Récapitulation : comment on invente des anomalies dans les vies et les relations de Molière et de Corneille

Un site internet spécialisé dans la désinformation concernant Molière et l’histoire de la littérature prétend «prouver» que Molière n’est pas l’auteur de ses œuvres en s’inspirant des arguments de Pierre Louÿs. Pour cela, l’un de ses animateurs a ajouté aux inventions de Pierre Louÿs ses propres inventions et il est parvenu ainsi à proposer une liste de 125 anomalies dans les vies et les carrières de Molière et de Corneille. Puisque ce sont de pures inventions fondées sur un entassement de désinformations (on va le voir ci-dessous), il est évident que cette liste pourrait être allongée à l’infini par les disciples de Pierre Louÿs (et donc qu’elle le sera probablement).

On verra ci-dessous qu’aucune des questions posées ne recouvre une anomalie. On constatera en même temps, par les réponses que nous apportons, que ces mêmes questions sont

  • soit dénuées de sens,
  • soit destinées à désinformer le lecteur en présentant les faits connus selon des biais particuliers,
  • soit radicalement fausses.

On s’apercevra donc vite que le « dossier Corneille-Molière » est vide et qu’il n’y a aucune « énigme Corneille-Molière », sauf aux yeux de ceux qui sont intéressés à maintenir en vie une prétendue « affaire Corneille-Molière ».

Nous rappellerons, pour finir, que toutes les argumentations fondées sur une logique conspiratoire (ou « théories du complot ») procèdent de la même manière : accumuler de longues séries de prétendues anomalies censées prouver la réalité de la théorie proposée. À défaut de prouver quoi que ce soit, ces séries de fausses anomalies aboutissent toujours à l’effet recherché: faire douter le lecteur qui ignore les faits et qui ne peut pas imaginer que les faits avérés ont été déformés et que toutes les anomalies qu’on lui présente avec aplomb sont imaginaires.

Les 125 fausses anomalies

1)

pourquoi il n’existe aucune preuve de la scolarité de Jean-Baptiste Poquelin, tandis qu’un document montre que le 17 décembre 1637, âgé de quinze ans – donc tout jeune adulte – il prête serment devant la corporation des Tapissiers, ce qui signifie qu’il « a appris le métier paternel assez à fond pour être reçu maître par ses pairs, répondant par là même de sa compétence » ;

Première tentative de désinformation, dans le but de faire croire que Molière n’a reçu aucune éducation dans l’un des collèges de l’Université de Paris. L’idée est la suivante : nous faire croire que, puisque Molière est censé n’avoir eu aucune éducation scolaire approfondie, il ne peut pas avoir écrit seul ses pièces de théâtre.

  1. On remarquera que toutes les dénégations concernant Shakespeare commencent par le même argument : on n’a pas retrouvé trace de l’éducation de Shakespeare. Mais l’on oublie de dire, pour Shakespeare comme pour Molière, qu’il ne reste pas de trace de l’éducation de leurs condisciples non plus !!! Et donc que cela ne prouve rien.
  2. Aucun document n’indique que Molière aurait prêté serment devant la corporation des Tapissiers : il s’agit d’une interprétation fautive faite par un mauvais biographe du XIXe siècle (Georges Bordonove) d’un document dont, en outre, la date est ici erronée (aucun document concernant Molière ne date du 17 décembre).

De quoi s’agit-il donc exactement ? Dans l’inventaire après décès de Molière (établi du 13 au 21 mars 1673) figuraient les « Lettres de provision de la charge de tapissier et valet de chambre de Sa Majesté en faveur de Molière en survivance du sieur Pocquelin son père en date du quatorzième décembre mil six cents trente-sept, signées Louis et plus bas Loménie, à côté desquelles est la prestation de serment en date du dix-huitième du même mois ». Autrement dit, Louis XIII a signé le 14 décembre 1637 les lettres de survivance de la charge de valet de chambre-tapissier que possédait Jean Poquelin depuis 1631 : à la mort de celui-ci, Jean-Baptiste Poquelin, futur Molière, en héritait ainsi automatiquement. Mais il se trouve que cette survivance était une « survivance jouissante », offrant la possibilité au bénéficiaire d’exercer la charge en alternance avec le titulaire : c’est pourquoi le futur Molière a dû prêter serment de fidélité entre les mains du Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, ce qu’il a fait aussitôt après, le 18 décembre.

Pour pouvoir être « survivancier » de cette charge très convoitée, Molière avait-il eu besoin d’être reçu « Maître » devant la corporation des Tapissiers ? Rien ne l’atteste ni même ne le laisse supposer. Et dans cette hypothèse eût-il eu besoin d’apprendre le métier pour être reçu maître ? Nullement, car c’eût été pour lui une simple formalité juridique ; en tant que fils d’un maître tapissier, il était dispensé d’apprentissage ; les fils de maître étaient censés, en grandissant dans la maison du maître, apprendre en regardant et, éventuellement, en aidant.

Bref, point d’anomalie. Rien n’empêchait qu’un fils de maître tapissier fasse des études régulières dans l’un des collèges de la Montagne Sainte-Geneviève et obtienne la survivance de l’office de valet de chambre tapissier détenue par son père.

  1. Des témoignages convergents de contemporains attestent que Molière avait traduit et mis en vers tout ou partie du De Natura rerum de Lucrèce. Bref, Molière n’aurait fait aucune étude, mais il aurait été capable de traduire un auteur latin et de mettre en vers cette traduction ? Et il ne s’agit pas de n’importe quel auteur ! pour se tourner vers Lucrèce et son De Natura rerum il ne faut pas seulement bien posséder son latin ; il faut aussi être versé dans (ou du moins s’intéresser à) la philosophie épicurienne…

Sur la question des études de Molière, voir la page Les études de Molière et son bagage intellectuel.

2)

pourquoi Molière n’a jamais fait la moindre allusion à des études au collège et à la Faculté ; et pourquoi aucun jésuite ne s’est jamais flatté auprès du Roi de l’avoir eu pour élève au prestigieux collège de Clermont 

Double désinformation (et petit mode d’emploi de la fabrication d’une désinformation) :

  1. À la notable exception de Charles Perrault, qui a rédigé sur le tard des Mémoires de ma vie dans lesquels il raconte rapidement sa scolarité, aucun des auteurs du XVIIe siècle n’a fait allusion publiquement à ses études au collège et à la Faculté !!! Pourquoi faudrait-il attendre du seul Molière qu’il ait fait ce type d’allusion dans ses œuvres ou ses préfaces ?
  2. Aucun document de l’époque ne permet de savoir ce que les jésuites ont pu dire ou ne pas dire à Louis XIV, que ce soit sur Molière ou sur toute autre personne. Tout cela relève de la plus pure imagination de l’inventeur de cette fausse anomalie.

Commentaire : cette fausse anomalie éclaire la manière dont procèdent les adeptes des théories du complot.

  1. Ils inventent une exigence qu’ils présentent comme un problème ou une énigme : en l’occurrence, les informations contemporaines contradictoires concernant les études de Molière leur permettent de créer une interrogation sur la réalité des études de Molière.

Mais ils dissimulent le fait que l’on n’en sait pas plus sur les confrères, les rivaux, les amis de celui ou celle sur qui on veut faire naître le doute.

  1. Ils exigent donc de la personne dont ils prétendent dévoiler le secret quelque chose qu’ils n’exigent pas des confrères, des rivaux, des amis de celui ou celle sur qui on veut faire naître le doute.
  2. Ils créent ainsi ce qu’ils appellent une « anomalie », alors que cette anomalie concerne en fait aussi des dizaines d’écrivains et d’artistes de la période concernée, ce qui signifie qu’il ne s’agit en rien d’une anomalie.
  3. Par cette manière biaisée de présenter les choses, le but a été atteint : insinuer le doute chez le lecteur en faisant croire à l’existence d’une anomalie qui n’en est pas une.

3)

pourquoi la compagnie de Madeleine Béjart, qui espère ne jouer que la tragédie et la tragi-comédie, prend le nom de l’Illustre Théâtre, titre d’une édition alors en cours des œuvres de Pierre Corneille : L’Illustre Théâtre (1644, Leyde, édition elzévirienne) ;

Double désinformation.

  1. Aucune édition supervisée par Corneille ne s’est jamais intitulée ainsi. Le titre de la première édition collective des pièces de Corneille, parue en 1644, s’intitule simplement : Œuvres de Corneille. Première partie (la seconde partie paraîtra avec le même titre en 1648). C’est une contrefaçon hollandaise, parue à Leyde après cette édition française (donc environ un an après la constitution de l’Illustre Théâtre, troupe formée par Molière et les Béjart), qui porte ce titre.

Pour plus de détails, voir la page L’Illustre Théâtre et le choix du nom de la troupe.

  1. Aucun des documents d’archives en notre possession — qui nous permettent de suivre aussi bien la courte vie de la troupe de l’Illustre Théâtre (1643-1645) que l’intégration de Molière et des Béjart dans la troupe de Charles Dufresne en 1646 et leurs pérégrinations dans les provinces de l’ouest puis du sud — n’autorise à parler de « la compagnie de Madeleine Béjart ». Ce sont les dictionnaires de comédiens qui ont près de deux siècles plus tard inventé ou propagé ce pur fantasme. Ainsi le Dictionnaire historique des comédiens français de Henry Lyonnet comporte à l’article « Béjart Madeleine » l’affirmation suivante (vol. I, p. 127): « Quand elle parcourt la province, sa troupe est “la troupe de la Béjart” ». Affirmation aussi péremptoire que non fondée, répétons-le.

En fait, Madeleine dispose d’une seule prérogative, celle d’être la première, parmi les quatre actrices de la troupe, à choisir le rôle féminin qui lui plaît lors de la reprise d’une pièce ancienne (pour les pièces nouvelles, c’est l’auteur qui en dispose). À part ce petit privilège (qui ne concerne que les femmes de la troupe), toutes les décisions concernant la vie de la troupe se font à la pluralité des voix. Voici les articles du contrat de société passé le 30 juin 1643 :

C’est à savoir que, pour n’ôter la liberté raisonnable à personne d’entre eux, aucun ne pourra se retirer de la troupe sans en avertir quatre mois auparavant, comme pareillement la troupe n’en pourra congédier aucun sans lui en donner avis les quatre mois auparavant; item que les pièces nouvelles de théâtre qui viendront à la troupe seront disposées sans contredit par les auteurs, sans qu’aucun puisse se plaindre du rôle qui lui sera donné; que les pièces qui seront imprimées, si l’auteur n’en dispose, seront disposées par la troupe même à la pluralité des voix, si l’on ne s’arrête à l’accord qui en est pour ce fait entre lesdits Clerin, Pocquelin et Joseph Béjart qui doivent choisir alternativement les Héros, sans préjudice de la prérogative que les susdits accordent à ladite Madeleine Béjart de choisir le rôle qui lui plaira; item, que toutes les choses qui concerneront leur théâtre et des affaires qui surviendront, tant de celles que l’on prévoit que de celles qu’on ne prévoit point, la troupe les décidera à la pluralité des voix sans que personne d’entre eux y puisse contredire…

Notons enfin que lorsque les difficultés financières de l’Illustre Théâtre seront devenues insurmontables, en août 1645, c’est Molière et nullement Madeleine Béjart qui fera deux courts séjours en prison. Et s’il est vrai qu’à l’été 1658, Madeleine loue la salle du Théâtre du Marais à Paris au nom de ses camarades, cela alors fait déjà plusieurs années que Molière est devenu l’homme fort de la troupe, Dufresne s’étant effacé progressivement avant de prendre sa retraite un an plus tard.

  1. Enfin, aucun document, aucun témoignage n’indiquent que la troupe de l’Illustre Théâtre «espère ne jouer que la tragédie et la tragi-comédie»: en fait, le répertoire de créations que l’on a pu reconstituer pour la courte existence de l’Illustre Théâtre (1643-1645) est effectivement dépourvu de nouvelle comédie, ce qui ne signifie pas que la troupe se soit interdite de faire des reprises de comédies (nous ignorons tout des nombreuses reprises qu’elle dut faire entre chaque création nouvelle). La seule leçon qu’on peut tirer de ce constat est que à l’âge de 22 ans Molière, comme tout comédien débutant, se rêvait en acteur tragique et que sa « vocation comique » s’est révélée avec le temps.

4)

pourquoi, après son premier séjour à Rouen, où vit Pierre Corneille, Jean-Baptiste Poquelin choisit le pseudonyme « Moliere » ; et pourquoi, des années plus tard, « jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis », ainsi que l’atteste son premier biographie Grimarest ;

Nouvelle question tendancieuse. Aucun autre comédien n’a jamais justifié son « nom de guerre ». Pourquoi demande-t-on au seul Molière une telle justification ?

  1. C’est le premier biographe de Molière, Grimarest, qui a fait valoir que Molière ne s’était jamais expliqué sur son pseudonyme. Or Grimarest, qui écrivait en 1705 trente ans après la mort de Molière (qu’il n’avait pas connu) et dont la plupart des affirmations sont fausses (ce qu’a déclaré Boileau dès 1706 et ce qu’ont confirmé toutes les archives découvertes depuis le XIXe), s’est posé une question naïve qu’il n’aurait pas posée s’il s’était interrogé sur les pseudonymes des autres comédiens du XVIIe siècle. Or, traditionnellement, au moins depuis le début du 17e siècle, les comédiens portent des noms de « campagne » : Montdory, Montfleury, Floridor, Beauchâteau, Hauteroche, Beauval, La Roque, Rosimont, Champmêlé… Nous verrons ci-dessous en quoi Molière est aussi un nom champêtre.
  2. Ceux qui posent aujourd’hui cette question n’ont pas cherché plus loin que Grimarest, parce qu’ils voulaient en faire une énigme liée à la prétendue intervention de Corneille. Ils ont ainsi décidé que ce nom viendrait du vieux verbe molierer qui, d’après un unique manuscrit anglo-normand du Moyen Âge, pouvait signifier « légitimer » (un bâtard). Selon eux, ce serait Corneille qui en 1643 aurait légitimé Molière… Cette interprétation est non seulement aussi navrante que celle de Henry Poulaille qui prétendait que le nom Molière serait l’anagramme de celui de Corneille, mais elle ne repose sur aucune assise scientifique. Au XVIIe siècle, on considérait que la langue française était fille du latin, mais on ne s’intéressait pas à l’état de la langue française au Moyen Âge : personne ne pouvait avoir l’idée d’aller chercher un mot disparu pour servir de pseudonyme à un homme. Surtout que molierer est un verbe anglo-normand, qui n’est connu que par un unique manuscrit du Moyen Âge (déniché par un historien de la langue au XXe siècle).
  3. Plutôt que d’invoquer une étymologie de fantaisie, il aurait mieux valu procéder à une véritable étude étymologique. Si l’on a l’honnêteté de le faire, voici à quoi l’on aboutit : moliere/meuliere= carrière de pierres à meule (latin mola, meule). Sur le site internet Meulieres.eu, qui se présente comme l’atlas des meulières de France et d’Europe, on découvre que beaucoup de lieux-dits situés à proximité de sites de meulières portent le nom de Moliere. Tout simplement. Molière a donc choisi un nom champêtre comme les autres « noms de guerre » des comédiens de son temps ; on comprend qu’il n’ait pas éprouvé le besoin de justifier un choix que ses compagnons n’ont pu que juger évident.

Pour plus de détails, on se reportera à la page Le choix du surnom de Molière.

5)

pourquoi le nom « Moliere », toujours orthographié sans accent par Jean-Baptiste Poquelin, a des connotations féminines (mulier/molier) qui ne sont sans doute pas étrangères au fait qu’il ratera son mariage avec la jeune Armande et sera connu de ses contemporains pour être un « cocu », un « impuissant » et pour avoir entretenu des relations pédophiles avec Michel Baron, un jeune comédien de treize ans ;

Comment transformer en désinformation des ignorances de la réalité du 17e siècle.

  1. L’inventeur de cette fausse anomalie ne sait pas que l’usage de l’accent grave était inexistant à l’époque de Molière (y compris dans les textes imprimés) et que tous les mots qui se terminent en -iere ne sont pas accentués.
  2. L’inventeur de cette fausse anomalie ne sait pas que le mot latin mulier se prononçait en France au 17e siècle mulier et non moulier (donc aucun rapport avec un éventuel rapport de prononciation dans certaines régions Molière/Moulière). Ce siècle qu’au XXe siècle qu’on a introduit en France la prononciation latine dite « restituée », en vertu de laquelle la lettre “u” se prononce “ou”.

Pour plus de détail, voir notre développement « e- La graphie du nom Molière. » au bas de la page Le choix du surnom de Molière.

  1. Aucun document paru du vivant de Molière ne l’accuse d’avoir été cocu ou impuissant, ni ne fait d’allusion à quelque légèreté d’Armande : ces accusations contre Armande sont apparues d’abord dans un pamphlet lancé en 1676 par un certain Guichard, accusé d’avoir voulu empoisonner Lully et cherchant à discréditer tous ceux que Lully avait appelés comme témoins (dont Armande Béjart), puis dans un roman anonyme intitulé La fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière (1688), et les récits d’infidélités qu’ils contiennent ont depuis longtemps été invalidés par les historiens qui ont pu facilement opposer les faits avérés aux inventions de l’auteur du récit. Ces accusations de cocuage ont ensuite été reprises par des biographes naïfs qui ont confondu l’homme et l’œuvre sans voir que Molière avait commencé à jouer les cocus en 1661 (L’École des Maris), bien avant de se marier… Quant à l’accusation d’impuissance, c’est dans sa propre imagination que l’auteur de la fausse anomalie est allé la chercher.

Même le pire ennemi de Molière, Le Boulanger de Chalussay, auteur de la comédie-pamphlet Élomire Hypocondre publiée en 1670, n’accuse pas Molière d’être cocu. Il joue avec un lieu commun — qui dit marié, dit cocu — qui remonte au moins au Tiers Livre de Rabelais :

ÉLOMIRE. J’aurois des cornes, moi! moi, je serai cocu !
L’ORVIÉTAN. On ne dit pas qu’encor vous le soyez actu ;
Mais, étant marié, c’est chose très certaine
Que vous l’êtes, du moins, en puissance prochaine.

  1. Quant aux prétendues relations pédophiles de Molière avec Baron (entré dans la troupe à 17 ans et non pas à 11 ans comme le raconte Grimarest), il en est aussi question pour la première fois dans le petit roman intitulé La fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière (plus exactement dans l’une des rééditions augmentées de ce texte).

Rappelons que ce petit roman s’inscrit dans la veine de la « nouvelle diffamatoire » (on place des personnalités connues dans des situations imaginaires) très à la mode à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle.

6)

pourquoi, à Rouen, en 1643, il est probable que c’est chez le notaire de Pierre Corneille, Me Cavé, que la troupe de l’Illustre Théâtre est allée faire confirmer la location et la mise en état d’une salle de spectacle ;

Cette fausse anomalie représente en fait une inversion d’information et, de coup, un véritable sommet de la désinformation.

Pendant qu’elle faisait aménager sa première salle de spectacle à Paris, la troupe de l’Illustre Théâtre dirigée par Molière et les Béjart a passé quelques semaines à Rouen (comme de nombreuses autres troupes de théâtre dont c’était l’une des principales destinations). Elle a effectivement signé un contrat chez un notaire de Rouen nommé Me Cavé ; MAIS aucun document du 17e siècle ne stipule (ou seulement n’indique) que le notaire de Corneille pouvait être Me Cavé !!!

Bel exemple de « retournement d’une information » au service de la théorie qu’on veut prouver.

7)

pourquoi avant l’installation à Paris en 1658 il n’est jamais question de la troupe de Molière, mais de celle de Charles Du Fresne, qui en était le chef, et de Madeleine Béjart, qui en était l’âme ;

Désinformation.

  1. Jusqu’au début des années 1650 il n’était effectivement question que de la troupe de Dufresne, mais il n’y avait rien d’anormal à cela : Dufresne la dirigeait depuis une vingtaine d’années et Molière ainsi que les Béjart ne l’ont rejointe qu’au printemps de 1646. Mais comme en font foi les récits contemporains de la rencontre entre la troupe et le prince de Conti à la fin de l’été 1653, Molière avait déjà pris l’ascendant sur les autres comédiens et on parlait de sa troupe.
  2. Que Madeleine Béjart ait été “l’âme” de la troupe, il n’en est nulle part question (sur le statut de Madeleine, voir plus haut la fausse anomalie no 3).

8)

pourquoi, peu avant la création de L’Étourdi et du Dépit amoureux, le poète à gages Dassoucy passe plusieurs mois en compagnie de la Troupe, avouant dans son livre autobiographique : «  Je me vis plus riche et plus content que jamais » ;

Multiples désinformations :

  1. d’Assoucy, poète et musicien, n’a jamais été « poète à gages » et n’a jamais écrit la moindre pièce pour une troupe de théâtre.
  2. Où est le point mystérieux dans l’aveu de d’Assoucy ? Toutes les recherches sur Molière en Languedoc révèlent que la troupe vivait fort richement grâce aux généreuses subventions que lui accordaient chaque année les « États » qui l’invitaient à donner des représentations devant les députés. Pour avoir suivi la troupe durant six mois, d’Assoucy, compositeur de musique et de chansons, profita de ses largesses.
  3. Que d’Assoucy ait par ailleurs composé vers 1650 à Paris la musique des intermèdes de l’Andromède de Corneille ne signifie nullement qu’il ait été l’ami intime (et encore moins l’envoyé) de Corneille : Andromède fut une grande « pièce à machines », résultat d’une commande royale (faite par Mazarin) qui associa le musicien d’Assoucy et l’ingénieur-machiniste italien Torelli : l’un et l’autre furent imposés à Corneille pour la réalisation du spectacle ; que Corneille ait dédié deux petites pièces en vers à d’Assoucy au cours des années suivantes ne signifie nullement qu’ils soient devenus amis (et amis au point que d’Assoucy ait trempé dans un tel secret !). Faut-il préciser que d’Assoucy était un athée et un homosexuel notoire, plusieurs fois emprisonné pour « sodomie » dans les années 1650, et qu’on voit mal comment de telles idées et de telles mœurs, scandaleuses pour l’époque, pouvaient lui attirer une véritable sympathie de la part de Corneille.
  4. En fait, on voit bien où veut en venir notre inventeur d’anomalies, puisqu’il précise « peu avant la création de L’Etourdi et du Dépit amoureux » : ce serait donc Corneille qui par l’intermédiaire d’Assoucy aurait fait passer secrètement à Molière les deux premières pièces en cinq actes qu’il a signées !!!

La conclusion qu’on peut tirer des témoignages de d’Assoucy va justement à l’encontre de la théorie inventée par Pierre Louÿs. En effet, comment une grande cancanière comme d’Assoucy — qui reprochera publiquement à Molière en 1672 (après la rupture entre Molière et Lully) d’avoir choisi Marc-Antoine Charpentier plutôt que lui, d’Assoucy, pour composer la musique du Malade imaginaire — aurait été capable de faire de tels reproches à Molière sans révéler le prétendu pot-aux-roses de la collaboration Corneille-Molière ? Et un an plus tard, après la mort de Molière, il aurait réussi à garder le silence, à célébrer le talent de Molière, et à prendre la peine d’écrire une Ombre de Molière (qu’on lira sur la page Témoignages immédiatement postérieurs à sa mort) ?

Voici ce qu’il écrivit sur Molière dans sa dédicace au duc de Saint-Aignan :

Quoiqu’il eût plus de talent pour se faire des envieux que pour s’acquérir des amis, il fut pourtant toujours mon ami. Et si, sur la fin de ses jours, il cessa de l’être, je veux que tout le monde sache que je ne cesse pas d’être son estimateur. C’est pourquoi je crois qu’on ne trouvera pas étrange si, au milieu de tant de jaloux qui font vanité de remuer ses cendres et déchirer sa mémoire, j’ai pris le plus honnête parti.

Assurément, qu’une personnalité comme d’Assoucy, avec tout ce qui avait pu le séparer de Molière, ait adopté une telle attitude est un fait qui suffirait à lui seul à ruiner la « théorie Corneille »…

9)

pourquoi ce n’est peut-être pas un hasard si Corneille, qui ne fait jamais de voyage, décide en 1655 de prendre les eaux à Bourbon, à moins de deux jours de route de Lyon où est installée la troupe Du Fresne/Béjart qui crée L’Etourdi, première pièce dont Molière assumera en 1658 la responsabilité ;

Double désinformation :

  1. On ignore absolument si Corneille faisait ou non des voyages. Affirmer qu’il n’en faisait jamais est une affirmation gratuite de l’inventeur de cette fausse anomalie. Quant à Bourbon, c’était l’endroit le plus couru à cette époque pour prendre les eaux. Si son médecin a recommandé les eaux à Corneille, il est naturel qu’il ait choisi Bourbon.
  2. Entre Bourbon et Lyon il y a environ 200 km : au minimum 2 journées de voyage au XVIIe siècle… Que Corneille ait donc fait un si long voyage jusqu’à Bourbon avec l’idée de se retrouver à 2 ou 3 jours de route de Molière est une proposition simplement aberrante.

NB-1 On notera comment on fabrique de la désinformation : l’auteur de la question écrit « ce n’est peut-être pas un hasard si »…

NB-2 Comme dans toutes les théories du complot, les inventeurs de listes d’anomalies ne se soucient pas de savoir si certaines d’entre elles peuvent se contredire : la fausse anomalie précédente tentait d’insinuer que d’Assoucy avait apporté à Molière L’Etourdi et Le Dépit amoureux ; cette fois, c’est Corneille en personne qui serait venu apporter sa pièce. Alors, d’Assoucy ? Corneille ? Corneille ? D’Assoucy ? Ah oui ! pourquoi pas les deux ? Peut-être que Corneille n’avait confiance ni dans les services postaux, ni dans son émissaire d’Assoucy…

10)

pourquoi en mai 1658 Thomas Corneille, dans une correspondance avec son ami l’abbé de Pure, écrit qu’il attend l’arrivée de Madeleine Béjart et de sa troupe ;

Désinformation :

Thomas Corneille ne dit pas qu’il attend l’arrivée de Madeleine Béjart et de sa troupe. Citons intégralement le passage :

Nous attendons ici les deux beautés que vous croyez pouvoir disputer cet hiver d’éclat avec la sienne [celle de Mlle Baron, comédienne qui jouait alors à Paris]. Au moins ai-je remarqué en Mlle Béjart grande envie de jouer à Paris, et je ne doute point qu’au sortir d’ici, cette troupe n’y aille passer le reste de l’année. Je voudrais qu’elle voulût faire alliance avec le Marais, cela en pourrait changer la destinée. Je ne sais si le temps pourra faire ce miracle.

