Relations entre Corneille et Molière

Témoignages et preuves de l’hostilité entre Corneille et Molière durant les premières années de la carrière parisienne de Molière (1659-1663)

Textes mentionnant sans ambiguïté une hostilité de Corneille envers Molière

NB. Les textes présentés ci-dessous constituent des témoignages contemporains irrécusables qui excluent toute possibilité de collaboration entre Corneille et Molière avant la fin des années 1660. Du coup, les disciples de Pierre Louÿs ont été contraints d’inventer toutes sortes de raisonnements, plus absurdes les uns que les autres, pour tenter disqualifier ces témoignages.

1- En 1663, François Hédelin, abbé d’Aubignac, écrit au troisième paragraphe de sa Quatrième Dissertation [Quatrième Dissertation concernant le Poème dramatique; servant de Réponse aux calomnies de M. Corneille, p.115 de l’éd. originale]:

Premièrement, de quoi vous êtes-vous avisé sur vos vieux jours d’accroître votre nom et de vous faire nommer Monsieur de Corneille ? L’Auteur de L’École des femmes, je vous demande pardon si je parle de cette Comédie qui vous fait désespérer, et que vous avez essayé de détruire par votre cabale dès la première représentation; l’Auteur, dis-je, de cette Pièce, fait conter à un de ses Acteurs, qu’un de ses voisins ayant fait clore de fossés un arpent de pré se fit appeler M. de l’Ile, que l’on dit être le nom de votre petit frère…

allusion aux vers suivants, sur lesquels nous revenons plus bas :

Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux.

L’École des femmes, I, 1

Deux éléments à retenir des moqueries de d’Aubignac: la mise sur pied par le clan Corneille d’une cabale pour tenter de faire tomber L’École des femmes le jour de la création de la pièce; la confirmation que tous les contemporains avaient bien entendu la satire de Molière contre les prétentions nobiliaires des frères Corneille (prétentions légitimes puisqu’ils avaient effectivement été anoblis, mais cela n’interdisait pas la satire).

Il n’y a aucune raison de mettre en doute ici le témoignage de d’Aubignac, comme cherchent à le faire les disciples de Louÿs, sous le prétexte qu’il était en conflit avec Corneille. D’une part, s’il l’accuse de se faire appeler Monsieur de Corneille, alors que Corneille n’a jamais mis de particule devant son nom (voir la page Le choix du surnom de Molière.), c’est tout simplement parce que venait de paraître un texte intitulé Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille, dû à Jean Donneau de Visé, dans lequel d’Aubignac était violemment pris à partie, particulièrement dans l’Apostille qui ferme le volume. L’occasion était belle de se saisir de cette perche maladroitement tendue par Donneau de Visé pour se moquer des prétentions nobiliaires des frères Corneille en rappelant le clin d’oeil satirique lancé par Molière dans sa récente École des femmes et la réaction outrée des Corneille qui avaient cabalé contre la pièce. D’autre part, son attaque aurait été amoindrie s’il avait inventé de toutes pièces une participation de Corneille à la cabale lancée contre L’École des femmes à sa création. La manière dont d’Aubignac en parle, c’est comme d’un fait connu de tous. Enfin, c’est justement parce qu’il était en conflit avec Corneille qu’il a songé à faire état d’une manifestation publique d’hostilité envers L’École des femmes: amis et admirateurs de Corneille ne pouvaient que passer sous silence cet épisode qui n’est pas à la gloire du grand auteur (il en ira de même sept ans plus tard lors de la première de Britannicus: c’est Racine qui dénoncera dans la préface de sa pièce le comportement de Corneille).

De plus, aucun partisan de Corneille n’a pris la plume pour accuser d’Aubignac d’avoir menti sur ce point. Il est particulièrement frappant que Donneau de Visé, qui venait de prendre à deux reprises la défense de Corneille contre d’Aubignac (Défense de la Sophonisbe en mars 1663 et Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille à la fin de juin 1663), auquel d’Aubignac répondait directement dans sa quatrième dissertation tout en affectant de s’adresser au seul Corneille, et qui était l’un des adversaires les plus actifs de L’École des femmes (trois textes publiés entre l’été 1663 et le début 1664) n’ait tenté à aucun moment de laver Corneille de tout soupçon de cabale contre L’École des femmes en accusant d’Aubignac de calomnie. Pourtant il fait une claire allusion au passage en question de la Quatrième Dissertation, à la page 48 de sa Défense d’Œdipe, où de nouveau il s’adresse à d’Aubignac:

Comme vous faites profession d’approuver tout ce qui est méchant et de condamner tout ce qui est bon, l’on ne doit pas être surpris de vous voir approuver L’École des femmes et celle des Maris. Elles vous ont plu, pource qu’elles ne valent rien, et il ne manquait plus au sermon, mis en farce et tourné en ridicule, que l’approbation d’un docteur de votre étoffe. Mais je doute que la Sorbonne vous sache gré, et qu’un sage ministre de la Justice, qui a été sur le point de le faire défendre, approuve le bien que vous dites d’une chose qui ne doit inspirer que de l’indignation et de l’horreur.

