Molière reconnu comme auteur par ses contemporains plus que quiconque

L’un des premiers auteurs-vedettes de l’histoire de la littérature française

Molière est l’un des auteurs du passé sur lesquels ses contemporains ont le plus abondamment écrit. À peine un an après son installation définitive à Paris avec sa troupe (octobre 1658), c’est-à-dire au lendemain des Précieuses ridicules (novembre 1659), s’est manifestée une première célébration de ses qualités d’auteur, ouvrant la voie à une célébration constante qui l’accompagnera jusqu’à sa mort : très tôt il fut admiré autant pour ses qualités d’auteur de comédies que pour celles d’acteur comique, et progressivement ce sont les premières qui ont été le plus célébrées. Moins de cinq ans plus tard a même paru un «abrégé de l’abrégé de la vie de Molière» (inséré dans les Nouvelles nouvelles de Jean Donneau de Visé, – voir L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière, 1663) qui témoigne de l’exceptionnel rayonnement de Molière au tournant de 1662-63 : c’est la première fois que l’on consacrait une esquisse de biographie à une personnalité vivante du monde artistique et littéraire ; et cette esquisse de biographie, tout en manifestant une distance ironique envers lui et en regroupant les principales critiques qui venaient d’être formulées contre sa pièce la plus récente (L’Ecole des femmes), ne cesse de mettre l’accent sur l’aura d’auteur et d’homme d’esprit qui l’entourait, révélant la fascination qu’une telle figure, présentée comme exceptionnelle, exerçait sur les contemporains.

De plus, Molière est l’auteur français qui s’est fait de son vivant le plus d’adversaires pour sa manière d’écrire (il s’est fait attaquer dès le lendemain de ses Précieuses ridicules et à nouveau au lendemain de L’École des femmes) et le plus d’ennemis pour le contenu de ses écrits (il a été accusé d’athéisme et de libertinage pour Tartuffe et Don Juan). Et ses contradicteurs ont fait flèche de tout bois pour le rabaisser aussi bien comme acteur (en le traitant de farceur et de bouffon) que comme auteur, en l’accusant de dénaturer le genre de la grande comédie, de n’écrire que des «rhapsodies», de piller ses devanciers… Bref, tout était bon pour le dénoncer comme un suiveur, un imitateur, un mauvais auteur: mais c’était le reconnaître envers et contre tout comme un auteur.

Les paradoxes de la contestation

Or, par un paradoxe ahurissant, cet homme qui, en tant qu’auteur, s’est trouvé au centre de l’attention de ses contemporains, est justement le seul auteur de toute la littérature française dont quelques individus contestent aujourd’hui l’auctorialité : depuis qu’en 1919, près de deux cent cinquante ans après sa mort, un poète et romancier qui admirait Corneille et méprisait Molière, Pierre Louÿs, a décidé qu’un comédien ne pouvait être capable d’écrire des chefs-d’œuvre, certains se sont persuadé à leur tour que Molière n’aurait pas écrit lui-même ses comédies et qu’il aurait été secrètement le prête-nom de Pierre Corneille. En somme, Louÿs a énoncé une affirmation qui va au rebours de tout ce qu’ont écrit, du vivant de Molière, ses admirateurs et ses adversaires ; une affirmation contredisant en outre des preuves et des témoignages contemporains qui font état d’une animosité certaine entre Corneille et Molière durant les cinq ou six premières années de l’installation définitive de Molière à Paris… Double jeu de contradictions que les disciples de Louÿs balayent d’un revers de la main : ce qui compte pour eux, ce n’est pas ce qu’ont pu dire et écrire les contemporains de Molière et de Corneille ; ce qui compte, c’est de «prouver» que Louÿs avait raison, et que tout s’est passé dans le plus complet secret.

Par un second paradoxe, tout aussi étonnant, on observe que dans les décennies qui ont suivi la mort de Molière, un certain nombre de comédiens ont voulu marcher dans ses traces et se faire à leur tour auteurs de comédies : plusieurs d’entre eux, en particulier Baron, Dancourt et La Thuilerie, ont été accusés d’avoir « emprunté » certaines de leurs pièces, d’en avoir acheté, d’avoir fait office de prête-nom, etc, tandis que des libraires étrangers offraient sous le nom de La Fontaine des comédies composées par un autre célèbre comédien de l’époque, Champmeslé. En somme, on était entré dans l’ère du soupçon. Et on y était entré d’autant plus facilement que le climat général s’y prêtait, comme le prouve le fait qu’un des savants les plus connus de l’époque, Adrien Baillet, ait consacré un ouvrage entier à la question des auteurs déguisés et, plus largement, de l’anonymat : Auteurs déguisés sous des noms étrangers, empruntés, supposés, feints à plaisir, chiffrés, renversés, retournés, ou changés d’une langue en une autre (Paris, 1690). Or, malgré les ennemis que Molière avait conservés par delà sa mort — en particulier dans les milieux ecclésiastiques et dévots qui continuaient de lui reprocher son athéisme, et Adrien Baillet, justement, avait présenté Molière comme un auteur «dangereux» dans un autre de ses livres intitulé les Jugements des savants) —, nul n’a suggéré que Baron et Dancourt n’avaient fait que reprendre une pratique inaugurée par Molière : pas la moindre voix ne s’est élevée, pas le moindre écrit n’a circulé laissant entendre, en cette époque où de mauvais esprits soupçonnèrent quelques comédiens-auteurs, que Molière devait être soupçonné lui aussi. Bien plus, c’était une ligne de partage : ceux qui portaient ces soupçons le faisaient parce qu’ils estimaient que seul Molière avait été capable de s’élever au-dessus de son statut initial de comédien pour devenir un grand auteur; et l’on soupçonnait d’autant plus les successeurs de Molière que celui-ci était reconnu comme insoupçonnable, nombreux étant les contemporains qui avaient vu comment Molière donnait jour à ses comédies.

Navrant paradoxe, on le voit: Molière est l’homme pour lequel, en pleine ère du soupçon, ses contemporains n’ont pas songé un seul instant qu’il pouvait y avoir matière à soupçon; or c’est lui qui a été transformé en objet de soupçon deux siècles et demi après sa mort par un auteur à lubies, Pierre Louÿs, qui en était venu à se persuader que la presque totalité des textes du XVIIe siècle avait été écrite par Pierre Corneille.

Posons donc déjà la question que nous formulerons encore à de nombreuses reprises dans les pages qui suivent : qui faut-il croire ? les contemporains de Molière ? ou les récents inventeurs d’une «théorie Corneille» qui ne repose que sur l’intime conviction de ceux qui la professent ?