On voit que Madeleine Béjart est déjà arrivée à Rouen, seule, tandis que la plus grande partie de la troupe (et notamment « les deux beautés », Marquise du Parc, qui vient d’accoucher à Lyon, et Catherine de Brie) se fait encore attendre. C’est parce que Madeleine est déjà arrivée qu’elle s’est entretenue avec Thomas Corneille des projets d’installation de la troupe à Paris.

Notons bien que les termes de Thomas Corneille nous indiquent sans ambiguïté que c’est son correspondant l’abbé de Pure qui, le premier, l’a informé depuis Paris que la troupe de Dufresne, de Molière et des Béjart, avec ses jolies actrices, est attendue dans la capitale pour le début de l’hiver. Thomas Corneille se contente de lui confirmer que, oui, d’après son entretien avec Madeleine Béjart, il paraît certain que la troupe est bien décidée à tenter sa chance à Paris. Les frères Corneille ne sont donc pour rien dans la venue de la troupe à Rouen et ensuite à Paris.

Il n’y a donc nulle anomalie — et donc rien de ce que l’inventeur d’anomalies veut laisser croire au lecteur (selon lui, ce seraient les frères Corneille qui auraient fait venir la troupe à Rouen pour l’envoyer ensuite à Paris).

Pour plus de détails sur cette lettre et le séjour à Rouen de la troupe en 1658 voir la page Deuxième séjour.

11)

pourquoi en 1658 la troupe Béjart/Molière séjourne plusieurs mois à Rouen où des « personnes de considération », selon La Grange, s’intéressent à Molière et « à sa gloire » ; et pourquoi la Troupe s’installe à quelques pas de la maison des frères Corneille ;

Double tentative de désinformation :

  1. le texte cité [il s’agit de la « Préface » placée à l’ouverture de l’édition posthume des Œuvres de Monsieur de Molière (1682), traditionnellement attribué en partie au comédien La Grange, ancien bras droit de Molière] ne dit justement pas que ces « personnes de considération » sont à Rouen !!! Lisons l’intégralité de ce texte ainsi déformé par l’inventeur de l’anomalie :

En 1658, ses amis lui conseillèrent de s’approcher de Paris, en faisant venir sa Troupe dans une Ville voisine : C’était le moyen de profiter du crédit que son mérite lui avait acquis auprès de plusieurs personnes de considération, qui s’intéressant à sa gloire, lui avaient promis de l’introduire à la Cour. Il avait passé le carnaval à Grenoble, d’où il partit après Pâques, et vint s’établir à Rouen. Il y séjourna pendant l’Été, et après quelques voyages qu’il fit à Paris secrètement, il eut l’avantage de faire agréer ses services et ceux de ses camarades à MONSIEUR, Frère Unique de Sa Majesté, qui lui ayant accordé sa protection, et le titre de sa Troupe, le présent en cette qualité au Roi et à la Reine Mère.

On voit clairement que ces « personnes de considération » sont à Paris et c’est pourquoi il faut que Molière et ses compagnons se rapprochent de la capitale et passent ainsi quelques mois « dans une Ville voisine » (Rouen étant la grande ville la plus proche de Paris). En outre, le terme ne peut désigner les frères Corneille : dans la langue du XVIIe siècle, « personnes de considération » désigne de très hauts personnages de la haute aristocratie. Autrement dit, le texte dit clairement que des appuis parisiens très hauts placés cherchent à mettre la troupe sous la protection d’un très grand seigneur. De Corneille il n’est pas question

  1. La troupe ne choisit pas de s’installer à deux pas de la maison des frères Corneille : tous les travaux sur l’histoire de Rouen nous apprennent qu’au XVIIe siècle, la municipalité et le parlement autorisaient les troupes de passage à s’installer dans deux des jeux de paume de la ville, les Braques et les deux Maures, qui sont devenus insensiblement les deux théâtres de la ville. Situés l’un près du Palais de justice, l’autre rue des Charrettes, ils sont l’un et l’autre tout proches de la maison des frères Corneille rue de la Pie. En s’installant aux Braques (un acte notarié domicilie Madeleine Béjart aux Braques), Molière et ses compagnons ne faisaient pas le choix de se rapprocher de la maison des frères Corneille: ils n’avaient pas d’autre choix puisque les deux salles rouennaises étaient proches de leur maison !!!

12)

pourquoi ce n’est pas une coïncidence si, durant le séjour de la troupe de Béjart/Molière à Rouen, les frères Corneille lisent le roman La Précieuse de leur ami l’abbé de Pure, source des Précieuses ridicules ;

Double désinformation :

  • 1) La Précieuse de l’abbé de Pure a paru en quatre tomes, et le premier tome fut publié en 1656. On ne voit pas pourquoi les frères Corneille auraient attendu la présence de Molière à Rouen deux ans plus tard pour se mettre à lire l’ensemble du roman de leur ami. Cette fausse anomalie est d’autant plus dénuée de sens que, du fait des relations d’amitié entre de Pure et les Corneille, il est normal que les uns et les autres se lisent mutuellement sitôt l’un de leurs ouvrages paru.

C’est justement ce que nous confirme la lettre de Thomas Corneille à l’abbé de Pure, déjà citée plus haut (19 mai 1658) : on y découvre que Thomas Corneille, de retour d’un séjour à la campagne, vient de trouver chez lui le dernier tome de La Précieuse, tout fraîchement sorti des presses, et que son frère Pierre, qui n’avait pas quitté Rouen et avait donc été immédiatement en possession de son propre exemplaire, l’avait lu aussitôt.

Précisons que parler d’un ouvrage qu’on a lu dans une lettre n’a rien de remarquable non plus ; c’est ce que font tous ceux qui constituent la « République des lettres » et qui ne cessent d’échanger des correspondances à travers l’Europe.

Pour se convaincre de la tentative de désinformation que constitue cette fausse anomalie, il suffit donc de lire l’intégralité du paragraphe concerné de la lettre de Thomas Corneille :

A Rouen, ce 19 de mai 1658.
MONSIEUR,
J’appris hier, à mon retour de la campagne, où j’ai passé huit jours, les nouvelles obligations que je vous ai, par le riche présent que vous m’avez fait; et si la haute estime que j’ai pour tout ce qui part de vous, et la satisfaction que j’ai reçue de la lecture de vos trois premières parties de La Précieuse, m’en firent d’abord attendre une entière de cette conclusion, mon frère, qui l’avait lue et admirée, m’en fut un garant assez assuré pour en tenir le jugement moins suspect que la modestie avec laquelle vous me préparez à souffrir des défauts qu’il n’y a pu remarquer. C’est par lui que je sais déja avec quelle délicatesse et de termes et de pensées vous continuez à examiner les questions les plus subtiles de l’amour, surtout en voulant établir l’union pure des esprits exempts de la faiblesse qui nous impose la nécessité du mariage. Il avoue qu’il n’en connaît pas tout le fin, et il se persuade que l’interruption d’Eulalie, qui se plaint de voir employer son nom dans un roman, n’est pas le seul endroit qui ait ses secrets réservés. Mais il trouve tant de liberté d’esprit dans la manière agréable dont vous traitez vos idées les plus mystérieuses, qu’il voit partout sujet d’admirer l’heureuse fécondité de votre génie, et me laisse dans la certitude que je n’y rencontrerai rien qui ne me satisfasse pleinement, si j’en excepte la première page, qui me défend d’espérer une plus ample suite d’un ouvrage si galant, après cette quatrième partie. Voilà, monsieur, tout ce que je vous dirai aujourd’hui là-dessus, car vous me dispenserez de faire une réponse précise à la belle et obligeante lettre que Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

La lecture de l’intégralité des phrases concernées montre bien que la formule « pourquoi ce n’est pas une coïncidence si… » est au cœur de l’entreprise de désinformation.

Ajoutons que nous aurons constamment l’occasion de remarquer que les disciples de Louÿs ne fabriquent leurs faux arguments qu’en tronquant les textes qu’ils invoquent

  • 2) Le roman La Précieuse de l’abbé de Pure n’est à aucun titre la source des Précieuses ridicules de Molière (voir C. Bourqui, Les Sources de Molière, Paris, SEDES, 1999, p. 40-41) ; en revanche Molière y a fait de nombreux emprunts parodiques, La Précieuse constituant un véritable catalogue des termes à la mode dans le monde galant.

13)

pourquoi Corneille et Molière montent tous deux à Paris vers octobre 1658 ;

Désinformation :

Un billet de Corneille à Paul Pellisson (homme de lettres et surtout homme de confiance du surintendant Fouquet), non daté, laisse entendre que Corneille a été reçu à deux reprises par le surintendant. Il s’est donc rendu à Paris, mais on ne sait quand. Peut-être en septembre ou octobre 1658. Mais des allers-retours à Paris, Corneille n’a cessé d’en faire depuis qu’il est devenu auteur de théâtre en 1629 !!! Présenter ce billet comme la « preuve » que Corneille est « monté à Paris » pour accompagner la troupe de Molière, relèverait de la naïveté si ce n’était pas destiné à désinformer le lecteur.

14)

pourquoi grâce à Corneille et sa protectrice la Reine mère il fut possible à l’inconnu Molière de présenter des tragédies devant le Roi et la Cour ;

Nouvelle désinformation :

L’auteur de ces fausses anomalies a décidé que Corneille protégeait Molière et sa troupe ; il en déduit donc que c’est grâce à Corneille que Molière a pu jouer devant le roi et la Cour.

En fait Corneille, auteur célèbre, mais petit bourgeois de province n’avait aucune influence sur la famille royale !!! Et désigner la reine mère Anne d’Autriche comme « la protectrice de Corneille » est dénué de sens : si Corneille lui avait dédié ‘‘Polyeucte’’, c’était quinze ans plus tôt et cela ne faisait pas de lui son protégé ; nul n’a jamais estimé que Molière devint à son tour son protégé lorsqu’il lui dédia en 1663 sa ‘‘Critique de L’École des femmes’’.

Plus simplement, les « personnes de considération » dont il est question plus haut (anomalie no 11) sont celles qui ont permis à Molière d’obtenir un illustre protecteur. En 1644 L’Illustre Théâtre de Molière et des Béjart avait obtenu le patronage de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII ; en 1654, à Montpellier, ils avaient obtenu le patronage du prince de Conti, cousin du roi. Cette fois (en 1658 donc) ils obtinrent celui du jeune frère de Louis XIV. Devenue la «troupe de Monsieur, frère unique du roi», elle fut évidemment introduite par le jeune prince devant toute la cour [c’était l’objet du patronage].

15)

pourquoi la comédie en un acte Le Docteur amoureux, avec laquelle Molière commence sa carrière parisienne, est presque intégralement plagiée du Déniaisé (1648), pièce en cinq actes de Gillet de La Tessonnerie ;

Désinformation :

On ne connaît pas le contenu de la petite comédie de Molière, Le Docteur amoureux, que Molière aurait joué devant le roi et la Cour à la fin de 1658 si l’on en croit la préface des Œuvres de 1682 et la première page du Registre de la Grange (où l’indication a été rajoutée après coup). La troupe ne l’a jamais reprise par la suite. Il ne faut pas confondre cette petite pièce qui n’a jamais été publiée avec une comédie imprimée anonyme qui porte ce titre, et qu’un érudit du XXe siècle a cru bon d’attribuer à Molière : son attribution n’a été suivie par aucun spécialiste de la littérature et du XVIIe siècle, car il s’agit tout simplement d’une réduction à un acte d’une partie d’une comédie en 5 actes intitulée Le Déniaisé.

16)

pourquoi dès le début de sa carrière Molière, devenu directeur de troupe, a « voulu se faire l’interprète de Corneille, voire s’imposer à Corneille comme son interprète » (Georges Couton) ;

Désinformation.

Ce n’est pas parce qu’un respectable érudit du XXe siècle a estimé cela, que son affirmation est vraie. Or c’est faux ! Strictement rien n’indique que Molière ait voulu s’imposer à Corneille comme son interprète.

  1. Si Molière et sa troupe ont effectivement joué plus de pièces de Corneille que de Scarron, Rotrou, Tristan l’Hermite, Boyer, Gilbert, Thomas Corneille, c’est dans la même proportion que toutes les autres troupes. Il suffit de regarder le « Mémoire de Matelot » qui était le Mémoire des décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne (le principal théâtre rival) pour voir que la « Troupe Royale » avait aussi à son répertoire plus de pièces de Corneille que des autres dramaturges. Si toutes les troupes jouaient plus souvent Pierre Corneille, c’est que chacun considérait au milieu du XVIIe siècle que celui-ci était le plus grand auteur européen vivant.
  2. De 1658 à la mort de Molière, sa troupe n’a créé que deux nouvelles pièces de Corneille, contre trois au théâtre du Marais, et cinq à l’Hôtel de Bourgogne…

17)

pourquoi Molière a attendu trente-six ans et un long séjour à Rouen auprès de Pierre Corneille pour se lancer dans une carrière de comédien-poète, c’est-à-dire de prête-nom ;

Quadruple désinformation :

  1. Molière a créé ses deux premières pièces en cinq actes, L’Étourdi et Le Dépit amoureux, respectivement en 1655 et 1656 : il avait alors 33 ans.
  2. Pourquoi faut-il penser qu’il était déjà « vieux » pour commencer à écrire ? La Fontaine, qui a le même âge que Molière, commence sa première œuvre en 1654 et c’est une adaptation de L’Eunuque de Térence. Ce n’est que dix ans plus tard qu’il commencera ses premières fables, et en 1668 seulement que paraitra le premier recueil de Fables.
  3. Ce n’est qu’en 1658 que Molière séjourne quelques mois à Rouen : cela faisait donc plusieurs années déjà qu’il avait commencé à écrire des pièces de théâtre : il n’avait pas eu besoin de Corneille.
  4. Ce sont les disciples de Louÿs qui ont décidé, au début du XXIe siècle, que les comédiens-poètes sont des prête-nom. À l’époque de Molière, cette idée ne repose sur aucune réalité.

Pour plus de détails, voir la page La question des prête-noms et des « présentateurs de pièces ».

18)

pourquoi Louis XIV a toujours eu besoin d’un bouffon : il grandira auprès de Scaramouche ; adulte, il se divertira avec Molière qu’il ne cessera de défendre envers et contre tous ; et pourquoi, dès 1660, un document prouve que le Roi paie les services de Molière ;

Double désinformation suivie d’un renvoi à un document qui nécessite une longue analyse sous peine de se transformer à son tour en désinformation :

  1. L’inventeur de cette anomalie confond volontairement la fonction de bouffon/fou du roi — Louis XIV n’en a jamais eu, à la différence de son père ; c’était contraire à sa très haute conception de la dignité royale — avec le jeu bouffon que le comédien italien Scaramouche avait développé. C’était un jeu de mime extraordinaire, dont Molière s’est inspiré lorsqu’il a commencé à jouer à visage découvert (à partir de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, 1660) et qu’il a développé son jeu grimacier.
  2. Louis XIV n’a pas « grandi auprès de Scaramouche » : adorer les comédiens italiens de Paris (comme tous ses contemporains) au point de la prendre sous son patronage comme il patronnait la troupe de l’Hôtel de Bourgogne et à partir de 1665 la troupe de Molière, ne signifie en rien qu’il avait un rapport privilégié avec Scaramouche (à moins de prendre au sérieux une anecdote largement postérieure qui raconte que quand le petit Louis XIV avait peur on faisait venir Scaramouche pour le consoler…).
  3. Venons en à la question du « document [qui] prouve que le Roi paie les services de Molière ».

Voici l’histoire :

Le 30 juin 1660 Molière signe une quittance de 500 livres au trésorier de l’épargne :

En la présence de moi, Le Tellier, conseiller et secrétaire du roi, Jean-Baptiste Pocquelin Molière confesse avoir reçu comptant de Messire Lambrat, sieur de Beautru, conseiller de Sa Majesté, trésorier de son épargne, la somme de 500 livres tournois, dont Sa Majesté lui a fait don pour lui donner moyen de supporter les frais et dépenses qu’il lui convient faire en cette ville de Paris, où il est venu par son commandement pour le plaisir et récréation de Sadite Majesté, et ce pour les six premiers mois de ladite année, de laquelle somme de 500 livres ledit Molière se tient pour content et bien payé, et en a quitté et quitte ledit sieur de Beautru, trésorier de l’épargne susdit et tous autres, témoin mon seing manuel ci-mis à leur requête, le trentième jour de juin mil six cent soixante.

Selon Madeleine Jurgens et Élisabeth Maxfield-Miller, qui publient ce document dans Cent ans de recherche sur Molière (p. 344), la signature est bien celle de Michel Le Tellier [1603-1685, secrétaire d’État depuis 1643], chez qui la troupe de Molière est allée jouer le mardi gras [10 février] précédent.

Or à cette date du 30 juin, le roi et la cour, qui avaient quitté Fontainebleau pour les Pyrénées quasiment un an plus tôt [juillet 1659], ne sont pas encore de retour. Ils n’arriveront à Fontainebleau que le 13 juillet, puis demeureront à Vincennes du 20 juillet au 26 août (date de l’entrée solennelle du couple royal dans Paris).

On ne voit donc pas quand ni pourquoi le roi a pu demander à Molière de se rendre à Paris pour son plaisir et récréation alors que lui-même était à l’autre bout de la France !

De plus, dans une lettre qu’il adressait le 21 juin de Bazas à l’abbé de Montaigu, Mazarin écrivait : « Pour ce qui est des affaires d’Orange, M. Le Tellier a réitéré les ordres, etc. » [BNF, Ms. fr. Mélanges Colbert, t. 52 C, f° 174], ce qui indique assurément que Michel Le Tellier était à cette date auprès du Roi et de la cour, et qu’il ne pouvait pas signer ce document à Paris le 30 du même mois.

Enfin, Madeleine Jurgens et Élisabeth Maxfield-Miller notent que le sieur Lambrat de Beautru « ne figure pas dans la liste des trésoriers en exercice en 1660 ».

On voit que ce document — apparu dans une collection privée au 19e siècle — mérite d’être interprété avec une prudence toute particulière : il contient de telles impossibilités et aberrations qu’il a de bonnes chances d’être l’un de ces nombreux faux dont les hommes de la fin du 18e siècle et du 19e siècles se sont faits une spécialité. Ou alors, dans le meilleur des cas, c’est l’année qui n’est pas la bonne. Dans tous les cas, la méthodologie en matière d’histoire littéraire commande de suspendre son jugement, en attendant de trouver un document qui le confirme ou l’infirme.

On voit ainsi comment fonctionne la désinformation : on saute sur n’importe quel document sans vérifier son degré de crédibilité pour en faire la « preuve » que le roi payait Molière comme son bouffon personnel !!!

Pour plus de détails, voir la page Le statut de Molière.

19)

pourquoi l’illustre farceur parisien Jodelet, à la carrière duquel les frères Corneille ont beaucoup contribué, accepte d’entrer dans la troupe de Molière, une troupe provinciale qui n’a encore rien fait ;

Triple désinformation

  1. Où voit-on que Jodelet ait été particulièrement redevable aux frères Corneille ? Célèbre dès les années 1630 comme « farceur », Il leur doit deux beaux rôles de valet comique, l’un dans Le Menteur de Pierre Corneille (années 1640), l’autre dans Le Geôlier de soi-même de Thomas Corneille (années 1650) ; mais c’est à Scarron qu’il doit ses principaux succès et surtout le fait que le nom de l’acteur soit devenu un nom de personnage burlesque (voir Jodelet ou le maître valet de Paul Scarron).

Précisons que ce sont les deux frères Bedeau (Julien dit Jodelet et François dit L’Espy ou L’Épy) qui entrent dans la troupe de Molière au printemps de 1659.

  1. Au lendemain de Pâques 1659, lorsque Jodelet et son frère font leurs débuts dans la troupe de Molière, celle-ci n’est nullement « une troupe provinciale qui n’a encore rien fait », bien au contraire. Elle vient de réussir sa première saison parisienne, grâce au succès des deux premières grandes comédies de Molière, créées en province et reçues comme nouvelles à Paris, L’Étourdi et Le Dépit amoureux. C’est donc la troupe de Molière qui a le vent en poupe, pas celle du Marais qui rouvre ses portes après trois années de fermeture…
  2. On ignore où Jodelet et son frère L’Épy ont passé ces trois années de fermeture: dans des troupes de campagne ? en semi-retraite ? Il semble donc qu’il n’ait pas fallu pousser beaucoup ces deux vieux acteurs en fin de carrière pour leur faire accepter la proposition de la troupe de Molière.

20)

pourquoi a été si bien organisé le lancement des Précieuses ridicules, car « par Loret, Robinet, Boursault et autres gazetiers, il tenait toute la presse, et toute la presse était au service de Corneille » (Louis Herland) ;

Double désinformation :

  1. Aucune gazette n’a annoncé la création des Précieuses ridicules. C’est seulement le samedi 6 décembre que le gazetier Loret se décide à célébrer le triomphe que rencontre la pièce. En fait, sur le plan éditorial, le « buzz » va être créé après coup par Somaize, un littérateur sans lien avec Corneille, qui va chercher à profiter du succès de la pièce pour se faire un nom en en donnant un plagiat puis une version versifiée (il enchaînera ensuite avec ses deux Dictionnaires des Précieuses).
  2. C’est un anachronisme de dire que Corneille ou quelqu’un d’autre à ce moment là « tenait toute la presse ». En 1659, à la date de création des Précieuses ridicules, il n’existe, à côté de La Gazette qui parle des spectacles seulement en relation avec la vie de la Cour, que la lettre en « vers burlesques » La Muse historique (1650-1665) de Jean Loret (voir sa relation des spectacles de l’année 1659).

NB. Comme toujours, les disciples de Pierre Louÿs s’ingénient à fabriquer leurs faux arguments en puisant chez les critiques et historiens des XIXe et XXe siècles des affirmations approximatives, fausses ou anachroniques (ou encore, comme ici, dans le cas de Herland, généralement bien renseigné, tirées hors de leur contexte).

21)

pourquoi l’abbé de Pure, ami de Corneille, ne réagit pas quand est affirmé par Somaize, puis par Donneau de Visé, que Molière a démarqué sa pièce Les Précieuses pour Les Précieuses ridicules ;

Méconnaissance des faits au service de la désinformation :

L’abbé de Pure ne réagit pas parce que l’abbé de Pure n’a jamais écrit de pièce intitulée Les Précieuses !!! Car il convient de préciser que, selon Somaize, cette pièce de l’abbé de Pure aurait été jouée par les comédiens italiens — lesquels ne jouaient à cette date qu’en italien (ce n’est qu’à partir de 1680 qu’ils commenceront à insérer des scènes en français). Donc les Italiens auraient joué en italien une pièce d’un auteur français intitulée La Précieuse, dont on n’a jamais entendu parler en dehors du contexte des attaques de Somaize et de ses amis contre Molière ???

En fait, il s’agit d’une calomnie de Somaize (alors lié à Donneau de Visé) pour faire accepter son propre plagiat (vrai plagiat celui-là) des Précieuses ridicules de Molière, intitulé Les Véritables Précieuses.

Comme souvent dans les calomnies, il y a bien un élément tangible sur lequel le calomniateur s’appuie en le transformant entièrement. Car d’une certaine manière l’abbé de Pure est bien l’auteur — mais l’auteur fictif — d’une comédie italienne intitulée « la Précieuse ». C’est en effet dans un récit enchâssé de son propre roman intitulé La Précieuse (publié en quatre parties de 1656 à 1658), qu’il est question d’une précieuse qui se rend à la comédie italienne pour voir une comédie qui s’appelle… La Précieuse. Mais on voit que cette comédie n’a jamais existé ailleurs que dans une fiction. Et c’est pourquoi il n’est aucunement question de cette comédie fictive dans la correspondance entre Thomas Corneille et l’abbé de Pure, alors qu’il y est justement question des Précieuses ridicules de Molière !!!

Précisons pour finir que Somaize s’est senti d’autant plus à l’aise pour lancer cette accusation de plagiat que les Italiens avaient quitté la France depuis plusieurs mois et que nul ne savait si et quand ils pourraient revenir s’installer de nouveau à Paris.

22)

pourquoi Charles Du Fresne et Madeleine Béjart cessent de jouer un rôle moteur dans la troupe dès que Molière, associé à Corneille, entame sa carrière parisienne ;

Désinformation :

Pour prouver une chose imaginaire (Corneille qui aurait écrit les pièces de Molière et donc Molière qui serait associé à Corneille), notre inventeur d’anomalies transforme un événement tout à fait naturel (la retraite de Charles Dufresne) et un faux événement (Madeleine Béjart, qui n’a jamais dirigé la troupe, continue d’y jouer un rôle important) en conséquences de la chose imaginaire qu’il a postulée au départ (Molière associé à Corneille).

Pour plus de détails sur Charles Dufresnes, voir : l’étude de Auguste Balufle

23)

pourquoi Le Médecin volant (1659), une comédie similaire à celle de Molière, est publié par Edme Boursault, le disciple préféré de Pierre Corneille ;

Désinformation :

  1. Il y a deux comédies différentes, l’une de Molière, l’autre de Boursault, adaptées d’un même original italien !!! Si l’inventeur de cette fausse anomalie, qui se présente ici et là comme un « chercheur », avait pris la peine de chercher, il aurait découvert qu’il ne s’agit pas de la même pièce : la comédie de Molière est en prose, tandis que celle que signe Boursault est en vers ! Si notre « chercheur » avait pris la peine d’aller voir les textes et de lire l’Avis au Lecteur de Boursault, il aurait vu que Boursault reconnaît que le sujet de la pièce « est italien », qu’« il a été traduit en notre langue » et « représenté de tous côtés » ; il ajoute même qu’il y a eu un troisième Médecin volant, lui aussi en vers, représenté sur la scène du théâtre du Marais.