On voit que la stratégie de Donneau de Visé est d’attaquer, faute de pouvoir défendre: il ne peut nier que Corneille a cabalé contre L’École des femmes et ne peut donc accuser d’Aubignac de calomnie sur ce point. Du coup, il reproche à d’Aubignac d’avoir « approuvé » deux pièces que l’Église (représentée par la Sorbonne, faculté de Théologie à cette époque) et les milieux dévots jugent dangereuses, et en particulier celle qui contient la parodie de sermon prononcé par Arnolphe.

Quant à Robinet qui, dans son Panégyrique de L’École des femmes, décerne les plus grands éloges à Corneille et le présente comme au-dessus de la mêlée, il fait rapidement l’histoire du conflit entre Corneille, d’Aubignac et Donneau de Visé, sans la moindre allusion à d’éventuelles calomnies infondées de d’Aubignac.

Un autre argument des disciples de Louÿs pour tenter d’invalider le témoignage de d’Aubignac consiste à souligner que celui-ci reproche à Corneille dans cette même Dissertation de l’avoir pris à partie de manière insultante dans sa récente Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille, alors que Corneille n’a jamais écrit de « Défense » en cette année 1663. «Il y a là une erreur manifeste», conclut gravement D. Labbé (Si deux et deux sont quatre, Max Milo, 2009, p.111), espérant ainsi convaincre son lecteur que décidément le vindicatif d’Aubignac a aussi un cerveau d’oiseau et qu’on ne peut pas lui faire confiance… Mais ce n’est nullement une erreur: il suffit de lire l’ensemble de cette Dissertation pour voir que d’Aubignac feint de croire que Corneille est l’auteur de la Défense du Sertorius afin de pouvoir s’adresser directement à lui plutôt que de s’abaisser à répondre au jeune plumitif, encore peu connu, qu’était Donneau de Visé. Autrement dit, étant donné que Corneille, plutôt que de répondre lui-même à ses dissertations, a laissé partir à l’attaque Donneau de Visé sans se découvrir lui-même, d’Aubignac a estimé qu’il déjouait le piège en faisant comme si Donneau de Visé n’existait pas (puisque son texte était paru anonyme) et en s’adressant directement à Corneille.

2- L’hostilité de Corneille envers Molière, en dehors même de la période consécutive à la création de L’École des femmes, semble n’avoir été un secret pour personne. Les compilateurs qui ont composé à la fin du XVIIe siècle le célèbre recueil d’anecdotes intitulé Segraisiana prêtent à Segrais les remarques suivantes:

Ce n’est pas la coutume de l’Académie de se lever de sa place dans les Assemblées pour personne, chacun demeure comme il est; cependant lorsque Monsieur Corneille arrivait après moi, j’avais pour lui tant de vénération que je lui faisais cet honneur. C’est lui qui a formé le Théâtre Français; il ne l’a pas seulement enrichi d’un grand nombre de belles pièces toutes différentes les unes des autres, on lui est encore redevable de toutes les bonnes de tous ceux qui sont venus après lui. Il n’y a que la Comédie où il n’a pas si bien réussi; il y a toujours quelques scènes trop sérieuses; celles de Molière ne sont pas de même, tout y ressent la Comédie. Monsieur Corneille sentait bien que Molière avait cet avantage sur lui, c’est pour cela qu’il en avait de la jalousie, ne pouvant s’empêcher de le témoigner; mais il avait tort.

On observe que dans ce récit marqué par un immense respect de Corneille et une admiration presque sans réserve pour son œuvre, la seule réserve porte sur l’infériorité de ses comédies par rapport à celles de Molière et la jalousie publique qu’il aurait exprimée envers Molière.

Que valent donc les inventions de Pierre Louÿs et de ses disciples, trois siècles plus tard, face à un tel texte rédigé dans les années qui ont suivi la mort des deux hommes?

3- Revenons sur les quatre vers de L’École des femmes, que d’Aubignac se délecte de rappeler à Corneille qu’ils le font enrager. Après avoir tenté d’invalider le témoignage de d’Aubignac, les disciples de Louÿs tentent désespérément de se convaincre que ces vers ne constitueraient pas une flèche satirique lancée par Molière contre les frères Corneille.

«Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre, Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux, Et de Monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux.» (L’École des femmes, I, 1)

Il n’était pas nécessaire d’être animé par de la rancœur envers Corneille pour comprendre le sens de ces vers. Chacun savait au XVIIe siècle que Thomas Corneille se faisait appeler «le sieur de l’Île », « Monsieur de l’Île » ou « Monsieur Corneille de l’Île» [orthographié Isle, dans tous les textes du XVIIe siècle]. C’était une appellation parfaitement légale, puisque la famille Corneille tout entière avait été anoblie au lendemain du Cid: pour se distinguer de son frère aîné, Pierre, à qui il suffisait de se faire appeler Monsieur Corneille, Thomas avait pris l’habitude de se parer du nom de leur petit « fief ». La preuve que la pointe avait été parfaitement comprise nous est donnée par les Mémoires du Président Hénault, dans lesquels on peut lire :

Jean Remi, mon père, avait toujours vécu avec les hommes célèbres de son temps: il était l’ami de Subligny avec lequel il composa des ouvrages assez médiocres. Il eut part (j’en suis fâché) à plusieurs mauvaises brochures qui parurent dans le temps contre les tragédies de Racine ; mais il faut le pardonner à ses liaisons avec les Corneille. Ce fut lui qui donna à Lully, Dumesnil, cuisinier de M. Foucault; et si ce détail n’est pas trop petit, il donna à Molière, pour son Malade Imaginaire, la robe de chambre et le bonnet de nuit de ce même M. Foucault, son parent, l’homme le plus chagrin et le plus redouté dans sa famille et qui travaillait toute la journée en robe de chambre. (Mon père en tenait un peu). […]

Mais les amis particuliers de Jean-Remi, mon père, furent le célèbre Fontenelle et Thomas Corneille, qui se nommait M. de l’Isle. Molière a eu grand tort de se moquer de ce changement de nom, dans son École des Femmes : Je sais un paysan, qu’on appelait Gros-Pierre, Qui n’ayant pour tout bien, qu’un seul quartier de terre, Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux, Et de Monsieur de L’Isle en prit le nom pompeux.

Cette plaisanterie était-elle digne de Molière ; et Thomas Corneille, le meilleur de tous les hommes, avait-il pu se l’attirer? J’ai retrouvé une de ses lettres, datée d’Andelys, à mon père, où il lui disait, en parlant de sa tragédie d’Ariane : “J’ai fait une assez belle fille en dix-huit jours.”

Thomas Corneille n’eut qu’une fille qui épousa M. de Marsilly, enseigne des gardes du corps, blessé à mort au combat de Leuze. Mon père la retira chez lui à la mort de Thomas Corneille, et elle n’en est sortie qu’à la mort de mon père en 1738.

Récapitulons : ce texte, écrit par le fils d’un proche de Thomas Corneille, confirme qu’il était de notoriété publique que dans le passage cité de L’École des femmes Molière s’est moqué des frères Corneille à travers le titre de sieur de l’Isle dont Thomas s’affublait pour se distinguer de son frère aîné.

Dès lors comment pouvoir imaginer un seul instant que Corneille aurait pu être l’auteur de vers qui ironisaient sur le titre de noblesse de son propre frère ?

Textes de Molière qui ironisent sur les pratiques de Corneille.

Préface des Précieuses ridicules

Mon Dieu, l’étrange embarras, qu’un Livre à mettre au jour! et qu’un Auteur est neuf, la première fois qu’on l’imprime ! encore si l’on m’avait donné du temps, j’aurais pu mieux songer à moi, et j’aurais pris toutes les précautions, que Messieurs les Auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand Seigneur, que j’aurais été prendre malgré lui, pour Protecteur de mon Ouvrage ; et dont j’aurais tenté la libéralité, par une Épître dédicatoire bien fleurie ; j’aurais tâché de faire une belle et docte Préface, et je ne manque point de Livres, qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la Tragédie, et la Comédie ; l’Étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition, et le reste.

Publiées en février 1659, Les Précieuses ridicules paraissaient quelques mois seulement après l’Œdipe de Pierre Corneille (achevé d’imprimé le 26 mars 1659), qui s’ouvrait sur une « Épître dédicatoire bien fleurie » — intitulée Vers présentés à Monseigneur le Procureur général Fouquet, Surintendant des finances —, elle même suivie d’une «belle et docte Préface», où Corneille justifiait le choix du sujet d’Œdipe et les principales modifications qu’il y a apportées. Certes, il s’agit ici d’un jeu ironique qui englobe les pratiques de la plupart des auteurs de profession, dont Molière affecte justement de se distinguer, et l’on peut estimer que Corneille n’était pas particulièrement visé, même si tout Paris avait en main le dernier chef-d’œuvre de Corneille. Mais l’allusion devient manifeste si on la met en regard de la préface des Fâcheux, publiée deux et demi ans plus tard.

Préface des Fâcheux

Mais dans le peu de temps qui me fut donné, il m’était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes Personnages, et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’Importuns; et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles: Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les Pièces que j’aurai faites: et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand Auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut être ne viendra point, je m’en remets assez aux décisions de la multitude; et je tiens aussi difficile de combattre un Ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne.

