Pierre Louÿs, déroutant critique et étrange historien

Ses intuitions et ses méthodes en matière d’histoire littéraire

Une idée née au début du XXe siècle (1919): le cas Pierre Louÿs.

a- Le contexte

L’idée lancée par Louÿs en 1919 est calquée sur la dénégation de Shakespeare-auteur de ses pièces, théorie apparue un siècle et demi plus tôt, et fondée sur des arguments parfaitement spécieux qui préfigurent ceux que l’on retrouve dans la théorie Corneille inventée par Louÿs. Nous avons déjà signalé (voir À l’origine de la théorie) l’étonnante coïncidence de la publication en 1918-1919 du livre d’Abel Lefranc (intitulé Sous le masque de William Shakespeare: William Stanley, VIe comte de Derby) et du premier texte de Pierre Louÿs sur la question Corneille-Molière.

b- Une conception très personnelle de la littérature et de la création littéraire

Lorsqu’il s’est lancé dans la transposition à Molière de la contestation de Shakespeare, Louÿs a découvert que pour Molière non plus on n’avait conservé aucun écrit de sa main. Il y avait de quoi l’emplir de stupéfaction : comme l’explique longuement son biographe Jean-Paul Goujon, Louÿs n’a cessé de conserver, de récupérer, de commenter, de classer TOUT ce qui était parti de sa main et même TOUT papier lié à sa vie passée ; on découvrit ainsi à sa mort qu’il avait conservé les reçus de garçonnière du temps de sa liaison avec Marie de Régnier (Pierre Louÿs, Fayard, 2002, p. 779). En outre, le grand roman, inabouti et inachevé, dont il rêva durant vingt ans, Psyché, était une transposition romancée de ses amours avec Marie de Régnier : pour lui la littérature, c’était l’homme dans l’œuvre et l’œuvre d’après l’homme. Hors de cette conception, point de salut.

C’est cette conception très particulière et très datée de la littérature qui le persuada de ce que si Corneille avait pu écrire le récit de la bataille contre les Maures dans Le Cid, en particulier l’arrivée des navires remontant le Guadalquivir, c’est qu’il avait en tête le siège de Rouen par Henri IV en 1592-93 et le blocus imposé sur la Seine par la flotte anglo-hollandaise (dont il imagina qu’elle remonta la Seine pour fondre sur Rouen…). On lira aussi son interprétation très personnelle (et qu’il présente comme la seule correcte) du Polyeucte de Corneille : le héros y figurerait Corneille, Félix son propre beau-père, l’ensemble racontant de manière voilée les conséquences de l’affaire des possédées de Loudun quelques années plus tôt.

Avec une telle conception de la littérature, qu’il ne pouvait guère plaquer que sur quelques oeuvres, Louÿs était incapable de comprendre la plus grande partie du théâtre de Molière ; sauf quelques pièces auxquelles il pouvait adapter sa conception de l’homme dans l’oeuvre et plus particulièrement de l’homme Corneille dans l’oeuvre de Molière. C’est ainsi qu’il fut animé par l’obsession de reconnaître dans Alceste, le héros du Misanthrope de Molière, Corneille lui-même, auquel il prête dans les années 1660 une mélancolie et une misanthropie qu’aucun texte contemporain, au demeurant, ne permet d’étayer… (« Qu’Alceste soit l’auteur d’Alceste, cela ne fait aucun doute », Comoedia, 29 octobre 1919)

c. Une conception romantique du rapport à la création littéraire

L’étonnement de Pierre Louÿs (et de ses disciples) pour la disparition des papiers de Molière est un étonnement lié à une conception romantique du rapport à la création. Car c’est l’âge romantique qui a sacralisé les différentes étapes de l’élaboration d’une œuvre. Jusqu’au XVIIIe siècle, les étapes n’avaient en soi aucune valeur : ce qui comptait c’était l’œuvre achevée et non les différents états de l’œuvre, qu’il n’importait guère de garder sous forme de traces manuscrites; conserver ces traces n’avait pas plus de sens que conserver les échafaudages qui avaient servi à la construction d’un palais ou d’une église. On rappellera donc qu’au XVIIe siècle on détruisait tous les manuscrits des textes qui avaient été publiés: les seuls manuscrits conservés de cette période sont ceux des œuvres qui n’étaient pas destinées à publication immédiate (œuvres inachevées, mémoires…).

De la même manière c’est le romantisme qui, en sacralisant la personne de l’auteur, a sacralisé sa correspondance privée, devenue aussi importante que ses brouillons.

On rappellera à ce propos que c’est justement au XIXe siècle qu’est apparue l’anecdote du paysan venu proposer un dimanche à la Comédie-Française les papiers de Molière et reparti pour toujours avec sa charrette après que le concierge lui eut demandé de revenir un autre jour…

d. Une obsession attributive curieusement présentée par ses biographes comme une savante recherche

Dans sa biographie de Pierre Louÿs, Jean-Paul Goujon (Pierre Louÿs, p. 750-751), tout en concédant que « Louÿs a certes pu divaguer dans certaines de ses conclusions ou interprétations », estimait :

Les investigations de Louÿs sur Corneille et Molière constituent […] un exemple infiniment rare de recherches où la poétique, la stylistique et la “rhétorique profonde” donnent constamment la main aux sciences politiques, historiques et sociales. […] Lecteur extraordinaire, ou plutôt liseur hors pair, Louÿs y a esquissé une histoire de la littérature française classique, qu’il pouvait seul nous donner. Cet admirable lyrisme pailleté des poètes baroques de l’époque Louis XIII, il le voyait s’épurer, se fortifier et s’équilibrer dans l’alexandrin de Corneille.