Hélas pour les disciples de Louÿs, cet Avis au Lecteur figure seulement dans l’édition originale du Médecin volant de Boursault (1665) : il ne figure malheureusement pas dans l’édition publiée à Lyon en 1666 qui est disponible en ligne sur le site « Gallica » de la Bibliothèque nationale de France; pour le lire, il faut se déplacer dans une bibliothèque…

  1. Dans l’hypothèse où Boursault serait effectivement le « disciple préféré de Pierre Corneille » (ce qui reste à prouver), pourquoi dans sa comédie intitulée Le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de l’École des femmes attaque-t-il si violemment Molière et critique-t-il aussi vigoureusement L’École des femmes et La Critique de l’École des femmes ? Dans la mesure où, selon l’auteur de la question, ces deux pièces auraient été écrites non par Molière, mais par Corneille, cela signifie donc que Boursault, « disciple préféré de Pierre Corneille », s’attaque à l’œuvre de son protecteur !!!

Voilà encore une de ces fausses anomalies qui, fondée sur une contradiction interne, suffirait à elle seule à détruire toute la « théorie Corneille » de Louÿs et de ses disciples. Malheureusement, comme on sait, la logique conspiratoire, qui fournit leurs argumentations à toutes les théories du complot, est étrangère au principe de non contradiction.

24)

pourquoi à la représentation des Précieuses ridicules, Thomas Corneille n’est pas injurieux envers Molière et sa troupe lorsqu’il écrit que « tout le monde dit qu’ils […] ne sont propres qu’à soutenir de semblables bagatelles et que la plus forte pièce du monde tomberait entre leurs mains » – parce que Thomas Corneille ne fait que répéter ce que « tout le monde dit », il n’y a donc là rien de personnel, parce que Molière lui-même emploie le mot « bagatelle » pour définir L’Ecole des Maris qu’il dédie à Monsieur, frère du Roi, parce que « le jugement de Thomas Corneille détermine non sans clairvoyance la voie véritable de Molière, celle de la farce » (Bernadette Rey-Flaud) ;

Désinformation (permise par la manipulation du texte cité).

Commençons par citer intégralement la lettre de Thomas Corneille à son ami parisien l’abbé de Pure (lettre du 1er décembre 1659). Il y est question d’Oreste et Pylade, tragédie d’un ami rouennais des frères Corneille, qui fut créée le 25 novembre dans la salle du Petit-Bourbon par la troupe de Molière et dont l’abandon après trois représentation révèle l’échec.

J’ai eu bien de la joie de ce que vous avez écrit d’Oreste et Pylade, et suis fâché en même temps que la haute opinion que M. de La Clairière avait de MM. de Bourbon [Molière et sa troupe étaient alors installés au Petit-Bourbon] n’ait pas été remplie avantageusement pour lui. Tout le monde dit qu’ils ont joué détestablement sa pièce, et le grand monde qu’ils ont eu à leur farce des Précieuses après l’avoir quittée [= après avoir cessé de représenter la pièce de La Clairière] fait bien voir qu’ils ne sont propres qu’à soutenir de semblables bagatelles et que la plus forte pièce tomberait entre leurs mains.

On voit que si on cite ce texte sans le manipuler pour transformer son sens, on constate qu’il révèle simplement le mépris (et le dépit) des frères Corneille envers la troupe de Molière. « Tout le monde dit qu’ils ont joué détestablement » la pièce de Coqueteau de La Clairière ; et Thomas Corneille déduit du succès des Précieuses ridicules qui a suivi «qu’ils ne sont propres qu’à soutenir de semblables bagatelles ». Autrement dit, aux yeux de Thomas Corneille Molière et sa troupe sont incapables de jouer autre chose que des comédies légères, des choses sans importance, telles que Les Précieuses ridicules pour lesquelles ils ont attiré la foule. On voit que ce texte, invoqué comme une anomalie, se retourne en fait contre la théorie de Pierre Louÿs et de ses disciples : qui peut estimer que les frères Corneille sont « associés » (voir ci-dessus l’anomalie no 11) à Molière et à sa troupe s’ils sont capables de porter un jugement aussi méprisant sur eux ?

Molière va évidemment reprendre fièrement le mot dans la préface de L’Ecole des Maris, puis avec ironie dans La Critique de l’École des femmes. Pour comprendre l’enjeu du mot « bagatelle » à la mode dans les milieux mondains, on lira la page Bagatelles.

25)

pourquoi le privilège des Précieuses ridicules a été accordé pour cinq ans « sans que Molière y soit nommé » ou qu’il ait « mis son nom ni au titre ni au bas de la préface » (Arthur Desfeuilles) ; et pourquoi dans le Registre syndical, pour La Critique de l’Ecole des Femmes, « contre l’usage, on n’a pas indiqué le nom de l’auteur » (Eugène Despois) ;

Despois se trompe, ce n’est pas « contre l’usage » : le Registre de la librairie n’enregistre pas nécessairement le nom de l’auteur lorsque le privilège est pris directement par un libraire et non pas l’auteur lui-même (ce qui est le cas pour La Critique, dont le privilège a été pris par le libraire). Quant à la présence du nom des auteurs dans le texte des privilèges, c’est très loin d’être la règle. Sur cette question Despois n’était pas aussi bien renseigné qu’on l’est aujourd’hui (voir, entre autres, De la publication, de la Renaissance aux Lumières (dir. Chr. Jouhaud et A. Viala, Paris, Fayard, 2002).

26)

pourquoi le sieur Neufvillaine publie avant Molière Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660) dans une meilleure version que celle de Molière ;

Double désinformation (qui révèle que l’inventeur d’anomalies s’acharne contre Molière sans avoir lu Molière) :

  1. Encore une fausse anomalie fondée sur une totale ignorance des faits ! L’édition publiée par le sieur de Neufvillaine est un piratage de la pièce de Molière à partir d’une captation scénique ; il ne publie donc pas Sganarelle ou le Cocu imaginaire avant Molière !!! puisque, du coup, Molière n’a jamais publié lui-même sa pièce !!! D’édition en édition ce sera toujours le même texte qui sera repris.
  2. La fausse anomalie est en outre fondée sur une volontaire déformation des faits : dire que la version publiée par le sieur de Neufvillaine est « meilleure que celle de Molière » est proprement aberrant, puisqu’il n’y a jamais eu deux versions, mais une seule !!!
  3. Rappelons donc que Molière, une fois la version pirate publiée, n’a pas cherché à proposer sa propre édition de la pièce : il a tout simplement accepté de considérer comme sienne la version pirate après avoir gagné son procès. On peut suivre dans l’ouvrage d’archives Cent ans de recherches sur Molière toute la procédure engagée (et gagnée) par Molière contre le libraire qui a piraté sa pièce. Au demeurant la double préface qui ouvre cette édition explique clairement qu’il s’agit de la pièce de Molière, retranscrite de mémoire après plusieurs représentations (il existait au XVIIe siècle des professionnels de la transcription sténographique, qui captaient des pièces de théâtre, des sermons, des plaidoiries…).

27)

pourquoi l’écrivain Donneau de Visé écrit à propos de Molière que « plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux » ;

Désinformation :

La manière dont notre inventeur d’anomalies utilise cette formule rappelle les extrapolations concernant l’origine des Plaideurs de Racine. À partir des explications de Racine sur la naissance de la pièce — « Ainsi moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une Pièce qui ne tarda guère à être achevée » —, la « Vie de Racine » en 1722 échafaudait le mythe d’une pièce née et développée dans des conversations de cabaret, et dont Racine n’aurait pas été le seul auteur.

Il y avait à Paris un traiteur où était le rendez-vous de Messieurs Furetière, Despreaux, Racine, et d’autres illustres de ce temps-là. Ce fut dans ces assemblées de plaisir que fut composée la Comédie des Plaideurs, à laquelle chacun contribua. Comme notre Auteur y avait la meilleure part, ses Amis lui en laissèrent tout l’honneur, qu’il eut la civilité de leur rendre dans sa préface.

On ne s’étonnera pas qu’un auteur de « Vie » n’ait pas songé à faire la part de la rhétorique dans la phrase de Racine. Ce que voulait simplement dire celui-ci dans sa préface, c’est que ses amis lui avaient soufflé quelques anecdotes. L’anecdote de l’avocat qui, dans un procès entre un boulanger et un pâtissier, avait commencé par une citation de Cicéron, comme Racine le fait faire par L’Intimé dans sa plaidoirie en faveur du chien chapardeur ; et surtout l’anecdote de la plaideuse folle à lier qu’un malentendu conduit à insulter celui à qui elle avait commencé à demander conseil, d’où Racine a tiré l’idée de sa grande scène entre Chicanneau et la Comtesse de Pimbêche. Selon Brossette, Racine se serait inspiré directement du récit fait par Boileau d’une dispute intervenue dans le cabinet de son frère aîné, qui était greffier, entre la comtesse de Crissé et le président de Lyonne :

La comtesse de Crissé était une plaideuse de profession, qui a passé toute sa vie dans les procès, et qui a dissipé de grands biens dans cette occupation ruineuse. Le Parlement, fatigué de son obstination à plaider, lui défendit d’intenter aucun procès sans l’avis par écrit de deux avocats que la cour lui nomma. Cette interdiction de plaider la mit dans une fureur inconcevable. Après avoir fatigué de son désespoir les juges, les avocats et son procureur, elle alla encore porter ses plaintes à M. Boileau le greffier, frère de Despréaux, chez qui se trouva par hasard M. L…, neveu de MM. Boileau. Cet homme, qui croyait avoir trouvé l’occasion de se rendre utile, s’avisa de donner des conseils à la plaideuse : elle les écouta d’abord avec avidité ; mais, par un malentendu qui survint entre eux, elle crut qu’il voulait l’insulter, et l’accabla d’injures.

Le recueil du Menagiana renvoie au même épisode, en précisant qu’à la création des Plaideurs « on avait conservé à celle qui la représentait sur le théâtre un habit couleur de rose sèche et un masque sur l’oreille, qui était l’ajustement ordinaire de cette comtesse ».

On voit ce que c’était que « mettre la main à l’œuvre » : raconter une histoire, décrire un personnage. « Faire des scènes aux Fâcheux », c’est exactement la même chose.

28)

pourquoi les personnages des Fâcheux (1661) ont, dans une proportion étonnante, les mêmes noms que les personnages des pièces avec lesquelles Pierre Corneille a connu ses premiers succès ;

Nouvelle question tendancieuse et nouvel aveu d’ignorance :

Les noms des personnages des Fâcheux sont des noms que l’on retrouve dans des dizaines d’autres comédies et pastorales depuis les années 1620, et pas seulement celles de Corneille ! autrement dit, ces noms sont depuis longtemps des « noms communs de comédie » (voir aussi plus bas notre réponse à la question 33).

Pour ne prendre qu’un exemple: dans une pièce d’un auteur célèbre en son temps, Balthazar Baro, intitulée « La Clorise, Pastorale », les noms des personnages sont les suivants : Éraste, Clorise, Alidor, Éliante, Philidan. On voit que cette pièce, publiée en 1634 et créée en 1632, reprend un nom de personnage de la ‘‘Mélite’’ de Corneille — cet Éraste que l’on retrouve dans Les Fâcheux —, mais aussi propose un nom (Alidor) que Corneille va reprendre à son tour les mois suivants pour en dénommer le personnage central de sa comédie ‘‘La Place Royale’’, créée durant l’hiver 1633-1634 et publiée en 1637.

Si l’on tient compte du fait que l’un des personnages féminins du « Misanthrope » s’appelle Éliante, on peut se demander si l’utilisation, dans les diverses pièces de Molière, des noms d’Éraste, d’Alidor et d’Éliante, ne signifierait pas que c’est en fait Balthazar Baro qui serait le vrai nègre de Molière… Il reste à se demander si Baro n’aurait pas été aussi le nègre de Corneille (après avoir été le secrétaire et le continuateur de Honoré d’Urfé pour L’Astrée)…

29)

pourquoi l’Avertissement des Fâcheux (1661) fait référence aux règles d’Aristote qui n’ont jamais concerné que le seul Pierre Corneille (ses adversaires lui reprochent de ne pas les respecter) alors que Molière, durant toute sa carrière de Comique, restera en dehors de ce docte débat ;

Désinformation. Ce texte, qui se moque de Corneille, est précisément l’une des plus fortes contre-preuve de la théorie Corneille. Ne pouvant éviter d’en parler, l’inventeur des fausses anomalies tente de le faire servir à sa cause en interprétant à contre-sens la signification du texte (comme partout ailleurs).

Commençons par citer l’intégralité du premier paragraphe où figure cet avertissement de Molière :

Jamais entreprise au Théâtre ne fut si précipitée que celle-ci ; et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une Comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l’impromptu et en prétendre de la gloire ; mais seulement pour prévenir certaines gens, qui pourraient trouver à redire, que je n’aie pas mis ici toutes les espèces de Fâcheux, qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la Cour, et dans la Ville, et que sans Épisodes, j’eusse bien pu en composer une Comédie de cinq Actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais dans le peu de temps qui me fut donné, il m’était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes Personnages, et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’Importuns ; et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles : Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les Pièces que j’aurai faites : et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand Auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut être ne viendra point, je m’en remets assez aux décisions de la multitude ; et je tiens aussi difficile de combattre un Ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne.

L’ironie est si manifeste envers celui qui était universellement considéré comme le « grand Auteur », et qui s’était autorisé de cette réputation pour publier solennellement des « Discours » théoriques et des « Examens » critiques à peine un an plus tôt (1660), que même les plus ardents défenseurs de la mémoire de Pierre Louÿs, Jean-Paul Goujon et Jean-Jacques Lefrère, ont été forcés de le concéder :

Il y a là un persiflage patent sur les trois discours consacrés à l’art dramatique — « Du poème dramatique », « De la tragédie », « Des trois unités » — et sur les Examens de ses pièces que Corneille avait inclus dans l’édition de son théâtre parue l’année précédente : le dramaturge s’y référait abondamment à Aristote et à Horace… (Goujon et Lefrère, Ôte-moi d’un doute. L’énigme Corneille-Molière, Fayard, 2006, p. 124)

Bref, dans l’avertissement des Fâcheux, Molière se moque des textes théoriques de Corneille et de ses prétentions à légiférer sur l’art dramatique. Faut-il insister encore sur l’absurdité à laquelle nous conduit la « théorie Corneille », selon laquelle Corneille, auteur des Fâcheux, se moquerait donc ici de lui-même ?

Pour plus de détails, voir la page : Textes de Molière qui ironisent sur les pratiques de Corneille.

30)

pourquoi, au risque de déplaire au Roi, l’Avertissement des Fâcheux affirme que cette comédie doit sa création à Fouquet (protecteur de Corneille) et à Pellisson (ami secourable de Corneille) quand ni l’un ni l’autre ne sont rien pour Molière ;

Double désinformation :

  1. Fouquet fut un mécène qui a protégé de nombreux artistes de l’époque, parmi lesquels Corneille, La Fontaine, Molière, et d’autres. Mais il semble que, après la commande d’Œdipe, au tournant de 1658-1659, Corneille n’ait plus eu de lien privilégié avec lui ni avec Pellisson. Au contraire, dans les années suivantes, Molière de son côté doit à Fouquet et à Pellisson d’avoir été invité avec sa troupe à jouer à plusieurs reprises dans les demeures du surintendant ; surtout c’est par Pellisson, homme de lettres et homme de confiance de Fouquet, que celui-ci a passé commande de la comédie des Fâcheux pour être créée devant le roi lors de la grande fête du 17 août 1661 à Vaulx-le-Vicomte. Autrement dit, Fouquet et Pellisson sont beaucoup pour Molière en ce premier semestre 1661 qui débouche sur la création des Fâcheux au mois d’août, alors même qu’ils ne sont plus rien pour Corneille.
  2. Les Fâcheux ont été solennellement dédiés Au Roi et rien dans cette dédicace n’évoque le souvenir des deux emprisonnés Fouquet et Pellisson. Quant à l’avertissement au lecteur, contrairement à ce qu’affirme notre inventeur d’anomalies, on notera la discrétion avec laquelle Molière fait allusion à la célèbre fête qui vit la naissance de la comédie…

Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la Pièce fut composée ; et cette fête a fait un tel éclat, qu’il n’est pas nécessaire d’en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la Comédie.

On voit que Molière se garde bien d’évoquer le nom de Fouquet et que, une fois de plus, l’inventeur d’anomalies déforme ou transforme les textes.

  1. Quant à Pellisson, si son nom est cité ce n’est pas parce qu’il fut à l’origine de la pièce (Molière a la prudence de ne pas rappeler ce souvenir), mais parce qu’il est l’auteur des vers du Prologue (sous Louis XIV, contrairement à un régime totalitaire du XXe siècle, la disgrâce d’un homme ne s’étendait pas à ses vers). Citons le dernier paragraphe de cet avertissement au lecteur :

D’abord que la toile fut levée, un des Acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le Théâtre en habit de Ville et s’adressant au Roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps, et d’Acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille, que tout le monde a vue ; et l’agréable Naïade qui parut dedans s’avança au bord du Théâtre, et d’un air héroïque prononça les Vers, que Monsieur Pellisson avait faits, et qui servent de Prologue.

31)

pourquoi Molière recommande à ses acteurs un jeu « naturel » comme le firent avant lui Corneille et Floridor, un comédien porte-parole de Corneille ;

Quadruple désinformation.

  1. On ne voit pas où Corneille aurait, avant Molière, recommandé le jeu « naturel » !!! Avant de faire une telle déclaration, l’inventeur de cette fausse anomalie aurait dû lire les ouvrages récents portant sur la pratique de la déclamation au XVIIe siècle. On ne connaît aucune déclaration de Corneille sur le jeu des comédiens.
  2. L’Impromptu de Versailles montre au contraire (et clairement) par la récitation d’extraits de tragédies de Corneille en présence de l’auteur joué par Molière, que Corneille était favorable à la haute déclamation de l’Hôtel de Bourgogne et nullement à la déclamation un peu plus « naturelle » que Molière pratiquait sur son théâtre.
  3. Nul n’a jamais rapporté la moindre parole sur quelque sujet que ce soit du comédien Floridor, acteur vedette de l’Hôtel de Bourgogne, à plus forte raison sur la déclamation.
  4. On ne voit nulle part que Floridor ait été le «porte-parole» de Corneille : ils ont eu d’étroites relations d’amitié dans les années 1640, mais elles semblent s’être refroidies ; sinon on ne voit pas pourquoi à partir des années 1660 Corneille aurait confié ses pièces tantôt à l’Hôtel de Bourgogne, tantôt au Marais, tantôt à la troupe de Molière.

32)

pourquoi, pour l’inauguration du Palais-Royal, Molière crée Dom Garcie de Navarre, pièce cornélienne dont les personnages portent les mêmes noms que dans Don Sanche d’Aragon de Corneille ; et pourquoi ces deux œuvres ont pour sous-titre « comédie héroïque », expression forgée par Corneille ;

Triple désinformation :

  1. la pièce a été créée seulement le 4 février 1661, c’est-à-dire plusieurs jours après l’ouverture du Palais-Royal (20 janvier) : durant près de deux semaines se sont succédé d’anciennes pièces (Le Dépit amoureux de Molière, Dom Japhet d’Arménie de Scarron, Le Gouvernement de Sanche Pansa de Guérin de Bouscal).
  2. Don Garcie de Navarre n’est pas « une pièce cornélienne ». Molière a cherché au début de sa carrière parisienne à se hausser dans la hiérarchie des genres en écrivant (en attendant peut-être une tragédie) une comédie sérieuse, une formule assez rare dont la seule réussite est le Don Sanche d’Aragon de Corneille, ce qui explique qu’on ait toujours tendance à rapprocher les deux pièces. Mais, justement, loin de copier Corneille, qui avait inventé sa première « comédie héroïque » en s’inspirant d’un modèle romanesque “espagnol”, Molière s’est tourné “vers les Italiens” et a adapté Le gelosie fortunate del principe Rodrigo de Giacinto Andrea CICOGNINI (1654), une pièce que l’on retrouve régulièrement au programme des comédiens italiens de Paris au début des années 1660.
  3. Don Garcie de Navarre n’a jamais eu pour sous-titre « comédie héroïque » !!! (sauf peut-être dans des éditions scolaires des 19e et 20e siècles…). D’une part, Molière n’a jamais fait publier sa pièce (elle a paru pour la première fois dans la grande édition posthume de ses Œuvres en 1682), et l’on ignore comment lui-même aurait décidé de la sous-titrer. D’autre part, même dans cette première édition posthume, dont on peut penser malgré tout qu’elle suivait le manuscrit de Molière, elle est simplement sous-titrée “comédie” (voir la page de titre sur le site Gallica).

33)

pourquoi, alors que le premier réflexe d’un écrivain est de différencier le plus possible ses créations, Molière donne des noms identiques à des rôles différents ne représentant pas le même type de personnalité, accumulant cinq Valère, quatre Clitandre, trois Cléante, autant de Climène, d’Eraste, d’Elise… ;

Désinformation : au 17e siècle, dans la comédie, ce sont toujours les mêmes noms de convention qui tournent; il y a des dizaines de Clitandre, de Valère, de Cléante, d’Eraste… ainsi que de Don Juan… Aucun des noms cités ci-dessus n’est propre à Corneille. (Voir aussi plus haut notre réponse à la question 28)

34)

pourquoi, comme l’écrit Roger Duchêne, « Molière touche une ou plusieurs parts selon des décisions et dans des proportions qui semblent varier selon les pièces, au gré des circonstances » ; et pourquoi le Registre de La Thorillière indique que Molière a parfois « quatre parts » ;

Double désinformation :

  1. Quand on reprend le Registre de La Grange, il est facile de répondre à ces questions. Au début, Molière commence à toucher des sommes prises sur la recette en fonction du succès, puis il reçoit une « part double » en tant qu’auteur (en sus de sa part d’acteur).

Extrapoler à partir de là que l’une des deux parts d’auteur est destinée à Corneille est une ânerie résultant d’une volonté de déformer les choses au service de la « théorie Corneille ». En lisant le Registre de La Grange et celui de La Thorillière, il est facile de voir que les sommes reçues par Racine en 1664 pour la création par la troupe de Molière de sa première tragédie de Racine, La Thébaïde correspondent tout à fait normalement à deux parts !!!

Pour plus de détails, voir la page La question des parts d’auteur.

  1. Si Molière reçoit pendant quelques mois en 1661 quatre parts de la recette, c’est que, outre ses deux parts d’auteur, il a obtenu de la troupe la reconnaissance du fait qu’une bonne part du succès repose sur son jeu d’acteur comique. La troupe accorda donc à Molière une part d’acteur supplémentaire, mais en spécifiant que s’il se mariait (avec une actrice) le couple en resterait à deux parts. Et de fait, lorsque l’année suivante Molière épouse Armande Béjart qui fait en 1663 son entrée dans la troupe, elle reçoit une pleine part d’acteur et Molière retombe à une part d’acteur.

35)

pourquoi l’éditeur du Dépit amoureux, qui est aussi l’éditeur de Pierre Corneille, en offre un exemplaire à un haut magistrat, précisant que cette comédie est de «l’auteur le plus approuvé de ce siècle », formule qui, en 1662, ne peut s’appliquer qu’à Pierre Corneille ;

Sommet de la désinformation :

  1. La formule (peu glorieuse pour « le plus grand poète du monde » qu’est alors Corneille) ne peut s’appliquer qu’à Molière, déjà présenté au lendemain des Fâcheux par La Fontaine (donc un an plus tôt) comme « le Térence du XVIIe siècle ». Il suffit aussi de lire les deux textes qui servent de préface à l’édition pirate de Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660) pour découvrir l’extraordinaire rayonnement de Molière auquel ont très tôt été sensibles les contemporains. On lira tout particulièrement L’abrégé de l’abrégé de la vie de Molière, 1663 ?, inséré dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé parues au commencement de 1663 (donc à peine trois ou quatre mois après la publication du Dépit amoureux). Citons entre autres :

Je dirai d’abord que, si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé ; mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur, et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces…

Une telle interprétation de la dédicace du Dépit amoureux est en fait l’une des nombreuses contre-preuves de la « théorie Corneille ». Pour justifier que nul n’a songé à cette théorie avant Pierre Louÿs au début du XXe siècle, Louÿs et ses disciples s’appuient sur une logique conspiratoire typique des théories du complot : la collaboration Corneille-Molière était un secret absolu, qui n’a jamais filtré au siècle au XVIIe siècle. Dans ce cas, comment dans un texte imprimé l’éditeur du Dépit amoureux a-t-il pu ainsi jouer de façon si transparente avec le secret ? Comment le même éditeur n’a-t-il pas révélé le pot aux roses quelques années plus tard, lorsque Molière se sera retourné contre lui pour s’être fait déposséder de ses droits sur ses pièces ???

Pour plus de détail, voir la page La dédicace du Dépit amoureux.

  1. Notons que la désinformation s’insinue jusque dans les détails. Contrairement à ce qu’affirme l’inventeur de fausses anomalies, l’éditeur du Dépit amoureux n’est nullement l’éditeur de Pierre Corneille: Corneille fait imprimer ses pièces à ses frais à Rouen, et les fait ensuite diffuser par les libraires parisiens Courbé, de Luyne et Jolly. Les deux éditeurs de Molière pour L’Étourdi et Le Dépit amoureux sont respectivement Barbin et Quinet.

36)

pourquoi Grimarest, son premier biographe, insiste sur le fait que Molière « était l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté », réaffirmant « comme je l’ai dit, il ne travaillait pas vite, mais il n’était pas fâché qu’on le crût expéditif » ;

Ce serait une bonne question, si Grimarest avait écrit la moindre chose juste sur Molière : à peu près toutes ses assertions, confrontées aux documents de première main que l’on possède, sont fausses… (Boileau, qui a connu Molière de près bien avant de devenir l’ami de Racine, l’a souligné sans ambiguïté).

