Jusque là nous n’avons encore trouvé rien de trop favorable à ceux qui nous vantent si fort la Morale de Mr Molière , et qui publient hautement dans Paris, qu’il a corrigé plus de défauts à la Cour et à la Ville lui seul que tous les Prédicateurs ensemble. Il faut avoir une envie étrange de le munir du nom des Auteurs graves, et de se donner des garants d’importance, pour vouloir nous persuader par l’autorité de quelques Critiques de réputation qui ont eu de l’indulgence pour Molière, que ces vices qu’il a corrigés fussent autre chose que des manières extérieures d’agir et de converser dans le monde. Il faut être bon jusqu’à l’excès pour s’imaginer qu’il ait travaillé pour la discipline de l’Église et la réforme de nos mœurs. Tous ces grands défauts à la correction desquels on veut qu’il se soit appliqué, ne sont pas tant des qualités vicieuses ou criminelles que quelque faux goût, quelque sot entêtement, quelques affectations ridicules, telles que celles qu’il a reprises assez à propos dans les Prudes, les Précieuses, dans ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse, qui ont toujours quelque Poésie de leur façon à montrer aux gens.
Voilà, dit Mr Bayle, les désordres dont les Comédies de Molière ont un peu arrêté le cours. Car pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité, et les autres crimes semblables, il ne faut pas croire, selon l’observation du même Auteur, qu’elles leur aient fait beaucoup de mal. Au contraire il n’y a rien de plus propre pour inspirer la coquetterie que ces sortes de pièces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les Pères et Mères prennent de s’opposer aux engagements amoureux de leurs enfants. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Molière, on apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage, contre les véritables sentiments de la Religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la Bigoterie, et nous pouvons assurer que son Tartuffe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, dont les semences sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle et mêle Bigots et Dévots le masque levé.
Mais il faut laisser encore une fois à ceux que Dieu a choisis pour combattre la Comédie et les Comédiens le soin d’en faire voir les dangers et les funestes effets, et renvoyer ceux qui voudront s’en instruire plus à fond aux Traités qu’en ont écrit je ne dis pas seulement Mr le Prince de Conty, Mr de Voisin, Mr Nicole, etc., mais encore le Père Dominique Othonelli, Jésuite Italien, Frédéric Cerutus, François Marie del Monacho, et le sieur B. A. qui a écrit en particulier contre Molière. Ainsi il ne me reste plus qu’à dire un mot de sa manière d’écrire, et de représenter ses Pièces de Théâtre.
Mr Rosteau prétend qu’il était également bon Auteur et bon Acteur, que rien n’est plus plaisamment imaginé que la plupart de ses pièces ; qu’il ne s’est pas contenté de posséder simplement l’art de la bouffonnerie, comme la plupart des autres Comédiens; mais qu’il a fait voir, quand il lui a plu, qu’il était assez sérieusement savant. Mademoiselle Le Fèvre trouve qu’il avait beaucoup du génie et des manières de Plaute et d’Aristophane.
Mr Despréaux, qui par une prudence toute particulière ayant commence son portrait de son vivant, ne voulut l’achever qu’après sa mort, relève extraordinairement cette facilité merveilleuse qu’il avait pour faire des vers, et s’adressant à lui-même, il lui dit avec une franchise des premiers siècles.

Que sa fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;

Qu’Apollon tient pour lui tous ses trésors ouverts
Et qu’il sait à quel coin se marquent les bons Vers…
Que s’il veut une Rime, elle vient le chercher :
Qu’au bout du Vers jamais on ne le voit broncher
Et sans qu’un long détour l’arrête ou l’embarrasse
À peine a-t-il parlé qu’elle-même s’y place.