Une si longue familiarité avec la création poétique et avec la chair même des textes littéraires lui avait donné une sorte de divination pour reconnaître la vraie poésie, où qu’elle se trouvât. Aussi pouvait-il à bon droit admirer des vers anonymes ou peu connus qu’il découvrait dans les recueils collectifs du temps:

Reine de l’univers, arbitre de la terre,
Tu me prêchais la paix au milieu de la guerre ;
J’ai suivi tes conseils et tes justes souhaits,
Et tu me fais la guerre au milieu de la paix :
Détruisant les erreurs et punissant les crimes ,
J’ai soutenu l’honneur de tes saintes maximes ;
J’ai remis autrefois, en dépit des tyrans,
Dans leur trône sacré tes pontifes errants,
Et faisant triompher, d’une égale vaillance,
Ou la France dans Rome, ou Rome dans la France,
J’ai conservé tes droits et maintenu ta foi ;
Et tu prends aujourd’hui les armes contre moi ?

Et Louÿs de commenter :

C’est formidable. Cette France géante qui prend les papes comme des marionnettes… Et quelle voix ! Quel langage ! Toute la pièce est du même ton. Elle est imprimée dans deux recueils du temps. L’un la signe Corneille et l’autre Fléchier. À l’unanimité l’intelligente Sorbonne opine pour Fléchier. Et personne n’a lu ça.

Malheureusement sur ce point comme sur le reste de ses prétendues recherches en histoire littéraire, Louÿs a tort, et l’on s’étonne que son biographe n’ait pas estimé que son devoir d’historien de la littérature était d’enquêter un peu avant de louer de manière aussi péremptoire et ridicule cette « sorte de divination pour reconnaître la vraie poésie ».

Livrons-nous donc à cette enquête et voyons comment procédait Pierre Louÿs auquel son biographe admiratif prête des qualités uniques en matière d’histoire littéraire.

Il avait eu connaissance de ce texte intitulé « Plaintes de la France à Rome. Élégie » à travers deux recueils.

Le premier recueil avait été publié à Cologne en 1667 (Voltaire connaissait de ce recueil une édition publiée en Hollande en 1664) sous le titre Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers. Le poème y était attribué à Corneille.

Le second fut achevé d’imprimer à Paris le 20 décembre 1670 et parut quelques jours plus tard avec la date de 1671. Sous le titre Recueil de poésies chrétiennes et diverses dédié à Mgr le Prince de Conti par M. de La Fontaine parurent 3 volumes, le premier consacré aux poésies chrétiennes, les deux autres aux poésies diverses. Au tome III de ce Recueil de poésies chrétiennes et diverses (éd. de 1679), qui était en même temps le «second volume» du recueil des poésies diverses, figurent des poèmes de Corneille, Racine, Théophile de Viau, Gilbert, Desmarets, Scarron, La Fontaine et de Fléchier, ainsi que des extraits de pièces de théâtre de Corneille et de Racine. Dans ce recueil parisien les «Plaintes de la France à Rome» n’étaient pas rangées dans la série des textes imprimés sous le nom de Corneille, mais parmi les quatre poèmes imprimés sous le nom de Fléchier.

Dès lors à quel recueil faire confiance ? À un recueil anonyme paru avec une adresse hollandaise puis avec une adresse à Cologne (l’une des adresses des Elzevier, célèbres imprimeurs hollandais qui inondaient la France de contrefaçons, de recueils factices, et de recueils constitués de pièces de poésie ramassés ici et là) dans lequel l’éditeur avait ajouté un «par Monsieur Corneille» à la suite du titre « Plaintes de la France à Rome » ? Ou bien à un recueil mis en chantier en 1669 par le comte de Brienne, avec la collaboration de La Fontaine, d’Arnauld d’Andilly, de Pierre Nicole (pour la préface), ainsi que de Racine, qui avait pris la peine pour l’occasion de retoucher sa plus ancienne poésie (La Nymphe de la Seine à la Reine) ?

Entre un recueil d’origine inconnue, fabriqué à l’étranger par des imprimeurs spécialistes de la contrefaçon, et un recueil mis en chantier par des personnalités illustres du monde des « belles-lettres », qui ont soigneusement choisi les textes et vérifié les attributions, on ne peut avoir aucune hésitation. C’est pourquoi à partir du XIXe siècle, les éditeurs de Corneille n’ont plus retenu ce texte comme étant de sa plume, et qu’inversement les éditeurs de Fléchier l’ont fait figurer dans ses œuvres.

Mais voilà. Louÿs y a vu la patte de Corneille, comme il l’a vue dans des centaines d’autres textes du XVIIe siècle. Dès lors, persuadé que son intuition était sans faille, il n’a pas cherché à vérifier par une vraie recherche érudite pourquoi les chercheurs universitaires attribuaient ce texte à Fléchier. Au lieu de réfléchir, il s’est contenté de se fermer et d’ironiser sur l’opinion de « l’intelligente Sorbonne » qu’il avait détestée toute sa vie.

On a là une idée de la méthodologie de Louÿs. Ou plutôt de son absence de toute méthodologie, sacrifiée sur l’autel de son obsession attributive : tout texte du XVIIe siècle qui a de la force et de la carrure ne peut être que de Corneille.

Une fois cela posé, tout est bon pour tenter de le prouver.