Pour plus de détail, voir la page Les problèmes nés des nombreuses inexactitudes de La Vie de Molière de Grimarest (1705)

37)

pourquoi le casanier et « avare » Corneille, qui n’a jamais voulu quitter Rouen, s’installe définitivement à Paris en octobre 1662, alors que la vie y est plus chère qu’ailleurs, que le public vient d’accueillir froidement sa dernière tragédie et que l’arrestation de son protecteur Fouquet le place dans une situation délicate – mais, depuis 1661, Molière dirige, avec la bénédiction de Louis XIV, le théâtre qui fait les plus grosses recettes ;

Désinformation :

  1. Si c’est pour se rapprocher de Molière, pourquoi Corneille et son frère ont-ils attendu 1662 au lieu de venir à Paris dès 1658 en même temps que Molière ?
  2. En quoi, se rapprocher de Molière permettrait-elle de favoriser la collaboration ? Dans la mesure où elle aurait été secrète, les deux hommes ne devaient pas trop se montrer ensemble !
  3. l’argument implique que Thomas Corneille — qui déménage en même temps que Pierre — était au courant des relations entre son frère et Molière : et il n’aurait jamais fait allusion à cette prétendue collaboration secrète durant la trentaine d’années qui ont suivi la mort de Molière puis de son frère ? et il aurait continué à attribuer publiquement le Festin de Pierre/Don Juan à Molière et pas à son frère ??? — alors qu’il en allait de la gloire de son frère s’il avouait toute la supercherie ?

Pour plus de détail, voir la page Les causes du déménagement.

38)

pourquoi, le 25 avril 1662, Corneille écrit à l’abbé de Pure qu’il aide la carrière de la toute jeune Mlle Marotte (Marie Vallée) qui jouera, comme « gagiste », la Georgette de L’Ecole des Femmes ;

Désinformation :

L’inventeur de l’anomalie confond deux Mlle Marotte, l’une qui était comédienne, membre de la troupe du Marais, l’autre qui était alors gagiste au Palais-Royal et ne devait devenir comédienne qu’une dizaine d’années plus tard après avoir épousé La Grange. La Mlle Marotte dont parle Corneille est évidemment l’actrice du Marais, comme le révèlent sans ambiguïté les termes de sa lettre… Il aurait suffi à l’inventeur de fausses anomalies de faire une recherche dans le Registre de La Grange, qui donne pour chaque saison théâtrale la composition de la troupe, pour ne pas avancer de telles aberrations.

Précisons que, comme nous l’expliquons dans une longue note de la Notice de L’École des femmes (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010), c’est une interprétation maladroite d’un registre de comptes qui a conduit certains historiens du XIXe siècle à attribuer à cette gagiste le rôle de Georgette dans L’École des femmes ; la lecture correcte de ce registre montre qu’elle n’a pas joué.

Pour plus de détail, voir la page Corneille amoureux de Mlle Marotte

39)

pourquoi, alors que Corneille s’intéresse en 1662 à Mlle Marotte, deux pièces de cette même année traitent de l’amour d’un barbon pour une jouvencelle : Sertorius (signé Corneille) en février et L’École des Femmes (signée Molière) en décembre, la seconde faisant allusion à la première ;

Désinformation.

L’École des femmes reprend tout simplement la structure classique du tuteur qui veut épouser sa pupille, qu’on trouvait déjà en 1661 dans L’École des maris. En outre, où voit-on que Corneille s’amourache de Mlle Marotte ? C’est encore une interprétation délirante de notre inventeur d’anomalies : Corneille s’intéresse simplement à son destin de comédienne…

Précisons qu’en 1673 Racine écrira Mithridate qui « traite de l’amour d’un vieillard pour une jouvencelle » : il a alors 34 ans, et il est l’amant d’une comédienne de son âge qui va jouer le rôle de la jouvencelle (Mlle De Champmeslé).

Pour plus de détail, voir la page Corneille amoureux de Mlle Marotte

40)

pourquoi s’explique l’étonnement du moliériste Auguste Vitu (« Comment admettre que Molière se fût dépeint sous les traits d’Arnolphe dans sa comédie contemporaine de son mariage, le 20 février 1662 ? On ne se bafoue pas soi-même, on ne se ridiculise pas sciemment aux yeux de celle qu’on aime et de qui l’on veut être aimé ») et celui d’Henri Lavoix (« A quoi songe-t-il donc ? Au lendemain même de son mariage, il ridiculise ce pauvre fou de quarante-trois ans marié à une fille de dix-huit ») ;

On ne répondra pas à cette anomalie imaginaire. Elle révèle une telle méconnaissance (ou incompréhension) de ce qu’est la littérature…

On rappellera néanmoins qu’en 1661, à une époque où personne n’avait encore entendu parler de quelque futur mariage de Molière, il créait L’École des Maris où un barbon ridicule veut se marier avec une jeune fille… Est-ce que l’auteur de l’anomalie (et les étranges garants qu’il invoque…) connaît le personnage de Pantalon dans la comédie italienne ?

PS On fera remarquer que l’inventeur d’anomalies fait feu de tout bois pour avancer ses faux arguments : raclant tous les fonds de tiroir des barbouilleurs de papiers qui ont lâché leurs élucubrations sur Molière, il est tombé sur Auguste Vitu, qu’il a qualifié de moliériste. Que l’on sache : Auguste Vitu, journaliste et polémiste, et surtout polygraphe écrivant sur tous les sujets, est passé à la postérité pour son joli Paris, Images et Traditions, nullement pour sa contribution sur Molière… Quant à Henri Lavoix, numismate et orientaliste, il n’était pas mieux placé pour proposer des interprétations sérieuses du théâtre de Molière.

41)

pourquoi dans L’École des Femmes Arnolphe parle comme le personnage Pompée de Pierre Corneille ; et pourquoi le monologue final de l’acte III est d’un style si « romain » qu’il laisse perplexe Raymond Picard : « Il peut sembler étrange que Molière, en le faisant parler, ait comme oublié l’univers comique où se mouvait son héros, et que, ménageant ainsi de bien curieuses ruptures de ton, il lui ait donné un langage qui convînt aussi mal à la situation » ;

Mélange navrant d’ignorance, d’incompréhension et de désinformation :

  1. Si l’on suit le raisonnement de l’inventeur d’anomalies, Corneille aurait eu l’imprudence de reproduire dans une comédie un vers qu’il avait écrit six mois plus tôt dans une tragédie — et en sachant en outre qu’il allait être prononcé par le comédien Molière spécialisé dans le jeu à grimaces ! ou alors le vers lui aurait échappé ; une répétition inconsciente en somme…

Soyons sérieux : il est tout à fait légitime de la part d’un auteur de comédie comme Molière de faire prononcer « Je suis Maître, je parle, allez, obéissez » par un personnage ridicule, alors que sur la même scène (et sur les deux autres scènes parisiennes) était régulièrement repris Sertorius où Pompée prononçait ce même vers. C’est un classique effet de reprise parodique, qu’on retrouvera dans Tartuffe, dans lequel Molière fera encore parodier un vers de Sertorius : « Ah! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme », devenu: « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ». Autrement dit, un effet comique.

Or, cela faisait beau temps qu’on avait commencé à parodier des vers de Corneille, à commencer par les vers du Cid : Daniel Guérin de Bouscal s’était livré à ce jeu dès 1640 dans son Don Quichot de la Manche et à nouveau en 1642 dans son célèbre Gouvernement de Sanche Pansa (que Molière et sa troupe ont joué des dizaines de fois), tandis que Scarron allait faire un an plus tard de son Jodelet ou le maître-valet une vaste parodie du Cid.

En 1666, Brécourt, un « comédien poète » qui appartint deux ans à la troupe de Molière, s’est taillé un joli succès sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne en donnant une petite comédie en trois actes, Le Jaloux invisible, dans laquelle pas moins de six vers de Corneille (dont quatre vers du Cid) étaient parodiés. En 1668, c’est au tour de Racine de se mettre de la partie. Se lançant dans la comédie (Les Plaideurs), il jugea tout naturel de parodier un vers de Corneille. L’un de ses personnages, L’Intimé, désireux de vanter les qualités de son père, qui aurait été sergent (huissier) de justice, s’écrie : « Ses rides sur son front gravaient tous ses Exploits » (I, 5 ; v. 154), parodiant ainsi un vers célèbre du Cid (« Ses rides sur son front ont gravé ses exploits »). Tandis que Corneille avait conçu une image désignant les traces visibles de son héroïsme d’autrefois sur le visage du vieux don Diègue, le jeu parodique imaginé par Racine tire tout son sel du sens judiciaire du mot exploit, qui désigne un acte officiel délivré par un sergent.

  1. Pour ce qui est du monologue qui constitue la scène 5 de l’acte III, il s’agit d’un même type de jeu parodique à une échelle plus large: non pas un vers de tragédie, mais la rhétorique tragique elle-même.

Après avoir été obligé de contenir ses émotions en les traduisant par des grimaces adressées au public, le personnage d’Arnolphe peut les laisser éclater une fois le jeune Horace sorti. Après s’être exclamé : « Comme il faut devant lui que je me mortifie ! », Arnolphe déplore sa situation : il « souffre », il « enrage », il crie vengeance, il invoque le Ciel. C’est clairement l’occasion pour Molière de développer une parodie de la véhémence des héros de tragédie et il va jusqu’à glisser des vers de facture tragique (« Et c’est mon désespoir et ma peine mortelle ») au milieu de ce monologue dans lequel son personnage invoque certes le Ciel, mais pour l’implorer de lui épargner les cornes du cocuage (« Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce »). Et la dimension burlesque du passage est d’autant plus vive qu’au plus fort du désespoir d’Arnolphe Molière insère un lazzo typique des scènes de colère de la commedia dell’arte : « Ah ! je crève, j’enrage », s’écrit-il pour ajouter aussitôt: « Et je souffletterais mille fois mon visage », actualisant par le geste le conditionnel de la parole.

42)

pourquoi la profession de foi prononcée par Molière dans la scène 6 de La Critique de l’Ecole des Femmes (1663) : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin » est le reflet de celle de Pierre Corneille : « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la Cour et au peuple et d’attirer un grand nombre à leurs représentations. » (Epître dédicatoire de La Suivante 1637) ;

Désinformation :

L’opposition du plaire et des règles est un leitmotiv de tous les écrivains au 17e siècle. Racine écrit ainsi dans sa dédicace À Madame qui ouvre le volume d’Andromaque (1667) :

Et nous qui travaillons pour plaire au public, nous n’avons plus que faire de demander aux Savants si nous travaillons selon les Règles.

Les disciples de Louÿs voudraient-ils nous faire croire que c’est Racine qui a écrit La Critique de l’Ecole des Femmes ??? ou que Corneille serait l’auteur masqué d’Andromaque ?

43)

pourquoi La Critique de l’Ecole des Femmes défend le point de vue de Pierre Corneille en matière d’art dramatique et répond à son ennemi le docte d’Aubignac qui critique les chefs-d’œuvre qu’il est incapable d’écrire ;

Désinformation et contre-preuve :

  1. L’inventeur d’anomalies révèle comment il fabrique de la désinformation : à partir de l’affirmation constituée par la fausse anomalie no 42 — l’interprétation erronée d’une seule phrase de La Critique de l’École des Femmes —, il déduit que cette pièce défend le point de vue de Corneille. Son but est évidemment de laisser entendre à son lecteur que c’est Corneille qui a écrit cette pièce publiée tout à fait normalement par Molière sous son propre nom.

En fait, non seulement La Critique de L’École des Femmes ne défend pas le point de vue de Pierre Corneille, mais elle raille sans ambiguïté la posture d’auteur de tragédie (dans laquelle se drape Corneille pour mépriser les « bagatelles » que sont les comédies de Molière).

On invitera donc le lecteur à lire le passage suivant de la même comédie, dans lequel la tragédie est particulièrement malmenée au profit de la comédie :

LYSIDAS. Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que Monsieur le Chevalier témoigne pour l’Auteur, on m’avouera que ces sortes de Comédies ne sont pas proprement des Comédies, et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles, à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela ; et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.
[…]
DORANTE. Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les Poèmes sérieux, et que les Pièces Comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?
URANIE. Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La Tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la Comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre.
DORANTE. Assurément, Madame, et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la Comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en Vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le Théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des Héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après Nature ;

  1. Du coup ce texte se retourne contre l’argument de l’inventeur d’anomalies: il constitue bel et bien une contre-preuve à la « théorie Corneille » inventée par Pierre Louÿs. On rappellera en effet qu’aux yeux de nombreux contemporains, M. Lysidas c’était le doux et onctueux (et porte-voix de son frère) Thomas Corneille, et que d’autres estimaient qu’il s’agissait de Pierre Corneille lui-même ; c’est le cas de d’Aubignac dans sa Quatrième Dissertation adressée à Corneille :

J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous étiez le Poète de La Critique de l’École des Femmes, et que M. Lysidas était un nom déguisé…

44)

pourquoi, alors que se joue La Critique de l’École des Femmes, laquelle selon les moliéristes attaque Corneille, Molière interprète le Sertorius de Pierre Corneille avant même que cette pièce ne soit publiée et qu’il en ait l’autorisation légale; et pourquoi, alors que le privilège d’impression est daté du 16 mai, Corneille attend le 8 juillet pour publier sa pièce, comme s’il voulait favoriser Molière en ne mettant Sertorius dans le domaine public qu’après que Molière a eu le temps de le jouer suffisamment ;

Désinformation et erreurs volontaires de dates :

  1. Sertorius a été créé en février 1662 et publiée six mois plus tard. Or l’inventeur de l’anomalie prétend que cela se passe pendant que Molière et sa troupe jouent La Critique de l’Ecole des Femmes, c’est-à-dire en juin 1663. Un an plus tard.

On voit le sérieux avec lequel travaillent les disciples de Louÿs…

  1. Pour prouver l’absurdité de cette fausse anomalie, il suffit de reprendre entièrement l’histoire de Sertorius. Nous l’avons fait, évidemment, et nous invitons le lecteur à se reporter au bas de la page La question des pièces de Corneille montées par Molière.

Ajoutons simplement ici que Molière et sa troupe n’ont pas donné une série de représentations de Sertorius : ils ne l’ont joué qu’une fois, le 23 juin 1662 : la troupe quitta Paris pour la Cour dès le lendemain, où elle resta jusqu’au 12 août ; la représentation ne rapporta que 152 livres; un four. Molière et ses compagnons ne reprirent la pièce que le 10 septembre.

Quelques semaines plus tôt, durant le relâche de Pâques 1662, la troupe avait engagé deux comédiens du Marais, Brécourt et La Thorillière, qui avaient participé à la création de Sertorius. Ils arrivaient donc au Palais-Royal avec l’envie de jouer la pièce et plusieurs copies manuscrites du texte. Dans ces conditions, jouer Sertorius à Paris la veille de partir à Saint-Germain-en-Laye est à interpréter comme une sorte de répétition générale de la pièce. Ni plus ni moins.

45)

pourquoi c’est Molière qui, en tant que Bouffon du Roi, déclenche une offensive contre l’Hôtel de Bourgogne et non l’inverse : logiquement, c’est la Troupe Royale qui aurait dû attaquer la nouvelle troupe encore fragile et lui reprocher son jeu de commedia dell’arte ;

Quadruple désinformation :

  1. On remarque que cette fausse anomalie est fabriquée en présentant une pure invention (Molière bouffon du roi) comme un fait acquis; or cette invention est proprement délirante, comme nous le rappelons ailleurs (voir la page Le statut de Molière.).
  2. Notre forgeur de fausses anomalies ignore manifestement que la Troupe Royale de l’Hôtel de Bourgogne, c’est la troupe personnelle du roi, celle qu’il invite dans ses fêtes et qu’il emmène avec lui dans ses déplacements — statut privilégié que la troupe de Monsieur, frère du Roi, grignotera progressivement jusqu’à être « titularisée » à son tour « Troupe du Roi » en 1665. Dès lors, on ne peut imaginer quiconque dans l’entourage du roi (fût-ce un bouffon de l’ancien temps) « déclencher une offensive » contre cette troupe.

Pour apprécier les rapports de la Troupe Royale avec Louis XIV, on méditera cette lettre datée du 16 août 1659 et adressée par Louis XIV au maire et aux jurats de Bordeaux [lettre citée dans A. Detcheverry, Histoire des théâtres de Bordeaux, Bordeaux, 1860, p. 16] :

Comme nous n’avons point mené en ce voyage notre troupe de comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et que nous désirons que celle de Belleroche, qui prend ce titre de nos comédiens, représente les pièces qu’ils ont en notre ville de Bordeaux pendant le séjour que nous y ferons, nous vous écrivons cette lettre pour vous mander et ordonner qu’incontinent après l’avoir reçue, vous ayez à permettre à ladite troupe de Belleroche de faire dresser un théâtre et un parterre dans le jeu de paume de Barbarin, afin que nous et les personnes de notre cour et suite puissions prendre à la comédie notre divertissement, et à ce ne faites faute, car tel est notre plaisir.

Le sieur de Belleroche est le comédien Raymond Poisson, qui joue dans le midi avec sa femme Victoire Guérin depuis les années 1654-1655. Il est à la tête d’une de ces nombreuses « troupes de campagne » qui sillonnent la France, tandis qu’à la date du 16 août 1659, la troupe de campagne de Dufresne dont Molière a pris le contrôle est devenue Troupe de Monsieur et réside en permanence à Paris.

Ce même Raymond Poisson figurera en 1670 aux côtés de Molière sur le célèbre tableau des « Farceurs français et italiens depuis soixante ans et plus », ce qui confirme que, au XVIIe siècle, le terme de « farceur » n’a pas seulement le sens de joueur de farce vulgaire auquel on le réduit généralement aujourd’hui (sens qu’il a au 17e siècle lorsqu’on se moque de quelqu’un), mais surtout le sens général d’acteur comique, ce qui est tout différent.

  1. Contrairement à ce qu’affirme gratuitement l’inventeur de cette fausse anomalie, on voit bien dans Les Précieuses ridicules (sc. 9) que la Troupe royale a d’emblée critiqué le jeu de la troupe de Molière. On lira ci-dessous les paroles de Mascarille qui ironise sur le mépris exprimé par les « Grands Comédiens » (surnom habituel des comédiens de la Troupe royale de l’Hôtel de Bourgogne) envers le jeu des « autres » :

MASCARILLE. […] Entre nous, j’en ai composé une [comédie] que je veux faire représenter.
CATHOS. Hé, à quels Comédiens la donnerez-vous ?
MASCARILLE. Belle demande ! aux grands Comédiens. Il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des Ignorants, qui récitent comme l’on parle, ils ne savent pas faire ronfler les Vers et s’arrêter au bel endroit ; le moyen de connaître où est le beau Vers, si le Comédien ne s’y arrête et ne vous avertit par là, qu’il faut faire le brouhaha.
CATHOS. En effet, il y a manière de faire sentir aux Auditeurs les beautés d’un Ouvrage, et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir.
Les Précieuses ridicules datant de l’automne 1659, l’hypothèse qui s’impose est que Molière s’amuse ici à restituer la manière dont les comédiens de la Troupe Royale ont ironisé quelques mois plus tôt sur le jeu de la nouvelle Troupe de Monsieur, frère unique du Roi.

  1. Tous les textes en notre possession présentent un déroulement des faits différent de ce qu’imagine faussement l’inventeur d’anomalies : le 26 décembre 1662 L’École des femmes a été accueillie (tout en triomphant auprès de l’ensemble du public) par une bronca et un flot de critiques dont une partie venait de certains comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Ce n’était donc pas une offensive de Molière.

46)

pourquoi dans L’Impromptu de Versailles Molière se moque des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, mais n’attaque pas leur chef Floridor, ami de Corneille ;

Désinformation :

  1. Est-ce que c’est parce que Floridor est l’ami de Corneille qu’il ne l’attaque pas ? Le raisonnement de l’inventeur d’anomalies sous-entend donc que les autres comédiens n’étaient pas les amis de Corneille !!! On est curieux de savoir dans quel faux document il est allé puiser une telle idée.
  2. Ce que l’inventeur d’anomalie ignore, c’est qu’il y a non pas un, mais deux comédiens dont Molière ne parodie pas le jeu dans L’Impromptu de Versailles : Floridor et la Des Œillets, considérée alors comme la plus grande actrice tragique de son temps (elle mourut en 1670 et la Champmeslé lui succéda). Molière évite donc de parodier les deux meilleurs acteurs tragiques de la troupe concurrente. Est-ce parce que Floridor avait un jeu un peu moins déclamatoire que ses compagnons, et par là difficile à pasticher ? ou parce qu’il s’était gardé de critiquer la troupe de Molière depuis son arrivée à Paris ? C’est en tout cas sûrement la raison qui explique que Molière ait épargné la Des Œillets: elle était passée tout récemment du Marais à l’Hôtel de Bourgogne et n’était donc pas au nombre de ces « vieux » acteurs de l’Hôtel qui avaient mal accueilli la nouvelle troupe en 1658 et qui continuaient, semble-t-il à répandre leur venin.

47)

pourquoi ce que l’exégèse moderne appelle la « Querelle de L’Ecole des Femmes » est une excellente stratégie commerciale au bénéfice de Molière et de Floridor, grands amis de Pierre Corneille ;

Désinformation :

  1. une querelle littéraire fondée sur des animosités avérées n’exclut pas que les deux parties en profitent pour engranger de belles recettes créées par le spectacle public de la dispute.
  2. On note la pratique de l’insinuation : Floridor avait été le grand ami de Pierre Corneille (on ne sait si leur intimité de jadis était aussi étroite à cette date), mais Molière entretenait à l’époque de la Querelle de L’Ecole des Femmes des relations détestables avec les frères Corneille.

Pour plus de détails, voir le chapitre Relations entre Corneille et Molière

48)

pourquoi pendant les mois qui suivent la prétendue « querelle » entre Molière et Corneille, Molière représente plusieurs œuvres de Corneille et crée sa tragédie Attila qu’il paie très généreusement 2.000 livres, puis celle de Tite et Bérénice (même prix) ;

Double désinformation :

  1. « pendant les mois qui suivent », la troupe de Molière continue de faire ce qu’elle a toujours fait et ce que font les deux autres théâtres parisiens : représenter des pièces de Corneille qui sont depuis longtemps dans le domaine public et pour la reprise desquelles Corneille n’avait pas son mot à dire. Rappelons que les relations entre Molière et Corneille semblent avoir été mauvaises au moins depuis Les Précieuses ridicules (1659), ce qui n’a pas empêché sa troupe de reprendre les œuvres de Corneille durant toutes ces années, de la même manière que les autres troupes.
  2. La seconde désinformation sur ce point se double d’un pernicieux amalgame. L’inventeur de l’anomalie met sur le même plan la reprise d’œuvres cornéliennes qui sont dans le domaine public et la création de nouvelles pièces ! Ce qui est radicalement différent puisque, pour créer une nouvelle pièce, il faut que l’auteur soit venu la proposer à la troupe. Or, « pendant les mois qui suivent » la querelle de L’École des femmes, Molière et sa troupe ne créent aucune œuvre de Corneille : c’est seulement en 1667 (4 ans plus tard !!!) qu’il crée pour la première fois une œuvre de Corneille (Attila). À cette date, toutes les expériences qu’il a faites en créant de nouvelles tragédies d’autres auteurs se sont révélées des échecs ou des succès médiocres (et le seul qui a eu du succès, c’est Racine, dont l’Alexandre le Grand a été repris en pleine exclusivité par l’Hôtel de Bourgogne) : pour pouvoir espérer obtenir un succès en créant une tragédie nouvelle (car la troupe veut éviter d’être cantonnée dans le comique), et dans la mesure où Racine est passé à l’ennemi, il ne reste qu’à se rapprocher de Corneille.

Pour plus de détail, voir la page Attila et le rapprochement entre Corneille et Molière face à Racine.

49)

pourquoi Corneille, pourtant combatif et rancunier, n’a jamais écrit ou dit le moindre mot contre Molière, lequel, d’après les moliéristes, est son grand ennemi, alors qu’il a manifesté sa colère contre Scudéry, Mairet, ou son mécontentement envers Racine… ;

Triple désinformation :

  1. Corneille est combattif dans ses préfaces lorsqu’il doit défendre ses propres pièces : pour le reste, il n’intervient jamais par ses écrits dans les affaires du théâtre. En fait, il n’a manifesté son mécontentement qu’en une seule occasion en 1637 durant la « querelle du Cid » : c’est que ses confrères Mairet et Scudéry (qui se disaient jusqu’alors ses amis) avaient attaqué sa pièce avec une telle violence et avaient critiqué son talent avec une telle mauvaise foi, déclenchant ainsi une polémique qui dura plusieurs mois, qu’il dut bien se défendre.
  2. Ensuite, son statut de plus grand auteur vivant, conquis dans les années 1640 avec “Horace”, “Cinna”, “Polyeucte”, etc., lui a permis d’affecter de se situer au-dessus de la mêlée. Ainsi, il n’est pas intervenu personnellement contre d’Aubignac, qui pourtant l’a accablé en 1663 de quatre Dissertations successives critiquant ses pièces, la quatrième s’en prenant à lui ad hominem.
  3. Quant à son « mécontentement envers Racine », c’est par son attitude en plein théâtre que à l’occasion de la première de Britannicus il l’a manifesté, en aucun cas par ses écrits, même après que Racine l’a pris violemment à partie dans sa préface de Britannicus.

Conclusion : on ne voit pas pourquoi ce Corneille qui, passé l’affaire du Cid en 1637, ne s’en prend plus nommément à quiconque, manifesterait publiquement son mécontentement contre un Molière qui s’amuse à l’égratigner ici et là depuis “Les Précieuses ridicules”. Il préfère agir en sous-main en suscitant une cabale contre “L’École des femmes” (voir ci-dessous la fausse anomalie 50).

50)

pourquoi, à l’exception d’un propos de l’abbé d’Aubignac, suspect pour de nombreux moliéristes, aucun document ne prouve que Molière et les frères Corneille auraient été fâchés vers 1662 ;

Double désinformation :

  1. Ce sont Louÿs et ses disciples, et nullement les spécialistes universitaires de Corneille et de Molière, qui cherchent à présenter l’abbé d’Aubignac comme « suspect », de façon à disqualifier ses propos. Il est vrai qu’il est absolument nécessaire pour eux de les disqualifier, puisque ses propos confirment (une confirmation qui couronne bien d’autres indices) que Molière et Corneille entretenaient de mauvaises relations jusqu’au milieu des années 1660.

Que l’inventeur de l’anomalie enrôle « de nombreux moliéristes » dans sa croisade de désinformation n’étonnera donc personne.

  1. Il se trouve que le témoignage de l’abbé d’Aubignac n’a pas été infirmé par un défenseur de Corneille, Donneau de Visé, alors même que celui-ci a critiqué le passage où d’Aubignac accuse Corneille d’avoir cabalé contre L’École des femmes : il accuse lui-même d’Aubignac d’approuver ainsi une pièce aussi scandaleuse que L’École des femmes, mais se garde bien de laver Corneille d’un comportement dont manifestement il était impossible de le blanchir.