Le même Auteur voyant Molière au tombeau, dépouillé de tous* les ornements extérieurs dont l’éclat avait ébloui les meilleurs yeux, durant qu’il paraissait lui-même sur son Théâtre, remarqua plus facilement ce qui avait tant imposé au monde, c’est-à-dire, ce caractère aisé et naturel, mais un peu trop populaire, trop bas, trop plaisant et trop bouffon. Ce Comédien, dit-il

Peut-être de son Art eut remporté le prix

Si moins ami du Peuple en ses doctes Peintures
Il n’eut point fait souvent grimacer ses figures
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule ou Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Mr Pradon qui s’est imaginé que par cette légère censure on avait voulu profiter de la mort du lion pour lui tirer les poils, prétend que Molière n’est pas si défiguré dans le Scapin qu’on ne l’y puisse reconnaître. Il dit qu’il n’a pas prétendu faire dans Scapin une Satire fine comme dans le Misanthrope. Scapin, selon lui, est une plaisanterie, qui ne laisse pas d’avoir son sel et ses agréments, comme le Mariage forcé, ou les Médecins. À dire le vrai, ces pièces sont fort inférieures au Misanthrope, à L’École des Femmes, au Tartuffe, et à ces grands coups de Maîtres : mais elles ne sont pourtant pas d’un Écolier, et l’on y trouve toujours une certaine finesse répandue que le seul Molière avoit pour en assaisonner les moindres Ouvrages.
Mr Despréaux et Mr Pradon ne sont pas les seuls qui aient parlé dans leurs écrits du Misanthrope de Molière comme de son chef-d’œuvre. Le P. Rapin nous fait connaître qu’il est aussi dans le même sentiment, et il est allé même encore plus loin que ces deux Critiques, lorsqu’il dit, qu’à son sens c’est le plus achevé et le plus singulier de tous les Ouvrages Comiques qui aient jamais paru sur le Théâtre.
Nous avons vu la plus célèbre des Pièces de Molière ; mais ceux qui souhaiteront voir la plus scandaleuse, ou du moins la plus hardie, pourront jeter les yeux sur le Tartuffe, où il a prétendu comprendre dans la juridiction de son Théâtre le droit qu’ont les Ministres de l’Église de reprendre les Hypocrites, et de déclamer contre la fausse dévotion. On voit bien par la maniéré dont il a confondu les choses, qu’il était franc Novice dans la dévotion dont il ne connaissait peut-être que le nom, et qu’il avoit entrepris au-dessus de ses forces. Les Comédiens et les Bouffons publics sont des personnes décriées de tout temps, et que l’Église même par voie de droit considère comme retranchées de son corps, parce qu’elle ne les croit jamais dans l’innocence. Mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors n’aurait-il pas cessé de l’être dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait bien se servir de lui pour corriger un vice répandu par toute l’Église, et dont la réformation n’est peut-être pas même réservée à des Conciles entiers ? Si Tertullien a eu raison de soutenir que le Théâtre est la Seigneurie ou le Royaume du Diable, je ne vois pas ce qui nous peut obliger pour chercher le remède à notre hypocrisie et à nos fausses dévotions d’aller consulter Belzébuth, tandis que nous aurons des Prophètes en Israël.
Au reste, quelque capable que fût Molière, on prétend qu’il ne savait pas même son Théâtre tout entier, et qu’il n’y a que l’amour du Peuple qui ait pu le faire absoudre d’une infinité de fautes. Aussi peut-on dire qu’il se souciait peu d’Aristote et des autres Maîtres, pourvu qu’il suivît le goût de ses Spectateurs qu’il reconnaissait pour ses uniques Juges.
Le Père Rapin prétend, que l’ordonnance de ses Comédies est toujours défectueuse en quelque chose, et que ses dénouements ne sont point heureux.
Il faut avouer qu’il parlait assez bien François ; qu’il traduisait passablement l’Italien : qu’il ne copiait point mal ses Auteurs, mais on dit peut-être trop légèrement, qu’il n’avait point le don de l’invention, ni le génie de la belle Poésie, quoique ses amis même convinrent que dans toutes ses pièces le Comédien avait plus de part que le Poète, et que leur principale beauté consistait dans l’Action.

Témoignage portant spécialement sur le fait d’avoir vu Molière écrire

Les disciples de Louÿs prétendent que personne ne déclare avoir vu Molière écrire. L’argument est bizarre, car il n’est pas si fréquent que des témoins aient pu voir écrire un grand auteur du XVIIe siècle. Et, justement, personne ne déclare avoir vu Corneille, Racine, La Fontaine écrire… Dès lors, pourquoi les disciples de Louÿs exigent-il de Molière ce qu’ils ne se soucient pas de rechercher chez ses confrères ?