Pour faire le point sur les relations entre Molière et Corneille, voir la page Textes mentionnant sans ambiguïté une hostilité de Corneille envers Molière

51)

pourquoi dans cette prétendue fâcherie entre Molière et les frères Corneille, nous ne possédons aucune pique, aucune épigramme d’un clan ou de l’autre, alors que pour la mésentente bien réelle entre l’abbé d’Aubignac et Pierre Corneille, nous en avons plusieurs des deux adversaires ou de leurs partisans ;

Désinformation :

  1. Si l’inventeur de l’anomalie prétend que nous ne possédons aucune pique échangée entre les deux camps, c’est que dans son entreprise de désinformation il récuse le passage de L’École des femmes dans lequel Molière ironise sur le titre de noblesse de Thomas Corneille, qui se faisait appeler, selon de nombreux témoignages concordants, « Corneille de l’Ile », « Monsieur de l’Ile », « le sieur de l’Ile »…

Quel abus, de quitter le vrai nom de ses Pères,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison,
Et sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux.

L’École des femmes, I, 1.

Si ce texte ne peut être considérée comme une « pique », alors aucun texte ne veut plus rien dire.

  1. Plus largement, sur les relations entre Molière et Corneille, voir la page : Textes mentionnant sans ambiguïté une hostilité de Corneille envers Molière

52)

pourquoi Chappuzeau en 1674, La Grange en 1682 et Grimarest en 1705 ne font aucune allusion à une « querelle » entre Molière et Pierre Corneille ;

Désinformation :

  1. Toute la « théorie Corneille » inventée par Louÿs exclut la possibilité que Molière et Corneille aient pu entretenir des relations par moment hostiles : c’est pourtant ce que nous apprennent les textes mêmes de Molière et certains textes contemporains. C’est pourquoi les disciples de Louÿs n’ont de cesse, dans une démarche typiquement négationniste, de nier tous les témoignages qui contredisent leur théorie, et, parallèlement, d’inventer des raisonnements qui «prouveraient» le contraire.
  2. Donc si Chappuzeau en 1674, La Grange en 1682 et Grimarest en 1705 ne font aucune allusion à une « querelle » entre Molière et Pierre Corneille, c’est tout simplement qu’à l’époque où ils écrivent, la querelle est depuis longtemps oubliée, que les deux hommes ont appris à nouer des relations professionnelles (création d’Attila en 1667 puis de Tite et Bérénice en 1670) et, pour finir, à collaborer à l’occasion de Psyché (1671). Il aurait été mal venu, après la mort de Molière, de battre en brèche l’unanimisme de rigueur concernant les « belles relations » entre les « grands génies » du siècle.

53)

pourquoi l’écrivain Philippe de la Croix, qui n’est pas un ennemi de Molière, écrit : « Molière est bon comédien ; mais il serait encore plus fort s’il ne se mêlait que de son métier : il veut trancher de l’auteur (= faire l’auteur) » et témoigne que Molière est « un homme qui n’est riche que des dépouilles des autres » ;

Cette fausse anomalie et les deux suivantes extraient des phrases hors de leurs contextes, selon une habitude chère à Louÿs et surtout à ses disciples. Tous les textes cités ici et plus bas sont des comédies (liées à la « querelle de ‘‘L’École des femmes’’ ») dans lesquelles s’opposent adversaires et défenseurs de Molière. Or concernant la création moliéresque, le leitmotiv des adversaires de Molière, c’est qu’il n’est pas original, qu’il pille tous ses prédécesseurs — ce qu’il fait moins que les autres, les frères Corneille notamment dont les comédies sont souvent des adaptations d’originaux espagnols —, etc. : c’est en cela qu’il « n’est riche que des dépouilles des autres » (il n’y a aucun sous-entendu).

Mais ce faisant, les critiques de Molière vont évidemment tous dans le sens de son auctorialité. Accuser Molière d’être un mauvais écrivain qui pille les autres, c’est reconnaître qu’il est un écrivain. C’est tout à fait différent que de l’accuser de n’être qu’un prête-nom, ce qu’il ne vient à l’idée d’aucun de ses contemporains de faire !

Une fois de plus, les disciples de Louÿs, aveuglés par leur obsession de faire feu de tout bois contre Molière, ne voient pas que la plupart des arguments qu’ils invoquent à titre de prétendues anomalies se retournent contre leur théorie et constituent des contre-preuves.

Pour plus de détails, voir la page Les jugements des ennemis de Molière, selon les disciples de Louÿs. ainsi que la page La question des dénis d’originalité au moment de la querelle de L’École des femmes

54)

pourquoi le gazetier Robinet, qui n’est pas un ennemi de Molière, écrit « on ne peut pas dire que Zoïle [Molière] soit une source vive, mais seulement un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs » ;

Mêmes remarques que ci-dessus la fausse anomalie no 53 ; précisons que, contrairement à ce qu’affirme l’inventeur d’anomalies, Robinet lorsqu’il écrit cette phrase en 1663 est encore dans le camp des critiques de Molière.

Ajoutons que l’inventeur d’anomalies nous confirme ici qu’il ne s’y entend guère en matière de littérature : « un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs » est précisément une très belle définition de la littérature, surtout à l’âge classique qui valorisait l’imitation créatrice…

Voir aussi la page Les jugements des ennemis de Molière, selon les disciples de Louÿs. ainsi que la page La question des dénis d’originalité au moment de la querelle de L’École des femmes

55)

pourquoi l’écrivain Donneau de Visé, très au fait des coulisses des théâtres, écrit « le Parnasse s’assemble lorsqu’il [Molière] veut faire quelque chose » ; et pourquoi en 1686 le savant Adrien Baillet rappellera à propos de Molière ce qui était alors de notoriété publique : « on prétend qu’il ne savait pas même son théâtre tout entier… » ;

Mêmes remarques que ci-dessus la fausse anomalie no 53 ; une fois de plus les disciples de Louÿs tirent des phrases hors de leur contexte. Le texte d’Adrien Baillet doit être lu en entier (Récapitulation à la fin du siècle): on y verra comment un homme qui voit en Molière l’un des auteurs les plus dangereux de son temps nous offre en même temps une véritable récapitulation des ses qualités personnelles d’auteur — ce qui rend d’autant plus dérisoire le bout de phrase hors contexte dont s’empare ici le disciple de Louÿs.

Voir aussi la page Les jugements des ennemis de Molière, selon les disciples de Louÿs. ainsi que la page La question des dénis d’originalité au moment de la querelle de L’École des femmes

56)

pourquoi en 1663 Donneau de Visé, un ami de Molière, devient celui des frères Corneille, alors que, pour les moliéristes, les frères Corneille sont les « ennemis » de Molière ;

Désinformation et contre-preuve :

  1. En 1663 Donneau de Visé n’était en aucun cas l’ami de Molière !!! Il ne cesse d’écrire contre lui et se retrouve l’un des plus ardents animateurs de la querelle de L’École des femmes !!!

Reprenons l’histoire. Il commence par critiquer (assez mollement) la Sophonisbe de Corneille et L’École des femmes de Molière dans ses Nouvelles nouvelles publiées en février 1663. Dans les semaines suivantes, découvrant les Remarques critiques de l’abbé d’Aubignac sur Sophonisbe, il décide de répliquer en prenant cette fois le parti de Corneille ; et en juin il écrira encore une défense de Sertorius en réponse à la Dissertation de d’Aubignac critiquant cette tragédie; puis encore une Défense d’Œdipe.

Or, durant le même temps, le même Donneau de Visé continue d’attaquer Molière. Sitôt La Critique de l’École des femmes créée (juin 1663), il publie (août 1663) sa Zélinde ou la véritable Critique de l’École des femmes ; et à nouveau, quelques semaines après la création de L’Impromptu de Versailles (octobre-novembre 1663), il publie La Vengeance des marquis où il se montre encore plus critique que dans sa pièce précédente.

  1. Bref, voilà encore une fausse anomalie qui se retourne contre la « théorie Corneille » défendue par notre inventeur d’anomalies : six mois après avoir pris la défense de Corneille (et à trois reprises, dans trois textes publiés), Donneau de Visé continue de critiquer Molière et d’attaquer tour à tour, au fil de publications successives, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, toutes pièces qui auraient été écrites par… Corneille.

C’est comme Corneille qui, s’il était le véritable auteur de ces trois pièces, s’y moquerait de lui-même avec obstination. En somme, si l’on en croit les disciples de Pierre Louÿs, Corneille et les autres étaient tous schizophrènes…

Précisons pour finir que l’on ignore combien mettra de temps Donneau de Visé pour se rapprocher de Molière. La première attestation de ce rapprochement (et il n’est peut-être pas encore question d’amitié) date de 1665 (création au Palais-Royal de La Mère coquette de Donneau de Visé).

57)

pourquoi le célèbre comédien Montfleury porte devant Louis XIV à l’encontre du bouffon Molière la très grave accusation d’inceste avec Armande ; et pourquoi cette accusation n’est pas forcément fausse ;

Désinformation et calomnie

  1. Les disciples de Louÿs confirment ici que ce qui les anime dans la défense de la « théorie Corneille », c’est de détruire la réputation de Molière. Ils reprennent ici des accusations d’inceste que seuls de violents pamphlétaires hostiles à Armande Béjart ont lancées bien après la mort de Molière.

À en croire les disciples de Louÿs, Molière aurait donc été (successivement ou alternativement, on ne sait), incestueux, cocu, pédophile, homosexuel efféminé. Une seule chose nous étonne encore, c’est que le principal promoteur de ces idées fausses, qui prétend que Molière était surtout « le bouffon du roi », n’ait pas encore affirmé qu’il était aussi le  mignon du roi ».

  1. Voici ce que dit exactement Racine sur cette question (Racine est le seul à avoir fait état de cette accusation de Montfleury) :

Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a donnée au roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir autrefois couché avec la mère. Mais Montfleury n’est point écouté à la cour.

Lettre à l’abbé Le Vasseur, du 23 novembre 1663.

Montfleury savait (c’était manifestement un secret partagé par nombre de gens) que Molière avait épousé la fille que Madeleine Béjart avait eue avec Esprit de Rémond, comte de Modène (une première fille avait été légitimée) et qui passait pour la fille de sa mère Marie Hervé, veuve Béjart. Mais il devait être facile à l’époque de démontrer la fausseté de l’accusation en produisant les extraits du baptême d’Armande (aujourd’hui disparus). Au demeurant, le ton sur lequel Racine relate cet épisode, qui n’a rencontré nul écho autre que celui-ci chez les contemporains, laisse entendre que personne n’y attache d’importance.

Ce sont les biographes du 19e siècle qui ont fait le rapprochement entre la requête de Montfleury et les accusations d’inceste apparues dans les pamphlets lancés plus tard contre Armande, et qui ont pensé que Montfleury accusait Molière d’inceste devant le roi. Nous montrerons bientôt ailleurs que sa requête signifiait tout autre chose.

58)

pourquoi le caustique Donneau de Visé dit de Molière qu’il « peut passer pour le Térence de notre siècle », Térence ayant été, pour tous les lettrés du XVIIe siècle du XVIIe siècle, « le prête-nom, ou du moins le collaborateur, de Scipion Emilien et de Laelius » (Georges Couton) ;

Désinformation. Sur Térence, voir la page Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence.

59)

pourquoi Boileau dans ses caustiques Stances à M. de Molière (1663) fait allusion à Scipion, collaborateur secret de Térence auquel il compare Molière, d’autant que Scipion se prénommait… Cornélius ;

Double désinformation :

  1. Les Stances à M. de Molière n’ont rien de caustique envers Molière. Sur Boileau et Molière, voir la page Les jugements des amis de Molière.
  2. Sur Térence: voir la page Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence.

60)

pourquoi dans sa Quatrième dissertation (1663) le docte abbé d’Aubignac reproche à Pierre Corneille de s’être « abandonné à une vile dépendance des histrions [= farceurs] », l’accuse d’être un « poète à titre d’office », formule qui s’applique au Bouffon du Roi, et affirme qu’il est « Mascarille », sobriquet qui désigne Molière ;

Désinformation : l’inventeur de cette fausse anomalie déforme complètement les textes pour les plier à sa théorie imaginaire de Molière-bouffon. Voir la page Les textes de l’abbé d’Aubignac.

61)

pourquoi dans sa Satire à M. de Molière (1664) Boileau ironise sur la « fertile veine » de Molière : « quand tu veux […] elle te vient chercher » ; et pourquoi dans ses commentaires sur ses Satires, par la plume de son disciple Le Verrier, il avoue : « l’auteur donne ici à son ami une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir » ;

Désinformation. Boileau n’ironise pas. C’est l’inventeur de cette fausse anomalie qui feint de croire que si Boileau fait l’éloge de Molière dans cette satire, c’est que c’est ironique.

Rappelons que pour Pierre Louÿs et ses disciples tout est bon pour faire croire que personne au 17e siècle n’a présenté Molière comme un auteur. C’est pourquoi, du fait de l’importance de Boileau qui a constamment admiré les qualités d’auteur et de poète de Molière, les disciples de Pierre Louÿs tentent de disqualifier ses témoignages.

Sur cette question, voir la page Les jugements des amis de Molière. Nous y revenons expressément sur les points soulignés par l’inventeur des fausses anomalies.

62)

pourquoi, dans cette même Satire à M. de Molière, Boileau ironise sur la « fertile plume » de Georges Scudéry connu pour être le prête-nom de sa sœur Madeleine, auteur de romans à succès; et pourquoi par prudence Boileau fit paraître anonymement sa satire ;

Triple désinformation :

  1. Sur la question de la « fertile plume » de Scudéry voir la page Les jugements des amis de Molière.
  2. Georges de Scudéry ne se contenta pas d’être le prête-nom de sa sœur Madeleine : auteur dramatique de renom jusqu’en 1642, il se tourna ensuite vers la poésie narrative, écrivant une épopée ainsi qu’un roman, Ibrahim, qu’il composa sans doute avec sa sœur. Les deux romans fleuves à succès qui parurent sous son nom au cours des deux décennies suivantes (Artamène et La Clélie) eurent Madeleine comme principale auteure ; mais l’on ignore la part que prit Georges dans la conception et la rédaction de chacun d’eux.
  3. Il est évidemment hautement spécieux (et ridicule) d’invoquer l’anonymat de la satire et de la présenter comme une marque de « prudence ». Une grande partie des textes poétiques commençaient par circuler manuscrits sans noms d’auteur dans Paris avant d’être recueillis dans des recueils collectifs. C’est le cas de la plupart des premiers textes de Boileau: on a vu plus haut que les Stances à Molière ont été publiées anonymement à la fin de l’année 1663, alors que dès le mois de juillet l’abbé d’Aubignac révélait que chacun savait qu’elles étaient l’œuvre de Boileau.

63)

pourquoi Pierre Corneille, qui n’était pas le « grand chrétien » que l’on prétend aujourd’hui, entreprend en 1651 la traduction de L’Imitation de Jésus-Christ, car faire des traductions d’œuvres pieuses était « un symptôme assuré, au XVIIe siècle, d’impécuniosité » (Antoine Adam) ; et pourquoi l’abbé d’Aubignac écrit en 1663 de L’Imitation de Jésus-Christ traduite par Corneille : « on y compterait plus de cinquante hérésies, ou du moins cent propositions que l’on qualifierait en Sorbonne proches de l’hérésie » ;

Désinformation :

  1. Oui, Pierre Corneille était bien le « grand chrétien » que tous ses contemporains ont toujours présenté comme tel. Ce sont Louÿs et ses disciples qui ont besoin de contester la réalité d’un Corneille chrétien afin de faire passer l’idée qu’il ait pu écrire des pièces aussi peu chrétiennes que « L’École des femmes », « Tartuffe », « Le Festin de Pierre » (« Dom Juan »). Ce sont les disciples de Louÿs qui feignent de croire que c’est seulement de nos jours que l’on considère Corneille comme un grand chrétien l’on prétend aujourd’hui.

Voir notre dossier : Le fantasme d’un Corneille irrévérencieux, satirique et anti-dévot ?

  1. Non, faire des traductions d’œuvres pieuses n’était nullement « un symptôme assuré, au XVIIe siècle, d’impécuniosité ». En tout cas, Corneille avait de très confortables revenus à cette époque de sa vie, comme le confirment les plus récents biographes de Corneille.
  2. Une fois de plus l’inventeur de la fausse anomalie essaie de faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas. Les reproches de l’abbé d’Aubignac ne remettent pas en cause la religiosité de Corneille !!! On n’accuse pas d’hérésie quelqu’un qui n’est pas croyant, surtout au XVIIe siècle où fleurissent à tout propos les accusations d’athéisme et de libertinage ! Il suffit de survoler la longue guerre que se sont livrés jésuites et jansénistes, au nom d’une meilleure compréhension de la doctrine chrétienne et de la théologie catholique : les uns et les autres s’accusaient mutuellement d’émettre des propositions soit hérétiques, soit proches de l’hérésie (sans pour autant, évidemment, s’accuser de ne pas être chrétiens !).

64)

pourquoi Pierre Corneille, qui n’était pas le « grand chrétien » que l’on prétend aujourd’hui, achète, à l’époque où il traduit L’Imitation de Jésus-Christ, un Dante en italien, auteur mis à l’Index par l’Eglise, et neuf ouvrages hostiles aux Jésuites ;

Désinformation :

  1. Oui, Pierre Corneille était bien le « grand chrétien » que tous ses contemporains ont toujours présenté comme tel. Voir notre dossier : *Le fantasme d’un Corneille irrévérencieux, satirique et anti-dévot* ?
  2. Nous n’avons pas trouvé trace de livres que Corneille aurait acheté à l’époque où il traduisait L’Imitation de Jésus-Christ.

Quand cela serait, on remarquera que, une fois de plus, l’inventeur d’anomalies déforme les faits. Dante n’était pas un « auteur mis à l’index » : c’est un seul de ses livres, le De Monarchia, qui a été mis à l’index.

65)

pourquoi c’est à Pierre Corneille, qui n’était le « grand chrétien » que l’on prétend aujourd’hui, que De Villiers dédie sa sulfureuse pièce païenne Le Festin de pierre ou le Fils criminel (1660) qui servira de modèle à Dom Juan (1665) ;

Désinformation et contresens historique :

  1. Oui, Pierre Corneille était bien le « grand chrétien » que tous ses contemporains ont toujours présenté comme tel. Voir notre dossier : Le fantasme d’un Corneille irrévérencieux, satirique et anti-dévot ?
  2. En parlant d’une « sulfureuse pièce païenne », l’inventeur de cette fausse anomalie révèle qu’il ignore tout de l’histoire du sujet de « Don Juan ». Il ignore manifestement que, jusqu’à Molière, le sujet de tous les pièces issues du modèle espagnol du Burlador de Sevilla de Tirso de Molina, les Convitato di pietra italiens et les Festin de Pierre français relève de la tradition apologétique : il s’agit d’inviter le pécheur à ne pas remettre le repentir au lendemain. Villiers était particulièrement fondé à présenter une pièce qui s’inscrivait justement dans une tradition apologétique chrétienne à Corneille, connu pour sa piété !!!
  3. Pour se convaincre du caractère particulièrement désinformateur de cette fausse anomalie, on lira le passage de la préface de la pièce où Villiers se justifie justement d’avoir dédié sa pièce à Corneille :

Oui, savant et inimitable maître de l’art, c’est de vous de qui je parle, et pour qui j’ose dire qu’il me reste encore un petit scrupule : c’est qu’il n’y a guère d’apparence de demander la protection d’un méchant et d’un parricide à un homme d’une piété reconnue, et à celui qui a fait voir à toute la terre, par un ouvrage immortel autant qu’instructif , le chemin qu’il faut prendre pour éviter la punition de ce Fils criminel. C’est pour cela que je vous demande beaucoup d’indulgence, et la bonté de ne me condamner pas tout seul, puisque je n’ai failli que par conseil et que mes compagnons sont autant coupables que moi.

66)

pourquoi Pierre Corneille, qui n’était pas le « grand chrétien » que l’on prétend aujourd’hui, apporte sans état d’âme les tragédies Attila et Tite et Bérénice, mais aussi la comédie Psyché, à Molière qui est accusé d’être un « démon vêtu de chair » (l’abbé Roullé, 1664), un « homme et démon tout ensemble » (sieur de Rochemont, 1665), etc. ;

Désinformation :

  1. Oui, Pierre Corneille était bien le « grand chrétien » que tous ses contemporains ont toujours présenté comme tel. Voir notre dossier: Le fantasme d’un Corneille irrévérencieux, satirique et anti-dévot ?.
  2. Il n’apporte pas Psyché à Molière : c’est Molière qui lui demande de l’aider à terminer la versification de sa pièce, déjà rédigée en prose et en partie versifiée.
  3. On ne sait comment s’est passé la négociation entre Corneille et la troupe de Molière concernant « Attila ». On ignore donc si Corneille n’a pas eu d’états d’âme en apportant Attila à la troupe de Molière.
  4. Ce n’est pas à Molière que Corneille vend sa tragédie, mais à la troupe : la réputation sulfureuse de Molière aux yeux des dévots ne rejaillissait pas sur sa troupe. Et Molière ne jouait plus dans les tragédies jouées par ses camarades depuis 1663.
  5. C’est un curé fanatique qui a accusé Molière d’être un démon vêtu de chair ; ce sont des dévots extrémistes qui l’ont accusé ensuite d’être un « homme et démon tout ensemble ». Cela n’engageait nullement les catholiques modérés (comme Corneille), qui se contentaient de lever les yeux au ciel…

67)

pourquoi il est naturel que Louis XIV soit le parrain du premier-né de son amuseur Molière, puisqu’il a fait de même pour le farceur Dominique et le fera pour le bouffon-musicien Lully ;

Cette fausse anomalie n’a de sens qu’aux yeux de son inventeur, dont on a vu qu’il s’était forgé une idée fantasmatique d’une catégorie de «bouffons du roi» sous le règne de Louis XIV, dans laquelle il range pèle-mêle Molière, l’acteur italien Domenico Biancolelli (le plus célèbre Arlequin de la ‘‘commedia dell’ arte’’) et le musicien Lully.

En somme, aux yeux de l’inventeur d’anomalies, le XVIIe siècle de Louis XIV est tantôt un siècle de fer où l’on tremble devant la dictature sanglante d’un roi-stalino-nazi qui veut faire respecter le secret absolu de la collaboration Molière-Corneille, tantôt une sorte d’aimable moyen-âge de roman, où des fous en habit vert dansent autour du roi.

68)

pourquoi Louis XIV a toujours cantonné Molière avec la troupe des farceurs italiens de Scaramouche à la réputation scandaleuse ;

Triple désinformation. Louis XIV n’a jamais « cantonné » Molière…

  1. la troupe des comédiens italiens n’a nullement une réputation scandaleuse : c’est une contrevérité due à l’inventeur de cette fausse anomalie.
  2. Une première fois, à l’automne de 1658, Louis XIV permet à Molière et à sa troupe (dite « Troupe de Monsieur, frère unique du Roi ») de prendre pied dans une salle dépendant de la couronne (le Petit-Bourbon) et déjà prêtée aux Italiens : c’est un beau cadeau pour la troupe de son frère, car durant l’été Madeleine Béjart avait tenté de louer le théâtre du Marais (alors fermé) contre la forte somme de 3000 livres annuelles. Cette économie vaut bien le léger désagrément de partager le théâtre avec les Italiens après leur avoir accordé un petit dédommagement financier. Rappelons que jusqu’en 1680, les troupes jouaient trois jours par semaine et qu’il était donc possible de partager un théâtre pour jouer en alternance.
  3. À l’automne de 1660, du fait de la destruction du Petit-Bourbon qui doit céder la place à la colonnade du Louvre, il faut trouver un nouveau théâtre pour la troupe de Molière : Louis XIV lui accorde alors une autre salle dépendant de la Couronne (donc gratuite), la « grande salle de la Comédie » (alors presque en ruine) du Palais-Royal. Or, plus encore que la première fois, il ne s’est pas agi pour Louis XIV de « cantonner » Molière avec les Italiens, car, justement, les comédiens italiens ne sont plus en France depuis l’été de 1659 et nul ne sait si et quand ils reviendront à Paris ! Ils finissent par reparaître quelques mois plus tard et négocient alors avec la troupe de Molière de pouvoir partager (contre une forte compensation financière) la salle.

69)

pourquoi, en plein scandale du Tartuffe, sont administrativement annulées les lettres patentes de noblesse de Corneille, alors qu’il est de notoriété publique que Louis XIII les lui a personnellement accordées ; et pourquoi Corneille ne récupère ses lettres patentes qu’après que Tartuffe, définitivement autorisé, a triomphé ;

Désinformation et contresens historique.

C’est toute la noblesse de France qui dut prouver sa noblesse dans ces années-là (et particulièrement les anoblis de fraîche date comme Corneille) pour séparer les vrais nobles de tous ceux qui usurpaient un titre. Les enquêtes durèrent plusieurs années et c’est pourquoi Corneille récupéra officiellement son titre après le triomphe de Tartuffe, mais il avait été rassuré déjà plusieurs années auparavant.

Voir la page intitulée Le statut de Corneille dans les milieux galants et à la cour.

70)

pourquoi existent de si grandes disparités de style entre les différentes pièces signées Molière, ainsi qu’à l’intérieur de chacune d’elles, ce qui fera écrire au moliériste Daniel Mornet : « Il y a un style de Regnard, un style de Marivaux, un style de Beaumarchais, même un style de Nivelle de la Chaussée, qui est détestable, ou un style des drames de Diderot, qui n’est pas meilleur. Il n’y a pas de style de Molière » ; de même Robert Garapon : « j’en viens à me demander s’il est vraiment légitime de parler du style de Molière » ;

ça c’est une question qui nécessiterait une année entière de cours et conférences… Mais il n’est jamais venu à l’esprit de ceux qui posent une telle question que Molière, qui écrit des comédies (et non des tragédies, lesquelles exigent un style et un registre de langue constamment tendus vers le haut) varie son style en fonction de ses sujets et des épisodes (la comédie n’ayant aucune exigence en cette matière), et en fonction du type de comédie qu’il pratique (petite comédie en prose / petite comédie en vers / grande comédie burlesque / grande comédie « de salon »…).

Ce qui fait la force de Molière, justement, a déconcerté la critique depuis Boileau jusqu’au milieu du XXe siècle. Pour un début de réponse sur cette question, voir la page Histoire de l’insinuation du doute.

71)

pourquoi Molière propose au jeune Jean Racine le plan d’une pièce et attend qu’il lui livre « un acte par semaine », ce qui fera dire à son biographe André Blanc que Molière lui « impose » ce travail ;

Mauvaise information :

G. Forestier a montré dans la Notice de La Thébaïde (édition de Racine dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1999) et dans sa biographie de Racine (Jean Racine, Gallimard, 2006) qu’il s’agit là d’une légende inventée de toutes pièces par Grimarest : il suffit de lire la correspondance de Racine pour voir qu’il avait d’abord écrit sa pièce pour l’Hôtel de Bourgogne et ne songeait pas alors à la donner à Molière. Malgré tout le respect que l’on doit à André Blanc, on rappellera que sa biographie est la synthèse des biographies antérieures et qu’il ne s’est pas engagé sur des recherches nouvelles pour l’écrire.

72)

pourquoi Molière, que son contemporain Le Boulanger de Chalussay définit comme « le premier fou du Roy », a toutes les caractéristiques du Bouffon du Roi ; et pourquoi « le vert, couleur des bouffons, est sa couleur et domine dans son appartement » (Jean Meyer) ;

Triple désinformation :

  1. C’est l’inventeur de l’anomalie qui postule que Molière a « toutes les caractéristiques du bouffon du roi ». Il détourne la moquerie de Le Boulanger de Chalussay en omettant de signaler que sa pièce, Élomire Hypocondre, est un violent pamphlet anti-moliéresque.
  2. Il n’y a plus de bouffon depuis la fin du règne de Louis XIII.
  3. Molière, reçu dans les salons galants, qui l’ont porté de pièce en pièce au début de sa carrière, protégé par les plus grands seigneurs du royaume (les Condé, les Saint-Aignan) n’a jamais été ni de près ni de loin considéré comme un « bouffon du roi ».

Voir la page Le statut de Molière.

73)

pourquoi le blason de Molière, dont héritera sa fille Esprit-Madeleine, n’est pas le blason d’un écrivain mais celui d’un comédien – masques et singes –, et même celui d’un bouffon puisqu’il a pour champ l’émail héraldique tabou : le vert, la couleur des bouffons ;

Double désinformation :

  1. masques et singes figurent sur le frontispice d’une édition qu’il a récusée et ne correspondent en rien à son blason
  2. le vert de son blason est en fait le vert du blason de la famille Poquelin, et non pas de Molière en particulier !!!

Pour plus de détails, voir la page intitulée Le prétendu blason de Molière.

74)

pourquoi Molière est la seule personne du règne de Louis XIV à avoir suscité une accusation d’inceste, des insultes, des pamphlets, des satires et d’innombrables épigrammes, jusqu’à être plusieurs foismenacé physiquement ;

Désinformation :

L’inventeur de cette fausse anomalie affirme que Molière serait la seule personne à avoir suscité tout cela. Ce qui est évidemment faux. Pour ne citer qu’un exemple, Racine a suscité presque autant d’attaques, de pamphlets et d’accusations et il a été lui aussi menacé d’être battu. Faut-il en déduire que c’est Corneille qui a écrit les pièces de Racine ? ou que Racine était aussi le bouffon du roi ?

75)

pourquoi les deux artistes que Molière admirait le plus ne sont pas des écrivains, mais les farceurs Scaramouche et Raymond Poisson ; et pourquoi une gravure d’époque le montre en tant qu’élève de Scaramouche ;

Triple désinformation :

  1. on ignore quels sont les artistes que Molière admirait le plus, et l’on se demande comment notre inventeur de fausses anomalies a pu oser forger cette fausse information (on se le demande, mais on ne s’en étonne pas).

Pourquoi n’aurait-il pas admiré des écrivains ? parce qu’il ne savait pas lire ?…

  1. ni Scaramouche ni Poisson ne sont des « farceurs » malgré leur présence sur le tableau célèbre des « Farceurs » (voir plus haut la fausse anomalie no 45).
  2. Qu’il ait imité l’Italien Scaramouche dans son jeu de mime et de grimaces qui, transposé à la comédie française, a constitué une révolution sans précédent, est une chose (ce qui explique qu’une gravure satirique ait pu montrer Molière dans le miroir de Scaramouche) ; que Molière en ait fait l’objet unique de son admiration est une pure invention.

Précisons que l’inventeur de cette fausse anomalie se garde bien de préciser que la « gravure d’époque » figure dans la première édition d’Élomire Hypocondre de Le Boulanger de Chalussay, c’est-à-dire dans une comédie-pamphlet qui véhicule tous les poncifs des attaques anti-moliéresques.

76)

pourquoi La Fontaine, que les moliéristes prétendent être un ami de Molière, n’a jamais publié une ligne sur ce dernier ;

Double désinformation :

  1. on ne sait pas si La Fontaine a été l’ami de Molière (que des auteurs de livres sur Molière aient pu l’affirmer est une invention de leur part). On connaît deux textes de La Fontaine qui placent Molière au-dessus de tous les auteurs comiques de son temps : c’est très important, mais ça n’en fait pas un ami.
  2. l’inventeur de l’anomalie fait semblant de croire qu’au 17e siècle tout passe par la publication. Les deux textes de La Fontaine louant Molière sont restés manuscrits: mais l’on sait comment les manuscrits circulaient au XVIIe siècle. Il suffit de voir ce qui s’est passé pour l’épitaphe rédigée par La Fontaine au lendemain de la mort de Molière, dont des copies ont immédiatement été répandues dans tout Paris.

Voir la page Les témoignages de La Fontaine et la question de Térence.

77)

pourquoi dans la Préface des Plaideurs Racine tient des propos très sévères sur Molière et la bouffonnerie ;

Désinformation :

Racine ne fait pas allusion à la bouffonnerie. Il reprend le reproche, adressé à Molière depuis L’École des femmes, d’avoir fait retomber le théâtre dans la turpitude d’où, sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, l’avait tiré la génération précédente, celle de Corneille, justement. Partisans et adversaires du théâtre se rejoignaient sur ce point. Ainsi, en août 1666, l’abbé d’Aubignac (défenseur du théâtre) avait fait paraître une Dissertation sur la condamnation des théâtres dans laquelle il plaidait en faveur d’un théâtre moralement irréprochable, rappelait l’action déterminante de Richelieu dans son épuration et déplorait le rôle néfaste de Molière :

Depuis quelques années, notre théâtre se laisse retomber peu à peu à sa vieille corruption. […] Les farces impudentes et les comédies libertines, où l’on mêle bien des choses contraires au sentiment de la piété et des bonnes mœurs ranimeront bientôt la justice de nos rois et y rappelleront la honte et les châtiments.

À la fin de la même année, le Traité de la Comédie [comprenons Traité du Théâtre] du défunt Prince de Conti, tout en déniant au théâtre toute possibilité d’honnêteté véritable, soulignait que grâce à Molière il révélait son vrai visage, un visage forcément scandaleux :

Cette honnêteté apparente qui avait été depuis quelques années le prétexte des approbations mal fondées qu’on donnait à la comédie, commence présentement à céder à une immodestie ouverte et sans ménagement, et […] il n’y a rien par exemple de plus scandaleux que la cinquième scène du second acte de L’École des femmes.

Voilà pourquoi Racine put donner un tour général à sa critique en se réjouissant d’avoir « diverti le monde » sans qu’il lui « en ait coûté un seul de ces sales équivoques, et de ces malhonnêtes plaisanteries, qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos Écrivains, et qui font retomber le Théâtre dans la turpitude, d’où quelques Auteurs plus modestes l’avaient tiré. »

78)

pourquoi Boileau conclut son Art poétique (1674) par un éloge des bons écrivains desquels Molière est absent, comme il est absent de sa très longue correspondance littéraire ;

Quadruple désinformation :

  1. L’éloge des bons écrivains à la fin de L’Art poétique est en fait une invitation aux bons écrivains « vivants » à mettre leur plume au service de Louis XIV. Molière ne peut figurer parmi les quatre écrivains invoqués par Boileau (Corneille, Racine, Benserade et Segrais) puisqu’il est mort depuis un an !!!
  2. Molière est bien présent au chant III de L’Art poétique, et Boileau fait en outre l’éloge de son talent d’écrivain dans plusieurs de ses « Satires » et « Épîtres ».
  3. On ne possède qu’une infime partie de « sa très longue correspondance littéraire » : 150 lettres en tout sur les dizaines de milliers qu’il a écrites tout au long de sa vie. Donc on ne peut tirer aucune conclusion sur les absences de sa correspondance.
  4. Le pire, c’est que, contrairement à ce que prétend l’inventeur d’anomalies, « Molière est bel et bien présent dans le peu de lettres qui ont survécu » !!! On voit que la désinformation entreprise par l’inventeur d’anomalies passe constamment par des affirmations mensongères.

Ainsi dans une lettre de 1706 (Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, p. 831), Boileau parle de sa haine des mauvais vers et qu’il aurait joué un jour « le vrai personnage du Misanthrope » et il ajoute : « ou plutôt j’y jouai mon propre personnage, le chagrin de ce Misanthrope contre les méchants vers ayant été, comme Molière me l’a confessé plusieurs fois lui-même, copié sur mon modèle. »

Ailleurs, il écrit que « Apollon est logé tout au haut [du Mont Parnasse] avec les Muses et avec Corneille, Racine, Molière, etc. » (édition citée, p. 812)

Sur les relations de Molière et de Boileau, voir la page : Les jugements des amis de Molière.

79)

pourquoi Le Misanthrope, bien que commencé en 1664, n’a été représenté qu’en juin 1666, juste après que Paul Pellisson, secrétaire du ministre disgracié Fouquet et ami de Corneille, fut rentré en grâce auprès du Roi ;

Désinformation :

En 1664 Molière fit représenter Tartuffe, aussitôt interdit, et en 1665 Le Festin de Pierre (Dom Juan) ; Le Misanthrope a donc attendu d’être achevé, tout simplement. Une fois achevé, il a attendu le moment opportun pour être lancé. Or à partir du 20 janvier 1666 la Cour et le Royaume sont en deuil, du fait de la mort d’Anne d’Autriche, la reine mère.

On ne voit pas le lien qu’il peut y avoir avec la rentrée en grâce de Pellisson (sauf à inventer une fausse anomalie comme celle qui suit).

Nous avons déjà signalé que Pellisson n’était pas particulièrement l’ami de Corneille (voir la fausse anomalie no 30).

80)

pourquoi, si l’on admet que Le Misanthrope prend fait et cause pour Fouquet, il est logique que l’on profite du deuil que la Cour prend à la mort d’Anne d’Autriche pour ne jouer cette pièce que devant le peuple ;

Triple désinformation :

  1. Où voit-on que Le Misanthrope prendrait fait et cause pour Fouquet ? parce qu’il y a une accusation malicieuse au Livre abominable (voir la fausse anomalie suivante, no 81) ?

Cela n’a pas plus de sens que d’estimer comme le faisait Louÿs que le Polyeucte de Corneille est une transposition des débats causés par l’affaire des possédées de Loudun.

  1. Molière a créé sa nouvelle pièce en juin 1666 (un mois après la fin du relâche de Pâques). La reine-mère était morte en janvier, et le deuil obligea les théâtres à fermer durant un mois (jusqu’au 21 février). Louis XIV ne réinvita la troupe à la Cour qu’à partir du mois de décembre, le deuil de la Cour fini.
  2. Que le Misanthrope n’ait pas été créé devant le roi est tout à fait normal : il n’y avait que les comédies-ballets (commandées par le roi) qui étaient créées devant la Cour avant d’être représentées au Palais-Royal ; pour toutes les autres pièces, c’était l’inverse. Seul le cas de Tartuffe (dont la première version, en trois actes, a été créée à Versailles dans le prolongement d’une grande fête royale de plusieurs jours au cours de laquelle on ne joua que des pièces de Molière) est différent.

81)

pourquoi Le Misanthrope fait allusion au Livre abominable (connu aujourd’hui sous le titre L’Innocence persécutée) qui défend l’honneur de Fouquet, et auquel Corneille a sans doute participé ;

En guise de réponse à cette désinformation, nous invitons le visiteur à lire l’annonce de la publication de cet ouvrage par les soins de chercheurs de l’Université de Saint-Etienne :

L’Innocence persécutée
Édition critique d’un manuscrit émanant du milieu janséniste et portant sur le procès de Nicolas Fouquet par M.-F. BAVEREL-CROISSANT.
La bibliothèque de M. de Paulmy comportait un important manuscrit (plus de 6 600 vers), anonyme et non daté, consacré à l’affaire Fouquet, L’Innocence persécutée. En cinq « dialogues », ce texte dénonce les irrégularités de la procédure, les manœuvres de Colbert pour obtenir la condamnation de son rival et le laxisme des jésuites avec une vigueur qui fait écho aux Provinciales de Pascal et au Tartuffe de Molière. Favorable au surintendant et aux jansénistes, défendant les droits des parlementaires, violemment hostile à Colbert, ce manuscrit ne peut guère émaner que du cercle des Du Plessis-Guénégaud, que fréquentait Arnauld d’Andilly. Il s’agit très vraisemblablement ici du « livre abominable » cité par Alceste dans Le Misanthrope de Molière.

Est-ce sérieux d’imaginer que Corneille et Molière, dont les gratifications royales dépendent du bon vouloir de Colbert, auraient pu prendre le risque, ensemble ou séparément, de composer un pamphlet aussi violemment hostile à Colbert ?
Pour en finir avec cette fausse anomalie, nous renvoyons le visiteur à la lecture de l’édition citée ci-dessus de L’Innocence persécutée : l’éditeur scientifique du texte lui consacre une très longue introduction, dans laquelle il passe en revue les attributions proposées jusqu’ici; inutile de préciser qu’il ne fait même pas allusion à Corneille (auquel même les esprits les plus farfelus en matière d’attribution n’ont jamais songé) et qu’il écarte rapidement Molière.

82)

pourquoi le pamphlet anonyme L’Innocence persécutée renferme plusieurs passages qui rappellent à la fois Tartuffe et les stances de Polyeucte ;

Assurément pas parce qu’il aurait été écrit par Pierre Corneille (voir l’anomalie précédente) !

Plus sérieusement, « des passages qui rappellent » est une manière fausse de concevoir ce que c’est que la littérature: c’est sur d’aussi faibles présomptions que le pauvre Pierre Louÿs a cru reconnaître la main de Corneille derrière les pièces de Molière (pour plus de détails, voir le chapitre le témoignage des textes). De même ce pamphlet contient des passages qui semblent aussi tirés du Bourgeois gentilhomme de Molière ; or Le Bourgeois gentilhomme est de quatre ans postérieur.

Inversement, lorsque des « passages rappellent vraiment », l’inventeur d’anomalies ne comprend pas qu’il s’agit de passages parodiques (les autorités judiciaires l’ont bien compris pour leur part, sinon Corneille aurait aussitôt été emprisonné !!!)

Car L’Innocence persécutée contient bel et bien (III, 2, 2930-2939) un véritable pastiche des stances de Polyeucte (voir l’édition citée à la fasse anomalie précédente, p. 102-103). De même elle contient un pastiche des arguties (digne de la meilleure casuistique jésuite) de Tartuffe pour tenter de convaincre Elmire que la religion chrétienne autorise leur relation adultère…

83)

pourquoi le vendredi 14 août 1665, au plus fort des scandales causés par Tartuffe et Dom Juan, Louis XIV officialise Molière dans son «emploi» de Bouffon du Roi et permet à sa troupe de porter le titre de « Troupe du Roy » ;

Fausse information :

En 1665, Louis XIV accorde à la troupe de Molière — jusqu’alors « Troupe de Monsieur, frère unique du Roi » — le titre de « Troupe du Roi ». C’est tout.

Le reste (l’officialisation de Molière dans un emploi de bouffon du roi) est de la plus pure imagination de l’inventeur de cette fausse anomalie: aucun document ou témoignage d’époque ne permet d’autoriser (même de très très loin) le début de commencement de cette idée.

84)

pourquoi seul Molière a pu imiter le style de Pierre Corneille, un style qui « jusqu’aux plus simples naïvetés du comique » est « inimitable » selon Racine qui s’y est vainement essayé ;

Désinformation. Pierre Louÿs et ses disciples ont seulement lu (mal) les pièces de Corneille et de Molière : ils ont découvert de vagues ressemblances et sont donc arrivés à la conclusion que Molière a imité le style de Corneille. S’ils avaient lu d’autres dramaturges du XVIIe siècle, ils auraient vu que leur conclusion était dépourvue de sens, et que le style de Molière ressemble bien moins à celui de Corneille que celui de ses confrères.

Pour plus de détails sur cette question, on se reportera au chapitre Style, langue, syntaxe, versification

85)

pourquoi Molière pratique, comme Corneille et lui seul, l’autocitation, et seulement dans les œuvres qui ont un style cornélien, ce qui fera dire à Henry Poulaille qu’« il est bien rare que deux poètes aient la même conception du travail, les mêmes mètres, les mêmes artifices de métier. Encore plus rare qu’ils aient les mêmes tics… » ;

Désinformation :

Henry Poulaille ne fait ici que plagier sans le dire les inventions de Pierre Louÿs, et Pierre Louÿs a cru reconnaître chez Corneille et Molière des manières d’écrire et des tournures qu’on trouve chez la plupart de leurs contemporains (que Louÿs et Rivaille ne se sont pas donné la peine de lire).

Pour plus de détails sur cette question, on se reportera également au chapitre Style, langue, syntaxe, versification

86)

pourquoi jamais quelqu’un n’a témoigné avoir vu Molière travailler à une de ses pièces ;

Désinformation :

Une nouvelle fois on reproche à Molière quelque chose qu’on peut reprocher à presque tous les autres écrivains du XVIIe siècle. Pour reprendre les termes de l’inventeur de cette fausse anomalie, Jamais quelqu’un n’a témoigné avoir vu Corneille, Racine, Rotrou travailler à une de ses pièces, ni La Fontaine travailler à l’une des ses fables, etc…

Le plus drôle, c’est que, malheureusement pour l’inventeur de fausses anomalies, nous avons justement un témoignage concernant Molière !!! voir la page Témoignage portant spécialement sur le fait d’avoir vu Molière écrire.

87)

pourquoi Molière, parce qu’il est d’abord un homme d’affaires, s’est durablement associé avec Ribou « pirate de la librairie » (Couton), « libraire sans scrupule » (Mongrédien), « un corsaire » (Taschereau), alors que ce dernier est l’éditeur de tous ceux qui, d’après les moliéristes, sont ses « ennemis » ;

Quadruple désinformation :

  1. Où voit-on que Molière était « d’abord un homme d’affaires » ? Encore une affirmation sortie toute armée de l’imagination de notre inventeur d’anomalie. Nos connaissances actuelles sur Corneille et sur Racine nous permettent d’affirmer qu’ils ont su eux aussi fort bien faire prospérer leurs affaires, et pour Racine, au moins aussi bien que Molière: dira-t-on que Racine fut « d’abord un homme d’affaires » ?
  2. Les auteurs cités par l’inventeur de cette fausse anomalie ne sont intéressés qu’à Molière et c’est pourquoi ils n’ont parlé que du libraire auquel Molière a dû faire un procès au début de sa carrière (après avoir tenté de pirater Les Précieuses ridicules, il a piraté Sganarelle ou Le Cocu imaginaire). Mais la plupart des libraires de cette époque étaient des forbans: en particulier le célèbre Barbin (« ce chien de Barbin », comme l’appelle Mme de Sévigné), dont la réputation était particulièrement détestable.
  3. Si Molière s’associe avec Ribou six ans après lui avoir fait un procès, c’est parce que il venait de se faire déposséder de la propriété de ses premières œuvres par ses autres libraires qui formaient un cartel et qu’il était en conflit avec eux (voir le livre de C. E. J. Caldicott, La Carrière de Molière, entre protecteurs et éditeurs) ; et le seul éditeur qui était à la fois spécialisé dans les « nouveautés » et indépendant du cartel des libraires était Ribou ; de là le rapprochement de Molière avec ce « corsaire » de l’édition.
  4. Un libraire-éditeur au 17e siècle n’obéit pas à des logiques de clan ou d’inimitié. Certains des libraires de Racine étaient les éditeurs des ennemis de Racine…

88)

pourquoi, bien que Pierre Corneille, boudé du public, rapporte peu d’argent, Molière continue de jouer ses tragédies et même d’en créer de nouvelles, qu’il paie quatre à cinq fois plus cher qu’une œuvre d’un autre auteur ;

Triple désinformation :

  1. où voit-on que les pièces de Corneille rapportent peu d’argent ? et pourquoi les autres théâtres continuent de jouer ses tragédies et même d’en créer de nouvelles immédiatement avant et immédiatement après que la troupe de Molière a créé Attila (1667) et Tite et Bérénice (1670) ? certes, Corneille n’obtient plus des triomphes comme ceux que connaissent Thomas Corneille, Quinault et Racine (et Molière) : cela ne signifie nullement qu’il est « boudé du public ».
  2. L’obsession de Molière et de sa troupe depuis leur installation à Paris en 1658 est de ne pas être catalogués comme troupe spécialisée dans le comique — alors même qu’elle obtient ses plus grands succès avec les comédies de Molière. C’est pourquoi ils s’entendront successivement avec la plupart des auteurs de tragédie de l’époque (sauf Thomas Corneille et Quinault) ; et c’est pourquoi ils mettront beaucoup d’argent sur la table pour que Corneille daigne enfin leur donner ses pièces (ce seront Attila et Tite et Bérénice).
  3. L’inventeur de fausses anomalies se garde bien de préciser que depuis que Molière et sa troupe sont installés à Paris (1658) Corneille donne toutes ses pièces aux deux autres théâtres jusqu’à 1667 ; et que, après Tite et Bérénice (1670), les deux dernières pièces de Corneille, Pulchérie (1672) et Suréna (1674) seront créées respectivement au théâtre du Marais et au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne.

Bref, sur les 9 pièces de Corneille créées durant cette période, la troupe de Molière n’en monte que deux: bel indice de collaboration entre les deux hommes !!!

89)

pourquoi le 20 août 1667 paraît une mystérieuse Lettre sur la comédie de l’Imposteur qui défend Tartuffe, et qui « est comme le factum d’un bon avocat » qui a « eu à sa disposition un texte de la pièce » (Georges Couton) ; et pourquoi un exemplaire est signé de l’initiale « C », connue pour être le poinçon de Pierre Corneille qui exerça longtemps la double fonction d’avocat du Roi aux Eaux et Forêts et de Premier avocat du Roi en l’Amirauté ;

Triple désinformation :

  1. Cette fausse anomalie est fondée sur une remarque anodine d’un critique du 20e siècle, qui voit dans la Lettre sur la comédie de l’Imposteur la patte d’un bon avocat. De façon naïve (ou retorse : au lecteur de juger), l’inventeur de l’anomalie en déduit que puisque Corneille était avocat, c’est lui qui a écrit la Lettre sur la comédie de l’Imposteur et que puisque l’auteur de la Lettre avait sous les yeux le texte de la pièce, c’est que c’est Corneille qui l’a écrite. Extraordinaire déduction, faite comme toujours non pas d’après un document d’époque, mais d’après une opinion personnelle exprimée en passant par un critique du 19e ou du 20e siècle, et tirée de son contexte…
  2. Au 17e siècle, presque tous les hommes de lettres qui n’étaient pas issus de l’aristocratie étaient (ou avaient été) avocats (en gros on se partageait entre les facultés de droit, de médecine et de théologie : les études supérieures en lettres, arts et sciences n’existaient pas). L’inventeur de l’anomalie feint de croire que Corneille est le seul auteur qui avait été avocat pour permettre à son raisonnement de sembler logique.
  3. « Un exemplaire est signé de l’initiale C ». Nous touchons ici au comble de la désinformation : si encore l’initiale C était imprimée sur tous les exemplaires, on pourrait se demander qui est ce C (or il y a des millions de C). Mais une annotation sur un unique exemplaire, faite à on ne sait quelle époque, n’a aucune signification.

90)

pourquoi La Veuve à la mode de Donneau de Visé fut publiée sous le nom de Molière qui l’a jouée sans que nous ayons écho du moindre désaccord entre les deux intéressés, ce qui prouve que Molière fut aussi le prête-nom de Donneau de Visé ;

Désinformation :

La Veuve à la mode de Donneau de Visé fut publiée sans nom d’auteur et nul n’a laissé entendre au 17e siècle qu’elle pouvait être de quelqu’un d’autre que de Donneau de Visé ; et elle fut tout à fait normalement attribuée à Donneau de Visé dans le Registre de La Grange (« Pièce nouvelle de Mr de Vizé »). Nul n’a jamais songé à l’attribuer à Molière avant notre inventeur de faussese sièclees au 21e siècle.

91)

pourquoi dans la préface de Tartuffe se lit l’expression « les spectacles de turpitude » que l’on trouve déjà dans Corneille qui l’a lue dans un ouvrage en latin de Saint Augustin; pourquoi il aurait été illogique que Molière répondît aux attaques du prince de Conti et de Nicole, alors que« ces polémiques ne le concernent pas » (François Rey) ; et pourquoi il aurait été encore plus incompréhensible que Molière, qui se soucie peu de théologie, cherche à se justifier auprès de théologiens précisément au moment où il vient de remporter une victoire sur les dévots – alors qu’il n’en est pas de même pour Corneille ;

Désinformation :

La présentation de cette fausse anomalie est si confuse que l’on ne voit pas ce que son inventeur cherche à prouver, en dehors du fait que, évidemment, ce serait Corneille qui aurait écrit Tartuffe et sa préface.