Cet argument est d’autant plus vain que, concernant Molière, nous disposons justement du témoignage non négligeable de Boileau ;

Voir ce qu’a rapporté Brossette : (correspondance Boileau-Brossette, Appendice 515)

Il [Boileau] m’a encore dit ces deux-ci des Femmes savantes, Sc. 1 :
Quand sur une personne on ne peut s’ajuster,
C’est par les beaux côtés qu’il la faut imiter

M. Despréaux m’a dit qu’il avait voulu souvent obliger Molière à corriger ces sortes de négligences, mais que Molière ne pouvait jamais se résoudre à changer ce qu’il avait fait.
M. Despréaux lui ayant fait sentir la faiblesse de ces deux derniers vers, Molière pria M. Despréaux de les rajuster, tandis qu’il allait sortir un moment avec sa femme (car M. Despréaux était alors chez Molière). M. Despréaux s’en défendit, mais il ne laissa pas de les changer ainsi :
Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux endroits qu’il lui faut ressembler.
M. Molière approuva le changement, et il n’a pas laissé, dans l’impression, de conserver : « C’est par les beaux côtés, » ce qui fait une consonance vicieuse avec la fin du vers, outre qu’on ne dit pas : ressembler à quelqu’un par ses beaux côtés.

Un peu plus loin, p. 516-517 :

Molière remplissait une fois son idée et son plan, après quoi il ne corrigeait plus. Il se laissait entraîner à d’autres idées.

A contrario, Molière attaqué mais pas nié comme auteur de ses œuvres

C’est dans les textes hostiles écrits par Somaize au lendemain des Précieuses ridicules et dans les comédies satiriques publiées dans le cadre de la querelle de L’École des femmes» (1663) et enfin dans la comédie-pamphlet Élomire Hypocondre (1670) que Molière est désigné comme mauvais acteur, farceur et bouffon. Exclusivement.

Ainsi lit-on dans Élomire Hypocondre :

Tu briguas chez Bary le quatrième emploi :
Bary t’en refusa, tu t’en plaignis à moi ;
Et je me souviens bien qu’en ce temps-là, mes frères
T’en gaussaient, t’appelant le mangeur de vipères;
Car tu fus si privé de sens et de raison,
Et si persuadé de son contre-poison,
Que tu t’offris à lui pour faire ses épreuves,
Quoique en notre quartier nous connussions les veuves
De six fameux bouffons crevés dans cet emploi.

Partout ailleurs ce ne sont qu’éloges sur son talent d’acteur comique : en la matière, il est considéré comme le meilleur acteur comique de son temps.

Il en va exactement de même en ce qui concerne Molière auteur. C’est dans la même série de pièces qu’on lui reproche de piller ses devanciers, d’emprunter des idées de scène à ses amis, de ne pas savoir construire une belle comédie etc… Hors ces trois séries de textes précisément datés, ce ne sont qu’éloges.

Or, en même temps, toutes ces attaques ne font que confirmer le statut d’auteur de Molière : l’attaquer comme un mauvais auteur, c’est le reconnaître comme auteur.

En outre, les disciples de Louÿs, toujours indifférents au risque de contradiction, tiennent à citer ces textes qui critiquent Molière et plusieurs de ses pièces — et particulièrement L’École des maris et L’École des femmes — sans se soucier du fait que, à la suite de Pierre Louÿs, ils attribuent ces mêmes pièces à Corneille !!!

Témoignages de la famille même de Corneille en faveur de Molière-auteur

Thomas Corneille, frère cadet de Corneille et vivant depuis toujours dans son intimité: à propos de la mise en vers de Don Juan /le Festin de Pierre

LE LIBRAIRE AU LECTEUR. (1ère éd. du Festin de Pierre mis en vers par Thomas Corneille, 1683)

Cette Pièce, dont les Comédiens donnent tous les ans plusieurs Représentations, est la même que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort. Celui qui l’a mise en Vers, a pris le soin d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les Scrupuleux, et il a suivi la Prose dans tout le reste, à l’exception des Scènes du troisième et du cinquième Acte, où il fait parler des Femmes. Ce sont Scènes ajoutées à cet excellent Original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre Auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.

Cet avis du «libraire» a été manifestement rédigé par Thomas Corneille en personne, comme en témoigne l’Avis à la première personne publié dans toutes les éditions du Théâtre de Thomas Corneille à compter de 1692 :

AVIS

Cette Pièce, dont les Comédiens donnent tous les ans plusieurs représentations, est la même que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort. Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi, m’ayant engagé à la mettre en vers, je me réservai la liberté d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les Scrupuleux. J’ai suivi la prose dans tout le reste, à l’exception des scènes du troisième et du cinquième acte, où j’ai fait parler des Femmes. Ce sont scènes ajoutées à cet excellent original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre Auteur sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.

Le « libraire » en 1683, Thomas Corneille en 1692 présentent donc Le Festin de Pierre comme « la même » pièce « que feu Mr de Molière fit jouer en Prose quelque temps avant sa mort ». Le propre frère de Pierre Corneille reconnaît donc sans ambiguïté que l’auteur du Festin de Pierre (pièce passée à la postérité sous le nom de Don Juan ou Le Festin de Pierre) est Molière. Les disciples de Louÿs tentent ici de forcer le texte en relevant que Thomas Corneille dit seulement que Molière «fit jouer» cette pièce en prose, comme s’il pouvait l’avoir fait jouer sans l’avoir lui-même écrite, et pour faire passer en force leur biais de lecture, ils prétendent que la dernière phrase est obscure alors qu’elle est justement dépourvue de toute ambiguïté. Le «libraire» en 1683, Thomas Corneille en 1692 préviennent le lecteur que s’il trouve des défauts dans les scènes ajoutées par Thomas Corneille à l’original en prose, il doit les imputer à l’auteur de ces nouvelles scènes (Thomas Corneille) et non pas «au célèbre auteur sous le nom duquel la pièce est toujours représentée». Et que signifie cette dernière formule? Elle renvoie à un contexte que les disciples de Louÿs ignorent ou feignent d’ignorer: car depuis sa création à la scène (le 12 février 1677) la version du Festin de Pierre versifiée par Thomas Corneille a toujours été affichée et annoncée sous le nom de Molière, et le public savait donc qu’il allait voir la pièce de Molière versifiée par Thomas Corneille. Au moment de la publication cet avis au lecteur prévenait donc le public et les lecteurs qu’ils ne devaient donc pas attribuer à Molière les défauts des parties ajoutées par Thomas Corneille.

En faisant sien l’avis du «libraire» au lecteur, en 1692, en ajoutant quelques mots à la première personne ici et là, Thomas Corneille ne pouvait pas confirmer plus explicitement que Le Festin de Pierre, plus connu aujourd’hui sous le titre de Dom Juan ou le Festin de pierre, est une comédie dont l’auteur n’est autre que Molière. Et c’est Thomas Corneille qui l’affirme, dans le cadre d’une édition des ses propres œuvres! Nous sommes alors dix-neuf ans après la mort de Molière, huit ans après la mort de son frère Pierre, dont il partageait quasiment la vie (ils vivaient à Rouen dans des maisons contiguës, ils avaient épousé deux sœurs, ils déménagèrent en même temps à Paris…). Pourquoi donc Thomas Corneille, depuis toujours éperdu d’admiration devant l’œuvre de son frère aîné, n’aurait-il pas saisi l’occasion de laisser entendre qu’il avait versifié l’original autrefois écrit non point par Molière, mais par son frère Pierre Corneille? La réponse va de soi, sauf pour les disciples de Louÿs qui, comme toujours face à l’évidence des faits, des textes et des déclarations, mettent en avant l’argument imparable qui sert à tout: le complot secret unissant (par-delà la mort de deux des protagonistes) Corneille, Molière et Louis XIV…

Voir aussi la page La préface du Festin de Pierre de Thomas Corneille.

Le double témoignage de Fontenelle, neveu des frères Corneille

Neveu de Pierre et de Thomas Corneille (il était le fils d’une de leurs sœurs, Marthe), Fontenelle devint particulièrement proche de Thomas Corneille qui le fit entrer à ses côtés à la rédaction du Mercure galant.

On notera en premier lieu que lorsque éclata la querelle des parallèles entre Corneille et Racine en 1686-1687 (pour plus de détails sur ce point, voir G. Forestier, Jean Racine, Gallimard, coll. Nrf/biographies, 2006, p.664-669), initiée par le Parallèle de Monsieur Corneille et de Monsieur Racine de Longepierre, Fontenelle annonça en réplique une Vie de Corneille, un Parallèle de Corneille et de Racine, et une Histoire du théâtre français. Il préféra d’abord s’effacer devant Le Siècle de Louis le Grand de Charles Perrault (1687) qui, tout en lançant la «querelle des Anciens et des Modernes», était tout à la gloire de Corneille et ne faisait pas allusion à Racine. Ce n’est qu’en 1693 que Fontenelle se décida à laisser circuler son Parallèle.