L’inventeur de l’anomalie n’a pas cherché à comprendre la signification de cette préface et les raisons pour lesquelles Molière y fait allusion à l’opinion de l’Église sur le théâtre. Or toute la première partie de la préface de Tartuffe tente de montrer que Tartuffe, dont chacun peut désormais lire le texte à tête reposée, n’a jamais été un brûlot antireligieux et que les intentions de Molière étaient « partout innocentes » ; l’argumentation de Molière étant que toute attaque contre la pièce dépasse la question même de Tartuffe : « l’on doit approuver la Comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les Comédies ». Molière profitait ainsi du débat ancien sur la question de la moralité du théâtre — qui avait resurgi entre 1666 et 1668, lorsque Racine avait pris à partie l’un de ses anciens maîtres, Pierre Nicole qui avait incidemment traité les auteurs de théâtre d’empoisonneurs des âmes — pour se poser en défenseur du théâtre moderne, de son innocence et de son utilité. Il n’apportait évidemment aucun élément nouveau sur la question. Son but était au contraire de mettre en jeu un savoir partagé avec la plupart de ses lecteurs pour pouvoir conclure qu’il ne se trouve aucun divertissement « qui soit plus innocent que la Comédie », et que Tartuffe est donc parfaitement innocent.

92)

pourquoi, que ce soit dans des préfaces (à l’exception de celle du Tartuffe), des épîtres, ou par des confidences à ses proches, Molière n’a jamais fait part d’interrogations intellectuelles ni fait allusion à des difficultés d’inspiration ou d’écriture, seulement à ses soucis de «Cocu» et de régisseur de théâtre ;

Double désinformation :

  1. Cette fausse anomalie est en contradiction avec la théorie des disciples de Louÿs, qui s’appuie principalement sur le fait que tous les textes écrits de la main de Molière ont disparu : puisque tout a disparu, donc toutes ses lettres à ses proches, où voit-on que Molière n’a jamais fait part à ses proches de ses soucis de création ?
  2. Pour parer à cette objection, l’inventeur de l’anomalie a complété sa question en ajoutant les termes de « préfaces » et de « épîtres ». Il n’a pas été mieux inspiré : car il oublie volontairement qu’on ne voit pas quels autres écrivains contemporains de Molière ont pu faire « part d’interrogations intellectuelles » ou faire « allusion à des difficultés d’inspiration ou d’écriture » dans ce type de texte…
  3. Ajoutons que Molière n’a nulle part fait allusion à des soucis de cocu et de régisseur de théâtre : à moins que l’inventeur de l’anomalie ne parle de L’Impromptu de Versailles. On n’ose pas croire qu’il ait aussi mal compris cette pièce.

93)

pourquoi un tableau peint en 1671, intitulé Farceurs français et italiens depuis soixante ans, représente Molière parmi ses confrères Scaramouche, Arlequin, Gros-Guillaume ou Turlupin, ce qui fera dire au moliériste Edouard Fournier qu’« on voit par la manière dont on le fait figurer avec eux qu’on le tient bel et bien pour leur pareil » ;

Erreur d’interprétation :

Le décor du tableau (le traditionnel carrefour de la comédie, d’une richesse décorative exceptionnelle) ainsi que les acteurs qui sont peints (tous des acteurs comiques) montre bien qu’il ne s’agit pas de ranger Molière parmi les acteurs de farce. Comme souvent au XVIIe siècle, « farceur » signifie simplement acteur comique. Du fait du rayonnement exceptionnel dont jouissait la troupe italienne e siècle au XVIIe siècle, et en particulier Tiberio Fiorilli (Scaramouche) et Domenico Biancolelli (Arlequin), leur associer les nouveaux acteurs comiques français, Molière et Poisson, est une manière de leur rendre hommage. L’interprétation d’Édouard Fournier est particulièrement malheureuse — mais il écrivait au XIXe siècle et nos connaissances ont considérablement progressé depuis — et l’on comprend que l’inventeur des anomalies en ait profité.

94)

pourquoi, le chroniqueur Charles Robinet, ami de Corneille, laisse volontairement planer l’ambiguïté dans sa Lettre en vers du 22 novembre 1670: « …ce poème de Corneille, / Sa Bérénice non pareille / Se donnera, pour le certain, / Le jour de vendredi prochain, / Sur le théâtre de Moliére / Et que, par grâce singuliére / Mardi, l’on y donne au public / De bout en bout, et ric à ric, / Son charmant Bourgeois gentilhomme… » ;

Triple désinformation :

  1. On ne sait pas d’où l’inventeur de l’anomalie tire l’idée que Robinet était l’ami de Corneille. Il chantait ses louanges à l’arrivée de chaque nouvelle pièce, ce qui est normal pour quelqu’un dont la fonction est d’être publiciste. Dans le cas concret de Bérénice, Robinet célèbre d’autant plus celle de Corneille (publiée ensuite sous le nom de Tite et Bérénice) que tout ce qui peut rabaisser Racine lui est bon.
  2. Surtout, pour inventer une ambiguïté, l’inventeur de l’anomalie cherche à abuser le lecteur en trichant avec le système anaphorique de la langue française. Selon ce système, l’adjectif possessif renvoie au substantif immédiatement antérieur : dès lors la formule « Sa Bérénice » renvoie à Corneille, placé immédiatement avant ; et la formule « Son charmant Bourgeois gentilhomme » renvoie au substantif immédiatement précédent : donc soit à « public », soit à « Molière ». Il ne peut y avoir aucune ambiguïté.
  3. L’inventeur de l’anomalie se garde bien de citer l’une des gazettes antérieures de Robinet, sa Lettre en vers du 18 octobre qui signale la création à Chambord du Bourgeois gentilhomme désigné comme l’œuvre des deux Baptistes, Molière et Lully :

Mardi, Ballet, et Comédie, [Intitulé Le Bourgeois gentilhomme.]
Avec très bonne Mélodie,
Aux autres Ebats succéda,
Où, tout, dit-on, des mieux alla,
Par les Soins des deux grand Baptistes, [Les Sieurs Molière et Lully.]
Originaux, et non Copistes,
Comme on sait, dans leur noble Emploi,
Pour divertir notre Grand Roi,
L’un, par sa belle Comédie,
Et l’autre, par son Harmonie.

95)

pourquoi après être tombé amoureux de Marquise du Parc, de s’être intéressé à Mlle Marotte, Pierre Corneille ressent, comme l’écrit son ami Charles Robinet, une « estime extrême » pour Armande, la jeune épouse de Molière pour laquelle il écrit Pulchérie ;

Quadruple désinformation :

  1. Corneille n’est jamais « tombé amoureux » de la Du Parc ! c’est ignorer toute la tradition du jeu poétique galant. En écrivant ses Stances à Marquise il rivalise avec Ronsard (« Quand vous serez bien vieille… »). Voir la page Corneille et Marquise Du Parc.
  2. La Mlle Marotte à laquelle Corneille s’est intéressé n’appartenait pas à la troupe de Molière, mais à la troupe du Marais (1662-1673) !!! Voir plus haut les anomalies n° 38 et 39 ainsi que la page Corneille amoureux de Mlle Marotte
  3. Robinet, auteur de la lettre en vers où il est question de l’« estime extrême », écrit en « vers burlesques », comme on le voit ci-dessus dans la réponse à l’anomalie 94 : quiconque prend ses expressions au pied de la lettre ne sait pas lire ; et où voit-on que Robinet laisse entendre que Corneille serait amoureux d’Armande ?
  4. La seule chose qui paraît certaine, c’est que Corneille aurait écrit Pulchérie pour la troupe de Molière et plus particulièrement en songeant à un rôle pour Armande Béjart. Robinet consacre douze vers à le préciser à son lecteur.

On ignore à la suite de quelle mésentente (exigence financière du vieil auteur ? caprice de la star qu’était Armande Béjart ?), Corneille aura finalement dû se résigner à faire créer sa pièce par le théâtre du Marais. On ignore aussi pourquoi Robinet s’est cru obligé de révéler que la pièce n’avait pas été écrite pour le Marais mais pour Armande Béjart.

Quoi qu’il en soit, il y a là un argument de plus en défaveur de la thèse inventée par Louÿs (à moins de considérer que seul Le Malade imaginaire a été écrit par Molière).

96)

pourquoi, pour composer l’essentiel de Psyché (1671), Molière s’adresse à Pierre Corneille et non à Jean Racine, lui aussi au Service du Roi et plus à même que Corneille d’écrire dans le registre amoureux ;

Triple désinformation :

  1. Il est faux d’écrire que Molière s’adresse à Corneille « pour écrire Psyché » : l’avertissement de la pièce est clair ; non seulement Molière a dressé le plan et écrit tout le canevas en prose, mais il a lui-même versifié le premier acte et la première scène du deuxième et du troisième acte !!! Corneille a « versifié le reste » nous dit l’avertissement. Donc Molière s’est adressé à Corneille non pas pour écrire Psyché, mais pour en achever la versification. Ni plus, ni moins.
  2. Molière ne pouvait s’adresser à Racine parce qu’il était irrémédiablement brouillé avec lui depuis l’affaire d’Alexandre le Grand, tragédie de Racine créée au Palais-Royal en décembre 1665 et repris en pleine période d’exclusivité par les comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne.
  3. Jean Racine n’était absolument pas « au Service du Roi » à ce moment-là. Ce n’est qu’en 1677 qu’il sera choisi avec Boileau pour occuper l’emploi d’historiographe du roi.

Voir les deux pages La vraie collaboration entre Molière et Corneille : le cas unique de Psyché publiquement mentionné, et Conclusions sur Psyché.

97)

pourquoi l’écrivain François Davant dans une lettre à Pierre Corneille écrite en 1673 emploie les termes « votre associé » et « votre second » en parlant de Molière ;

Sommet de la désinformation :

François Davant emploie ces termes en parlant uniquement de Psyché, qui est la seule pièce qui a fait l’objet d’une collaboration — officielle, on ne saurait trop insister sur ce point — entre Corneille et Racine.

Nous revenons longuement sur ce point à la page : Les témoignages sur la collaboration. Et nous voyons que les lettres de Davant laissent au contraire entendre clairement que Molière et Corneille ne s’entendaient guère.

Une fois de plus, les disciples de Louÿs font servir à leur thèse deux mots tirés d’un contexte qui signifie exactement le contraire, et qui, en fait, invalide totalement l’ensemble de la théorie Corneille.

98)

pourquoi Corneille, toujours à court d’argent, sollicita avant et après la période de sa collaboration avec Molière, mais jamais pendant, alors qu’il n’assume plus aucune charge, que ses sept enfants (dont deux fils officiers du Roi à la carrière dispendieuse) lui coûtent toujours plus d’argent et que la pension royale qu’il touche est insuffisante pour répondre aux besoins de sa famille ;

Double désinformation :

  1. C’est l’inventeur de cette fausse anomalie qui a décidé que Corneille était toujours à cours d’argent (voir plus loin la réponse à la fausse anomalie no 112)
  2. La période durant laquelle Corneille n’a pas sollicité (notons au passage que tout le monde sollicitait au XVIIe siècle) correspond en gros à la période où sa gratification lui fut régulièrement versée. Cela n’a rien à voir avec Molière. Le dernier versement date du 26 janvier 1674 et il correspond à l’année 1673. C’est qu’à partir du déclenchement des guerres en 1672, le nombre de gratifiés, qui s’est réduit d’année en année, diminue encore et les gratifications sont versées plus irrégulièrement aux écrivains qui ne sont pas directement en contact avec Louis XIV. On notera enfin que Corneille attendra 1678 pour solliciter.

Voir le sous-chapitre La question des difficultés financières de Corneille.

99)

pourquoi Armande fait recouvrir le cercueil de Molière du poêle des tapissiers et ne revendique pas pour le défunt le statut d’écrivain alors qu’« au XVIIe siècle, les savants, artistes et écrivains renommés étaient déjà organisés en corps [= corporation] » (Paul Mesnard) ;

Double désinformation :

  1. Il existait une corporation des tapissiers, comme pour la plupart des métiers de l’artisanat, mais il n’existait pas de corporation des écrivains (et encore moins des comédiens). C’est l’une des raisons pour lesquelles Richelieu a fait créer pour les hommes de lettres l’Académie française. Ensuite fut créée l’Académie des sciences, etc. Dès lors, dans la société du XVIIe siècle le seul titre social de Molière était apporté par sa charge (très honorable dans les milieux bourgeois) de tapissier-valet de chambre du roi.
  2. Les mots de Paul Mesnard ont été tirés de leur contexte pour faire entendre le contraire de ce qu’expliquait Mesnard. Il faut donc citer l’intégralité de la note en question (et donner la référence exacte pour le lecteur) :

Ce poêle a choqué, Molière ayant été un peu moins notoirement tapissier que comédien remarquable, bien mieux encore, très grand poète. Avec plus de sang-froid que ceux qui ont trop déclamé à ce sujet, M. Jal a fait observer que, les comédiens, n’étant pas une corporation, n’avaient point de poêle. Il n’a pas eu besoin d’ajouter que le poêle des hommes de génie est également inconnu. Toutefois, au dix-septième siècle, les savants, artistes et écrivains renommés étaient déjà organisés en corps; et, de nos jours, aux obsèques des membres de l’Institut, leurs particuliers insignes ornent les cercueils. Un semblable honneur, eût-il été d’usage au temps de Molière, ne lui aurait pas été applicable, sa profession de comédien fermant, en ce temps-là, l’entrée à l’Académie française. En 1778, il fut décidé qu’on lui décernerait une sorte d’admission posthume, et que la salle des séances serait décorée de son buste, avec cette inscription proposée par Saurin : « Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre. » (Notice biographique sur Molière, tome X des Œuvres de Molière, édition Despois-Mesnard dans la collection des Grands Écrivains de la France, Paris, Hachette, 1889, p. 434, note 5).

On voit que Paul Mesnard explique sans ambiguïté pourquoi le cercueil de Molière ne pouvait pas être recouvert d’autre chose que du poêle des Tapissiers, et que l’inventeur de l’anomalie, comme toujours, déforme les textes.

100)

pourquoi le richissime Molière possédait au moment de sa mort à peine deux cents ouvrages, dont beaucoup lui avaient été offerts, alors qu’à cette époque tout écrivain un peu fortuné, tout bourgeois nanti en possédait un ou plusieurs milliers ;

Désinformation :

  1. L’absence ou la présence d’une bibliothèque ne signifie rien : Chateaubriand n’en possédait pas, non plus que Lamartine.
  2. L’ampleur d’une bibliothèque ne signifie rien : Montaigne, le lecteur des lecteurs, se vantait d’avoir mille volumes autour de lui — et l’on va voir que selon le décompte auquel on procède Molière avait moins de volumes, mais plus de titres séparés (les petits in-octavo et surtout les petits in-12 contenant plusieurs titres différents étaient inconnus du temps de Montaigne).
  3. on ne sait donc pas d’où l’inventeur de cette fausse anomalie sort cette idée que certains bourgeois et écrivains du temps de Molière avaient plusieurs milliers de livres dans leurs bibliothèques ! À sa mort, si l’on en croit l’inventaire après décès, Thomas Corneille ne possédait que 40 volumes en très mauvais état…
  4. La bibliothèque de Racine, mort vingt-cinq ans plus tard, comprenait un peu plus de 1500 ou de 1700 volumes, selon les décomptes, correspondant à 319 titres.

La bibliothèque de Molière comprenait près de 300 titres (et non pas volumes, car les notaires n’ont pas compté les volumes comme dans le cas de Racine, mais les titres). Elle est donc à peu près équivalente à celle de Racine.

  1. on ne sait d’où l’inventeur de cette fausse anomalie sort cette idée que « beaucoup lui avaient été offerts » : aucun document d’époque ne lui permet d’affirmer cela ; il a donc fait une fois de plus appel à sa seule imagination désinformatrice.

Pour plus de détails, voir la page : Les études de Molière et son bagage intellectuel.

101)

pourquoi Louis XIV n’a jamais songé à Molière pour l’Académie française, alors qu’il a imposé Furetière puis Boileau aux académiciens qui les avaient refusés ;

Quadruple désinformation :

  1. Louis XIV n’imposait pas les écrivains à l’Académie : il n’est intervenu qu’en 1683 lorsque les Académiciens élirent La Fontaine, que Louis XIV n’aimait pas du fait de sa longue fidélité à Fouquet ; il ne consentit à donner son aval à l’élection que lorsque, pour se rattraper, les Académiciens élirent Boileau.
  2. Furetière n’a pas été refusé par les académiciens et imposé par Louis XIV. Élu en 1662, à l’époque où c’était le chancelier Séguier qui était le protecteur de l’Académie (il le resta jusqu’à sa mort en 1672), Furetière a été exclu en 1685 pour avoir entrepris de composer son propre Dictionnaire, concurrent du futur Dictionnaire de l’Académie. Louis XIV n’est pas intervenu dans ce conflit, ni pour confirmer l’exclusion de Furetière (qui ne fut remplacé qu’après sa mort), ni pour demander à l’Académie de le réintégrer.
  3. Pourquoi Louis XIV aurait-il souhaité que celui qui jugeait plus glorieux d’être comédien que d’être auteur soit élu à l’Académie française ? et qui dit que si Molière avait vécu (rappelons qu’il est mort à 50 ans) et s’était retiré du théâtre pour se consacrer à la seule écriture, il n’aurait pas été élu ? Rappelons que La Fontaine a été élu à l’Académie française dix ans après la mort de Molière, alors même qu’il est de la même génération que lui (il est né une année plus tôt)…
  4. Quand Molière est mort, le 17 février 1673, cela faisait quelques mois seulement que Louis XIV était devenu le Protecteur de l’Académie : jusqu’alors, le protecteur en était le Chancelier Séguier, et le roi ne se mêlait guère de ses affaires.

Voir la page La question de l’Académie française.

102)

pourquoi la Gazette officielle, qui parle de tant d’écrivains, du plus médiocre au plus illustre, n’a jamais mentionné le nom de Molière ni signalé sa mort ;

Désinformation :

  1. L’inventeur de cette fausse anomalie s’est comme toujours contenté de recopier un bout de phrase qui lui paraissait pouvoir être versée au crédit de la « théorie Corneille », trouvée dans un livre du 19e ou du 20e siècle : en l’occurrence, il a recopié quelques mots de Georges Mongrédien dans la préface de son Recueil des textes et des de siècle du XVIIe siècle relatifs à Molière (p. 16).

S’il avait eu une quelconque connaissance des réalités du XVIIe siècle, notre inventeur d’anomalies aurait su que le rédacteur de la Gazette depuis le milieu des années 1650 n’est autre que le même Charles Robinet qui va lancer en 1665, à la mort de Loret, une gazette en vers burlesques de même facture. Et que ce même Robinet ne cesse de célébrer Molière dans sa Lettre en vers à Madame (puis à Monsieur après la mort de Madame en 1670).

On voit donc que comme toujours il n’y a point d’anomalie: le même Robinet énonce sans cesse le nom de Molière dans sa Lettre en vers, dans laquelle il parle en son nom propre ; et il ne prononce pas le nom de Molière dans la Gazette, organe semi-officiel, où il s’efface derrière une rédaction impersonnelle et anonyme. Si le même homme ne parle pas de Molière dans la Gazette, c’est pour la raison expliquée ci-dessous.

  1. La Gazette ne parle pas « de tant d’écrivains, du plus médiocre au plus illustre » ! Elle ne s’intéresse qu’aux nouvelles touchant aux actions du roi et aux événements de la Cour. Quand il arrive que des écrivains soient cités, c’est donc exceptionnellement et en relation avec des événements ou des fêtes de Cour.

On citera un exemple entre mille. Le dimanche 18 mai 1659 Hugues de Lionne, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, offrit une grande fête au roi et à la Cour dans son château de Berny, qui préfigura la célèbre fête de Vaulx-le-Vicomte du 17 août 1661 (enchaînement d’une pièce de théâtre, d’un fastueux souper en musique, d’un ballet, d’un feu d’artifice et d’un bal). Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne y jouèrent la Clotilde, tragédie de Claude Boyer, qui avait fait depuis peu, comme Corneille, son grand retour au théâtre après plusieurs années d’absence. Voici comment la Gazette du 24 mai rendit compte de l’événement :

Le 18, le sieur de Lionne régala dans son château de Berny Leurs Majestés avec une magnificence extraordinaire. Outre que cette maison est des plus délicieuses, il y avait fait ajouter tant d’agréables décorations de toutes parts, qu’il ne se pouvait rien voir de plus charmant, surtout dans le parc, où étaient dressés quantité de berceaux, avec plus de deux cents lustres, terminés par une perspective de lumières qui eut un effet merveilleux.
La comédie française, par la Troupe royale, dont les entractes étaient marqués par les 24 violons, fit le prélude des divertissements sous l’un de ces berceaux, et fut suivie du souper servi au même lieu sur trois longues tables, avec une abondance de viandes si grande, et tant d’éclat et de politesse, qu’il ne s’était de longtemps vu de festins plus superbes. Les fanfares des trompettes, entremêlées du bruit des timbales, s’étant fait entendre à l’issue, comme plusieurs fois auparavant, remplirent l’intervalle qu’il y eut entre ce magnifique souper et un ballet de sept entrées, qui parut des mieux concertés.
Il fut pareillement suivi d’un très beau feu d’artifice dressé sur le rond-d’eau, et d’un bal qui n’eut pas un moindre succès que tout le reste. En sorte qu’il ne manqua rien à ce régale pour être digne de Leurs Majesté et de la plus grande partie de la cour, qui ne put assez en admirer la somptuosité dans toutes ses diversités.

On voit que le rédacteur de la Gazette (Robinet) ne cite ni le titre de la pièce, ni le nom de son auteur. Pourtant à cette date Claude Boyer était l’un des dramaturges les plus en vue, qui perdra toute sa réputation à partir des années 1680 sous les attaques de Racine (dont il était l’un des principaux rivaux) et de Boileau. En 1662, Chapelain écrira de lui dans le mémoire qu’il dressera des écrivains français à l’intention de Colbert : « Est un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession ». Et dans les années suivantes, le même Robinet, qui tait ici le nom de Boyer et le titre de sa pièce, ne cessera de le célébrer dans sa gazette en vers.

  1. On comprend donc pourquoi la Gazette s’est abstenue de signaler la mort de Molière. Ce n’était pas de son ressort. Inversement, voici comment le rédacteur de la Gazette, Charles Robinet a relaté cette même mort dans sa célèbre la Lettre en vers :

Le fameux Auteur Théâtral,
Le célèbre Peintre Moral,
L’Acteur de qui, sur le Théâtre,
Chacun fut, toujours, idolâtre,
L’Introducteur facétieux
Des Plaisirs, des Ris et des Jeux,
Qui le suivaient comme leur Maître,
Et celui qui les faisait naître.
Le charmant Mome de la Cour
Qui l’appelait en chaque jour
De ses fêtes, et ses liesses,
Pour mieux remplir ses allégresses,
Molière, enfin, dont Prose, et Vers
Ont ébaudi tout l’Univers,
Et qui gagna d’immenses Sommes,
En frondant les vices des Hommes,
Ce Molière a fini son Sort.
Oui, la Mort, la traîtresse Mort,
Au sortir de sa Comédie,
Borna le Filet de sa vie,
Avecque son Trait meurtrier,
Sans lui donner aucun Quartier ;
(On lira l’intégralité du passage ici)

Inutile de faire remarquer que c’est l’auteur Molière (avant l’acteur Molière) dont la mort est déplorée par Robinet…

103)

pourquoi aucun écrivain n’a jamais dédié une œuvre à Molière de son vivant, alors que cet usage était si répandu ;

Double désinformation.

  1. l’usage de la dédicace d’un écrivain à un autre n’était absolument pas répandu, mais tout à fait exceptionnel (les écrivains dédiaient généralement leurs œuvres à un haut personnage, susceptible de leur accorder protection et/ou gratification)
  2. or justement, alors même que cet usage est exceptionnel, Boileau lui dédie l’une des ses premières Satires (qui suffit à prouver que Molière non seulement savait écrire, mais qu’il faisait des vers avec talent et facilité; ce qui devrait donc suffire, en toute honnêteté, à mettre fin à la polémique…). Voici le début de la Satire II :

À M. de Molière
Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers :
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.

104)

pourquoi nous ne possédons de Molière aucun testament, aucun manuscrit de pièces ou de poésies, aucun carnet ni journal, aucun brouillon, aucune missive professionnelle, aucun message à ses collaborateurs et employés, aucune annotation de mise en scène, aucune lettre à ses éditeurs, aucun billet doux à celles qu’il a aimées, aucune correspondance manuscrite, aucune annotation dans les marges d’un livre, aucune dédicace ;

Double désinformation :

  1. L’inventeur de l’anomalie réclame des choses que nous ne possédons pas non plus pour nombre d’autres écrivains du XVIIe siècle (carnet, journal, brouillon, annotation de mise en scène, lettre aux éditeurs). Pour eux tous, comme pour Molière, tout a disparu.
  2. Pour la question du testament, elle est ridicule, puisque tout se faisait devant notaire, c’est un testament officiel qui nous manque. Mais on voit bien où vous veut en venir l’inventeur de cette fausse anomalie : pour lui, Molière ne savait pas écrire et il n’était même pas capable de rédiger un testament.
  3. On saisit l’absurdité de cette proposition qui vise à nous persuader que Molière était complètement analphabète, et qui s’appuie pour cela sur le seul fait que tous les papiers de Molière ont disparu.

105)

pourquoi, alors que la publication des correspondances de célébrités était à la mode, aucune lettre de Molière n’a été éditée, ni même citée, par un tiers ;

Double désinformation :

  1. C’est au XVIIIe siècle que publier des correspondances commence à être à la mode. Au XVIIe, personne ne songe à publier la correspondance de Mme de Sévigné, qui restera longtemps cachée dans sa famille.
  2. Aucune lettre de Corneille n’a été éditée, ni même citée par un tiers.

106)

pourquoi Molière, contrairement à Corneille ou Racine, ne s’est jamais préoccupé de donner à la postérité une version correcte de « ses » œuvres, les laissant remplies de fautes et d’aberrations, comme le constatera son premier éditeur La Grange ;

Triple désinformation :

  1. La Grange ne fait pas du tout allusion aux pièces publiées par Molière lui-même ; il fait allusion aux précédentes éditions des Œuvres publiées après la mort de Molière (de son vivant les recueils collectifs de ses œuvres ont été publiés sans son aval).
  2. Beaucoup d’éditions du XVIIe siècle sont bourrées de fautes et d’aberrations, y compris toutes les premières pièces de Corneille, Le Cid inclus.
  3. Dès que Molière a commencé à prendre le contrôle de ses éditions (à partir du Misanthrope), elles sont devenues presque sans fautes.
  4. Molière est mort à 50 ans alors qu’il venait de prendre en son nom un privilège royal d’édition pour procurer une édition corrigée de ses œuvres (privilège publié à la fin de l’édition des Fourberies de Scapin) en 1672. Il s’est donc bel et bien préoccupé de donner à la postérité une version correcte de « ses » œuvres. Seule sa mort brutale en 1673 l’en a empêché.