Or, alors que Pierre Louÿs et ses disciples prétendent détenir des dizaines de «preuves» qui témoignent de la contribution de Corneille aux comédies de Molière, on se demande pourquoi un homme aussi intelligent et aussi curieux que Fontenelle, n’aurait pas deviné sur le champ qu’il y avait un secret. Surtout que, si elle avait existé, cette collaboration (enfin) proclamée par Fontenelle lui aurait fourni un argument écrasant pour marquer la supériorité de son oncle sur Racine. Vingt ans après la mort de Molière, presque dix ans après celle de Corneille, aurait-il pu se priver de cet argument décisif ?

Non seulement il n’en fut rien, mais dans les deux textes de Fontenelle au sein desquels apparaît le nom de Molière, celui-ci est sans restriction loué comme un auteur.

À propos de La Vie de Monsieur de Molière de Grimarest (1705), Fontenelle écrit dans l’Approbation publiée en tête du volume :

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, LA VIE DE MOLIÈRE, et j’ai cru que le public la verrait avec plaisir par l’intérêt qu’il prend à la mémoire d’un auteur si illustre.

S’il y avait supercherie, Fontenelle n’aurait pu l’ignorer du fait de son intimité avec ses oncles Pierre (durant les dernières années de la vie de celui-ci) et surtout Thomas Corneille, et il n’aurait pas parlé de Molière comme «d’un auteur si illustre»: il aurait dit « d’un esprit aussi illustre », d’une « personnalité aussi illustre », bref, il aurait tenté de rabaisser en quelque partie l’idée que Molière était d’abord un auteur.

Ensuite, dans la Vie de Corneille publiée par Fontenelle en 1742, on lit le passage suivant :

Quoique Le Menteur [de Pierre Corneille] soit très agréable, et qu’on l’applaudisse encore aujourd’hui sur le théâtre, j’avoue que la comédie n’était point encore arrivée à sa perfection. Ce qui dominait dans les pièces, c’était l’intrigue et les incidents, erreurs de nom, déguisements, lettres interceptées, aventures nocturnes; et c’est pourquoi on prenait presque tous les sujets chez les Espagnols, qui triomphent sur ces matières. Ces pièces ne laissaient pas d’être fort plaisantes et pleines d’esprit: témoin Le Menteur dont nous parlons, Bertrand de Cigarral, Le Geôlier de soi-même. Mais enfin la plus grande beauté de la comédie était inconnue; on ne songeait point aux mœurs et aux caractères; on allait chercher bien loin le ridicule dans des événements imaginés avec beaucoup de peine, et on ne s’avisait point de l’aller prendre dans le cœur humain, où est sa principale habitation. Molière est le premier qui l’ait été chercher là, et celui qui l’a le mieux mis en œuvre: homme inimitable, et à qui la comédie doit autant que la tragédie à Corneille.

Est-il possible de distinguer plus nettement Molière et Corneille que le fait le propre neveu et admirateur de Corneille ?

Notons enfin que Fontenelle aurait eu d’autant plus de raisons d’ajouter foi à l’idée d’une collaboration entre Corneille et Molière, s’il en avait eu vent, que lui-même avait collaboré à plusieurs œuvres de Catherine Bernard. Rappelons ce que rapporte l’abbé Trublet qui fut l’exécuteur testamentaire (sur le plan littéraire) de Fontenelle :

Il aida Mlle Bernard dans plusieurs pièces, surtout dans la tragédie de Brutus, jouée en 1690. Peut-être eut-il aussi quelque part à Léodamie, jouée l’année précédente. Il aida aussi Mlle Bernard dans la plupart de ses autres ouvrages, tant en vers qu’en prose, et même dans ses trois romans, Éléonore d’Yvrée, Inès de Cordoue, et Le comte d’Amboise. Il me l’a dit, et il est bien aisé de l’y reconnaître.

(Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de MM. de Fontenelle et de La Mothe.)