107)

pourquoi au XVIIe siècle l’Église, qui n’a jamais été regardante envers le sulfureux Scaramouche, Du Croisy (qui interpréta Tartuffe), le comédien Montfleury (l’impiété et l’immoralisme des pièces qu’il « signait » firent scandale), La Grange (bras droit de Molière) ou Armande (accusée de prostitution), refuse une sépulture chrétienne au seul Molière ;

Double ou triple désinformation :

  1. Les difficultés pour accorder une sépulture chrétienne à Molière tiennent tout simplement au fait qu’il est mort avant qu’un prêtre ait pu lui donner l’absolution et — point capital pour un acteur de théâtre — recueillir son abjuration du métier de comédien : c’est parce qu’elle avait abjuré sa profession de comédienne devant un prêtre que Madeleine Béjart, morte un an jour pour jour avant Molière, put recevoir les sacrements et donc être enterrée sans difficulté.
  2. L’inventeur de cette fausse anomalie mélange tout : Scaramouche n’avait rien de « sulfureux » et tous les comédiens italiens passaient alors pour excellents chrétiens. On ne voit pas en quoi le fait d’avoir interprété le personnage de Tartuffe aurait pu avoir quelque conséquence sur la sépulture de Du Croisy !!! Depuis quand confond-on l’acteur et son rôle ? Enfin Armande a été accusée de prostitution après la mort de Molière dans des pamphlets auxquels personne n’a ajouté foi: on ne voit pas en quoi des calomnies auraient pu nuire à son absolution.
  3. L’auteur de la question démontre une fois de plus son ignorance totale des réalités du XVIIe siècle : le comédien Montfleury n’a pas écrit de comédies (mais une unique tragédie, La Mort d’Asdrubal, simple mise en vers d’une tragédie en prose de Puget de la Serre) ; c’est son fils, Antoine Jacob de Montfleury qui était auteur de théâtre. Or Montfleury fils n’a jamais été comédien.

108)

pourquoi la mort et l’enterrement nocturne de Molière donnent lieu à un inquiétant rassemblement populaire, et suscitent des rumeurs contradictoires ;

Sur quels faits avérés l’auteur de la question s’appuie-t-il pour énoncer cela ? Comme il n’y a pas de récit contemporain des faits, il ne peut s’appuyer que sur Grimarest qui écrit trente ans plus tard : lequel Grimarest ne parle pas de débordements ni de rumeurs contradictoires ; et il termine son récit par ses mots : « Le convoi se fit tranquillement à la clarté de près de cent flambeaux. »

Comme d’habitude, l’auteur de la question mélange tout (intentionnellement) : s’il y a eu des rumeurs contradictoires, ce n’est pas à propos de l’enterrement de Molière, mais des circonstances de sa mort. Grimarest écrit après avoir raconté sa mort : « J’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion. »

109)

pourquoi son biographe Grimarest, accusé de n’avoir pas dit tout ce qu’il savait sur l’enterrement de Molière, répond : « J’ai trouvé la matière de cet ouvrage si délicate et si difficile à traiter que j’avoue franchement que je n’ai osé l’entreprendre » ;

Pourquoi polémiquer en s’appuyant sur des considérations aussi vagues ? Grimarest répond à un critique qui l’accuse d’avoir passé sous silence l’essentiel. Mais, encore une fois, comme il n’y a aucun contemporain direct qui a raconté ce qui s’est passé avant, pendant et après l’enterrement de Molière, on doit s’en tenir là et ne pas chercher à savoir ce qu’on ne peut pas savoir. Au demeurant, le contradicteur de Grimarest n’apportant aucun élément précis (et personne d’autre après lui), on ne peut que considérer que Grimarest a donné une version vraisemblable des faits et que, jusqu’à plus ample informé, on est bien obligé de s’en tenir à sa version.

110)

pourquoi les comédiens de Molière, qui jouaient davantage Corneille que tout autre auteur, cessent de le jouer une fois leur « patron » mort ;

Désinformation :

Dès les années 1671-1673 (donc du vivant de Molière), c’est-à-dire après le Tite et Bérénice de Corneille, la troupe ne joue plus une seule pièce de Corneille : désormais le répertoire moliéresque est devenu d’année en année si important que Molière peut jouer uniquement les pièces de Molière. C’est tout simple. Rien ne change après sa mort, si ce n’est que, en l’absence de nouvelle création de Molière, on fait appel à d’autres auteurs…

Il est vraiment pénible de devoir rappeler aux auteurs de ce type de question, que, en matière d’histoire et d’histoire littéraire, le b-a-ba d’une démarche véritablement scientifique consiste à comparer ce qui se passe dans une période considérée avec ce qui s’est passé avant et ce qui se passera après…

111)

pourquoi après le décès de Molière, « comme frappé par cette mort, Corneille, jusque-là en pleine activité, n’écrira plus qu’une pièce désolée, Suréna, thrène vengeur pour la mort du mal aimé » (Michel Autrand) ;

Fausse piste :

  1. Comment peut-on présenter comme une anomalie le jugement personnel d’un critique du XXe siècle (Michel Autrand) qui n’engage que lui, alors que cette tragédie de Corneille n’est pas plus « désolée » que la plupart des belles te siècle du XVIIe siècle ?
  2. Que signifie que Corneille était jusque là en pleine activité et qu’il n’écrira plus qu’une pièce isolée ? En fait, depuis 1664 (Othon), Corneille écrit à un rythme relativement lent : 6 pièces en onze ans : Othon (1664), Agésilas (1666), Attila (1667), Tite et Bérénice (1670), Pulchérie (1672), Suréna (1674).

Si Corneille a été frappé par la mort de Molière, pourquoi a-t-il gardé le même rythme de publication (en gros de deux ans en deux ans) ? rien n’a changé en fait. En outre Molière meurt en février 1673, et Molière fait créer sa pièce à la fin de 1674 : pourquoi tant de temps, pour un auteur qui avait autant de facilité que Corneille, pour « pleurer la mort du mal aimé » ?

112)

pourquoi Corneille, après le décès de Molière, par manque d’argent, loue un appartement plus petit, puis, toujours plus pauvre, habite rue d’Argenteuil, la rue des mendiants et des prostituées ;

Désinformation :

Corneille ne fut jamais pauvre.

On lit dans la plus récente des biographies de Corneille la phrase suivante :

La critique contemporaine a eu tôt fait de renvoyer cette mythologique chaussure [allusion à une anecdote sur le soulier rapiécé du vieux Corneille] à son néant, de montrer que propriétaire foncier, titulaire de rentes, gestionnaire des biens de sa femme, Corneille disposait de ressources importantes. (André Le Gall, Corneille, Paris, Flammarion, 1997, p. 508).

Ce qui conduit le même biographe à conclure :

L’accent mis par la tradition historique des XVIIIe et XIXe siècles sur la pauvreté du poète trouve sa justification dans quelques textes de contemporains qui ne sont pas nécessairement mal informés, mais qui n’ont vu que ce qu’il y avait de plus visible : l’état de nécessité où se trouvait la famille quand Pierre Corneille est mort, l’apparence négligée du poète. Corneille n’a jamais bénéficié de la part de Louis XIV d’avantages comparables à ceux que se sont vu accorder, à des titres différents, Molière et Racine. Ce que signifient, en réalité, les déplorations de ses contemporains sur son dénuement, c’est que Corneille n’a jamais pu mener le train de vie seigneurial qui eût été en rapport avec son statut de prince des poètes. (p. 510).

Voir le sous-chapitre La question des difficultés financières de Corneille.

113)

pourquoi, après la mort de Molière, Louis XIV, devenu un chrétien sincère, ne veut plus entendre parler de lui, et pendant une quinzaine d’années ne demandera jamais à assister à une représentation de ses spectacles ;

Scandaleuse désinformation :

À l’été 1674, lors des fastueuses fêtes données par Louis XIV dans les jardins de Versailles après la conquête de la Franche-Comté, l’une des soirées fut occupée par Le Malade imaginaire (une gravure célèbre de Lepautre a fixé l’événement, montrant le roi entouré de toute sa cour face au fauteuil du défunt Molière/Argan).

Louis XIV ne devint un chrétien sincère qu’au commencement des années 1680, sous l’inflence de Mme de Maintenon.

114)

pourquoi, une fois Molière décédé, Louis XIV prend goût aux pièces de Corneille et les impose à la Cour ;

Désinformation :

C’est seulement en 1676 (3 ans après la mort de Molière) qu’il y eut une sorte de festival Corneille à la Cour, dont Corneille se réjouit dans une Épître au roi. Cependant, on ne sache pas que, durant les années précédentes, Louis XIV avait complètement cessé d’avoir du goût pour les pièces de Corneille : il fit jouer Sophonisbe en 1663 dans ses appartements, il fit créer Othon à la Cour en 1664, et il vit sa “Bérénice” en alternance avec celle de Racine au début de 1671. Simplement, il aimait plus les comédies de Molière, les tragédies de Racine et les opéras de Lulli et de Quinault…

115)

pourquoi Thomas Corneille, qui a toujours imité son aîné, devient le fournisseur attitré de la Troupe dirigée désormais par Armande; et pourquoi il est payé par la troupe pour versifier, sous le titre Le Festin de Pierre, la comédie Dom Juan ;

Triple ou quadruple désinformation — et contre-preuve.

Commençons par la contre-preuve, qui pourrait suffire à elle seule à détruire toute la théorie de Pierre Louÿs : il est particulièrement drôle (ou navrant) de voir son disciple utiliser sans voir la contradiction autodestructrice qu’il introduit : si Thomas Corneille est payé par la troupe pour faire ce travail de versification, c’est précisément que Le Festin de Pierre (Dom Juan) n’a pas été écrit par son frère Pierre — dont, justement, la seule collaboration avec Molière a consisté à versifier Psyché et qui s’était toujours refusé à écrire ses pièces en prose à l’époque où les théoriciens le réclamaient…

Revenons aux désinformations apportées par cette fausse anomalie :

  1. La comédie connue désormais sous le nom de Dom Juan s’était toujours appelée Le Festin de Pierre ; ce n’est qu’à l’occasion de la publication des Œuvres posthumes (1682) que la pièce sera rebaptisée Don Juan ou Le Festin de Pierre, pour la distinguer justement de la version versifiée par Thomas Corneille, qui était mise à l’affiche sous le seul nom de Molière.
  2. Saut logique de désinformation : Thomas Corneille a toujours imité son aîné, certes, encore faudrait-il que son aîné ait été le fournisseur attitré de la troupe de Molière (ce qui, tout le présent site le montre à chaque page est absolument faux…). C’est pour des raisons avérées (voir ci-dessous) et non mystérieuses que Thomas se met à versifier la comédie écrite par Molière en prose.
  3. Après la mort de Molière, sa troupe (qui est passé dans la salle de la rue Guénégaud et a fusionné avec la troupe du Marais) fait appel à tous les auteurs disponibles pour compenser sa mort avec des nouveautés. C’est ainsi que certains des auteurs attitrés de l’Hôtel de Bourgogne, comme Montfleury fils et Thomas Corneille, leur proposent des nouveautés.
  4. Si Armande demande à Thomas Corneille de versifier Le Festin de Pierre (et non pas Dom Juan) de Molière, c’est que les plus grands succès remportés par la nouvelle troupe au Théâtre Guénégaud étaient de grandes « pièces à machines » écrites en collaboration par Donneau de Visé et par Thomas Corneille (versification), et que dormait dans les tiroirs d’Armande la seule pièce à machines de Molière qui n’avait plus été jouée depuis douze ans, Le Festin de Pierre : pour la mettre au goût du jour, il convenait de la mettre en vers et de l’édulcorer un peu (car certains passages sentaient le souffre).

Voir la page Thomas Corneille, frère cadet de Corneille et vivant depuis toujours dans son intimité : à propos de la mise en vers de Don Juan / le Festin de Pierre.

116)

pourquoi dans sa préface au Festin de Pierre Thomas Corneille, au lieu de nommer Molière, utilise la périphrase le « célèbre auteur sous le nom duquel cette comédie est toujours représentée » ;

Sommet de la désinformation. Et nouvelle contre-preuve qui, à elle seule, réduit à néant la théorie inventée par Louÿs.

C’est l’argument qu’utilisent le plus volontiers les disciples de Louÿs, qui une fois de plus détournent le sens d’un texte en ne retenant qu’une formule. Si l’on prend la peine de lire tout le passage, cette phrase désigne SANS AMBIGUITÉ Molière, prouvant précisément le contraire de ce que les auteurs de la polémique insinuent…

Voir la page où le texte est cité dans son intégralité et commenté : La préface du Festin de Pierre de Thomas Corneille.

Pour résumer, je rappelle donc que Le Festin de Pierre, la comédie en prose de Molière qui sera rebaptisée dans l »édition de 1682 Don Juan ou Le Festin de Pierre a été versifié par Thomas Corneille en 1677 à la demande de la veuve Molière et de la troupe; très logiquement elle avait été mise à l’affiche en février 1677 sous le nom de Molière, et elle était depuis lors régulièrement représentée: c’est pourquoi dans sa préface Thomas Corneille prie le lecteur de l’excuser pour avoir ajouté quelques passages et scènes de son cru et précise que les erreurs qui peuvent figurer dans la pièce sont donc imputables à lui-même, Thomas Corneille, et non au «célèbre auteur sous le nom duquel cette comédie est toujours représentée», c’est-à-dire celui qui figure sur l’affiche, donc sans ambiguïté Molière. Je rappelle que cette version versifiée par Thomas Corneille est restée à l’affiche de la Comédie-Française sous le nom de Molière, jusqu’en 1841…

Sur cette question, nous renvoyons aussi à la page: Thomas Corneille.

117)

pourquoi en 1682, en pleine période dévote, les œuvres complètes de Molière, censurées et « arrangées », notamment par La Grange, grand admirateur de Corneille, paraissent quatre mois après celles de Pierre Corneille ;

Triple désinformation.

  1. On ne voit pas où l’inventeur de cette anomalie a lu que La Grange était un grand admirateur de Corneille : sans doute devait-il l’être, mais comme tous ses contemporains sans exception !
  2. Si l’édition des Œuvres de Molière paraît en 1682, c’est que le privilège de l’édition précédente (1674) arrivait à échéance et que les éditeurs en ont profité pour acheter à Armande Béjart les manuscrits non publiés du vivant de Molière. La rencontre avec la publication du Théâtre de Pierre Corneille est donc pure coïncidence.
  3. le tournant du règne vers la dévotion date de 1684, et l’on ne voit pas en quoi cela aurait pu avoir une répercution sur la publication des œuvres des deux auteurs deux ans plus tôt.

Pour plus de détails, voir la page L’édition des Œuvres de 1682.

118)

pourquoi le célèbre comédien Michel Baron, ancien élève de Molière, se rapproche de Pierre Corneille et finit par devenir, lui aussi, « auteur » de comédies ; et pourquoi ses contemporains l’accusent d’être, comme Molière, un prête-nom ;

Quadruple désinformation.

  1. Aucun document ni témoignage contemporain ne donne à penser que Baron « se rapproche de Corneille ». Corneille signe simplement à son contrat de mariage en 1674, comme d’autres comédiens, Brécourt et Poisson, et comme d’autres auteurs dont il avait créé les premiers rôles, en particulier Racine.
  2. Ce n’est que dix ans plus tard que Baron commencera à écrire à son tour des pièces de théâtre…
  3. l’inventeur de cette fausse anomalie fait semblant d’ignorer qu’à cette époque tous les comédiens s’essayaient à être « comédiens-poètes » comme Molière : bien avant Baron (et du vivant de Molière pour la plupart), Dorimond, Villiers, Hauteroche, Chevalier, Champmeslé, Poisson furent aussi « auteurs » de comédies.
  4. Ce n’est qu’au début du XVIIIe siècle que certains ont accusé Baron de n’être qu’un prête-nom, mais justement pas « comme Molière » ; AUCUN de ceux qui ont accusé Baron n’en ont profité pour laisser entendre que Molière était aussi un prête-nom.

Pour plus de détails, voir le sous-chapitre : La question des parts d’auteur et le statut de comédien poète

119)

pourquoi, Molière ayant été considéré par ses contemporains comme un « entrepreneur de spectacles », il n’y a pas lieu de se demander, comme le fait le moliériste Georges Mongrédien, « alors que la littérature du XVIIe siècle est si abondante sur l’œuvre d’un Corneille et d’un Racine, pourquoi est-elle si pauvre sur celle de Molière ? » ;

Double désinformation.

  1. Aucun texte du XVIIe siècle n’indique que Molière aurait « été considéré par ses contemporains comme un “entrepreneur de spectacles” ». C’est une idée fixe de l’inventeur d’anomalies. Au contraire, si l’on se donne la peine de lire l’ensemble dee siècle du XVIIe siècle, on découvre que Molière a été très rapidement considéré par ses contemporains bien plus comme un auteur que comme un comédien (quant à l’idée qu’il pût être entrepreneur de spectacle, elle n’apparaît jamais).

Voir le chapitre Molière auteur, les témoignages contemporains

  1. On a presque autant écrit au XVIIe siècle sur Molière que sur Corneille et Racine, n’en déplaise à l’inventeur d’anomalies qui interprète à sa manière les affirmations de Georges Mongrédien dans la préface de son ‘‘Recueil de textes et des de siècle du XVIIe siècle relatifs à Molière’’ (Paris, CNRS, 1965). Mongrédien avait en vue un certain type de texte critique, comme il l’expliquait juste après dans la même préface: «Pourquoi ne trouve-t-on pas sur Le Tartuffe et sur Le Misanthrope de ces doctes dissertations qu’un d’Aubignac consacrait aux tragédies cornéliennes, de ces fines études telles qu’un Saint-Évremond en rédigeait ?» (Recueil des textes et des documents relatifs à Molière, vol. I, p. 15).

Or, d’une part Mongrédien exclut la ‘‘Lettre sur le Misanthrope’’ et de la ‘‘Lettre sur la comédie de l’Imposteur’’, sous prétexte qu’elles ont été écrites par des amis de Molière (alors qu’elles sont justement de doctes « dissertations » et de « fines études ». D’autre part, Mongrédien néglige que si l’on supprime les textes polémiques dirigés contre Corneille et Racine, il ne reste plus grand chose en termes de littérature critique ; et que, inversement, si l’on réintègre le grand nombre de textes polémiques dirigés contre Molière (les Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre sont à leur manière polémique une « très fine dissertation »), on aboutit à une littérature critique aussi abondante que sur Corneille et sur Racine.

120)

pourquoi à la parution de l’ouvrage La Vie de Monsieur de Molière, dans lequel Grimarest présente Molière comme un « auteur » et un « honnête homme », et qui est la « Bible » des moliéristes, Boileau a ce jugement : « il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière, et il se trompe de tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait » ;

Désinformation.

  1. Boileau a raison : le livre de Grimarest est effectivement un tissu d’inexactitudes. Aucun spécialiste de Molière ne le considère aujourd’hui comme un ouvrage de référence. Il ne fut la « Bible des moliéristes » qu’au XVIIIe et au début du XIXe siècles, à une époque où l’on ne se préoccupait pas d’examiner les documents de première main.
  2. Déduire de la critique de Boileau contre La Vie de Monsieur de Molière que Grimarest se trompe même lorsqu’il présente Molière comme un auteur et un honnête homme, c’est de la désinformation.

On rappellera que ce livre a été « approuvé » par Fontenelle, neveu des frères Corneille ! Voir la page : Le double témoignage de Fontenelle, neveu des frères Corneille.

121)

pourquoi vers 1687, en pleine période dévote, La Grange, ancien bras droit de Molière, réécrit, en pratiquant des coupes, le Registre du Palais-Royal ; et pourquoi l’original de ce Registre a disparu ;

Ignorance totale des faits et désinformation.

  1. On ne voit pas en quoi la décision de La Grange (que nous situons vers 1682 et non vers 1687) de consigner dans un registre personnel le résumé de la vie de la troupe tiré des livres de comptes aurait quelque chose à voir avec « la période dévote ».
  2. Il n’y a jamais eu de « registre du Palais-Royal » : il y a eu des livres de comptes journaliers, tenus année par année, et l’on en a conservé trois. La comparaison entre ces trois livres de compte conservés et le registre de La Grange montre que ce sont ces livres que La Grange a recopiés.
  3. Il n’a pas pratiqué de coupes: il a simplement laissé de côté le détail des dépenses occasionnées par chaque représentation pour ne retenir que le titre de la représentation, la recette globale et la part revenant à chaque comédien (en gros, il transforme 1 page de comptes détaillés en 2 lignes de résumé).
  4. l’idée d’un complot dans lequel aurait trempé La Grange, qui aurait ensuite détruit les registres du Palais-Royal, est pure invention, puisqu’on a conservé trois d’entre eux. Rappelons en outre que tous les registres des théâtres concurrents du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne ont disparu. Eux aussi auraient été victimes d’un complot moliéresque ?

122)

pourquoi La Grange a écrit pour L’Ecole des Femmes, Tartuffe ou Le Misanthrope « pièce nouvelle de Moliere » ; c’est pour la même raison qu’il inscrit le nom des comédiens Montfleury, Poisson ou Champmeslé pour des comédies dont les auteurs sont respectivement Thomas Corneille, Edme Boursault et Jean de La Fontaine ;

Désinformation absolue.

  1. Les œuvres de Montfleury, Poisson et Champmeslé n’ont en aucun cas été écrites par d’autres qu’eux-mêmes. Thomas Corneille s’est contenté de collaborer avec Montfleury (qui n’était pas comédien, voir ci-dessous) pour une seule de ses pièces.
  2. En outre l’inventeur d’anomalies, qui ignore décidément tout des réalités du XVIIe siècle, confond Montfleury père et fils. Montfleury père était comédien, mais il s’était contenté une fois dans sa vie de mettre en vers une tragédie rédigée en prose (La Mort d’Asdrubal). Son fils, auteur d’une vingtaine de pièces, n’a jamais été comédien !!!
  3. La Fontaine n’a jamais été l’auteur des pièces publiées sous son nom par le comédien Champmeslé : il s’agit d’une manœuvre commerciale de libraires hollandais, persuadés qu’ils attireraient plus d’acheteurs s’ils prêtaient à La Fontaine les pièces d’un acteur-auteur vite oublié. Dès le XIXe siècle, les spécialistes et les éditeurs de La Fontaine ont rejeté ces attributions et rendu son bien à Champmeslé. Seuls les disciples de Louÿs colportent encore ces faussetés dans le but de jeter le trouble sur les écrits de tous les comédiens-poètes, et donc du premier d’entre eux, Molière.

Voir les pages suivantes :

123)

pourquoi la pratique généralisée du prête-nom n’ayant jamais donné lieu à des commentaires, encore moins à des critiques, de la part des contemporains, la collaboration Corneille-Molière demeura d’autant plus discrète qu’elle se plaçait directement sous la protection du Roi ;

Double désinformation.

  1. Contrairement à l’affirmation formulée par l’inventeur d’anomalies, la pratique du prête-nom a fait l’objet d’une longue enquête et d’un long commentaire de la part d’un des savants les plus connus de l’époque, Adrien Baillet, qui a consacré un ouvrage entier à la question des auteurs déguisés et, plus largement, de l’anonymat : Auteurs déguisés sous des noms étrangers, empruntés, supposés, feints à plaisir, chiffrés, renversés, retournés, ou changés d’une langue en une autre (Paris, 1690).
  2. Il ressort de cet ouvrage que, en matière de théâtre, la pratique du prête-nom, loin d’être généralisée comme le prétend l’inventeur d’anomalies, était à peu près inconnue : ce n’est qu’au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle que quelques auteurs ont accusé (sans preuve) Baron et Dancourt et que certains historiens du XVIIIe siècle ont glosé sur ces accusations sans preuve.

Voir la page : La question des prête-noms et des « présentateurs de pièces ».

124)

pourquoi n’a pas été légué à la postérité un registre de soixante-dix feuillets de la main de Pierre Corneille et signé de lui, qui « contenait, parmi l’aridité des chiffres, la date des grands événements familiaux et […] devait indiquer le profit des œuvres dramatiques » (Georges Couton) ;

Encore un chef-d’œuvre de désinformation.

On bâtit un roman sur l’absence d’un registre que Corneille avait cessé de remplir vers la fin des années 1670 et dont nul n’avait plus aucune raison de se soucier quelques années plus tard au moment de sa mort (sur l’abandon de ce registre, voir les plus récentes biographies de Corneille). On saisit le sens biaisé de cette question posée par l’inventeur d’anomalies : « on » aurait fait disparaître un registre qui aurait contenu la preuve que Corneille recevait de l’argent de Molière…

Notons que l’historien sur lequel s’appuie l’inventeur d’anomalies, Georges Couton, formulait déjà lui-même une pure hypothèse et ne se plaçait en aucun cas dans la perspective du constat historique : selon lui, le registre de Corneille « devait indiquer le profit des œuvres dramatiques »… Autrement dit, Georges Couton n’en savait rien. Et il n’est pas possible de tirer quelque conclusion de son hypothèse ; et encore moins une prétendue anomalie.

125)

pourquoi, en pleine période dévote, Esprit-Madeleine cache comme un secret honteux qu’elle est la fille de celui dont Louis XIV avait fait son amuseur favori.

Ultime tentative de désinformation…

Nul ne sait ce qu’a pu dire ou penser Esprit-Madeleine Poquelin sur quelque sujet que ce soit. Nous ne possédons que quelques rares renseignements sur elle et la seule personne qui a signalé l’avoir rencontrée est Grimarest dans sa Vie de Monsieur de Molière en 1705. Or il n’apparaît nulle part qu’elle cacha son ascendance comme un secret honteux… Pure (et malhonnête) invention, comme on le voit…

Cette dernière fausse anomalie est encore une parfaite illustration des modes de raisonnement sur lesquels reposent les théories conspirationnistes:

On choisit un personnage totalement obscur / on lui prête la connaissance du prétendu secret / on fait observer qu’il n’a jamais rien dit sur ce prétendu secret / on en déduit qu’il l’a soigneusement caché / on laisse le lecteur en tirer la conséquence qu’il y a bien un secret.