Pour comprendre les enjeux de ce passage, où Molière se défend manifestement contre les critiques qui lui ont été adressées, il faut souvenir qu’en 1660 (à peine un an avant la publication des Fâcheux) Corneille avait fait paraître une édition collective de son Théâtre, en trois volumes, chacun des volumes s’ouvrant par un long « Discours » sur la théorie théâtrale et sur les fameuses « règles » dramatiques, et comportant d’abondants commentaires des théoriciens qui l’avaient précédé, au premier chef les deux plus célèbres, Aristote (auteur de la Poétique) et Horace (auteur de L’Art poétique); en outre, à la suite de ces « Discours », chacun des trois volumes contenaient une série de « remarques » critiques sur chacune des pièces contenues dans le volume, intitulées «Examen des poèmes contenus en cette première [deuxième, troisième] partie. On y retrouve certains des termes mêmes que Molière utilise dans sa préface, comme, par exemple, « selon les règles » , « épisodes » ou l’invocation d’« Aristote et Horace ».

L’ironie est si manifeste envers celui qui était universellement considéré comme le « grand Auteur », et qui s’était autorisé de cette réputation pour publier solennellement des « Discours » théoriques et des « Examens» critiques, que même les plus ardents défenseurs de la mémoire de Pierre Louÿs, Jean-Paul Goujon et Jean-Jacques Lefrère, ont été forcés de le concéder :

Il y a là un persiflage patent sur les trois discours consacrés à l’art dramatique — Du poème dramatique, De la tragédie, Des trois unités — et sur les Examens de ses pièces que Corneille avait inclus dans l’édition de son théâtre parue l’année précédente: le dramaturge s’y référait abondamment à Aristote et à Horace… (Goujon et Lefrère, Ôte-moi d’un doute. L’énigme Corneille-Molière, Fayard, 2006, p.124)

Seulement, selon une technique bien connue dans le domaine de la désinformation, les deux apologistes de Louÿs se gardent bien d’en tirer la moindre conclusion : obligés de citer ce passage, ils se hâtent de l’oublier pour enchaîner sur l’idée selon laquelle Les Fâcheux serait une oeuvre de collaboration (sur cette idée fausse, voir L’absence de toute trace de collaboration antérieure?).

Pourtant, une conclusion s’impose: puisque même les disciples de Louÿs sont contraints de reconnaître qu’il y a là un «persiflage patent», c’est bien que ce texte est une preuve de plus que ce n’est pas Corneille qui l’a rédigé! à moins d’accepter une fois de plus un raisonnement par l’absurde du type: Corneille, le grand Corneille, si ombrageux et soucieux de sa gloire, rédigerait donc un texte qui se moque de lui-même et accepterait que ce texte moqueur soit signé Molière, l’homme qui est en train de s’imposer comme la coqueluche du public, du grand monde parisien, de la Cour et même du Roi!

Une seconde conclusion doit être tirée de ce passage: même si l’on fait l’hypothèse que Corneille aurait pu rédiger la pièce et Molière la préface, peut-on admettre que celui-ci aurait pu se laisser aller à persifler publiquement (et dans un livre dédié au Roi) son propre collaborateur? On ne persifle pas les actions et les oeuvres de ceux envers lesquels on est bien disposé.

Ce passage, venant après la taquinerie de la préface des Précieuses ridicules, invite à penser que décidément les relations entre Corneille et Molière étaient plutôt sous le signe de l’animosité.

Allusions dans La Critique de L’École des femmes relevées par les contemporains

Dans La Critique de L’École des femmes Molière introduit sous le nom de M. Lysidas un auteur dramatique qui exprime une critique virulente des pièces de Molière et de L’École des femmes en particulier, et qui le fait au nom d’un système dramatique reposant sur les règles issues d’Aristote et d’Horace, en invoquant les grands noms de la théorie littéraire et les termes techniques d’une manière parfaitement pédante.

Molière a-t-il voulu faire allusion à des auteurs dramatiques en particulier? Peut-être pas. Mais d’autres y ont vu des allusions précises à Corneille et pas seulement parce qu’ils étaient eux-mêmes en conflit avec Corneille. Si d’Aubignac a pu écrire dans sa Quatrième Dissertation (paragraphe 21):«J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous étiez le Poète de La Critique de L’École des femmes, et que M. Lysidas était un nom déguisé…», c’est qu’il savait pouvoir jouer auprès de ses lecteurs d’une réputation de mésentente entre les deux hommes.

Allusions satiriques dans L’Impromptu de Versailles

Dans L’Impromptu de Versailles (scène I, Pléiade 2010, vol. II, p. 825-827), Molière joue une rencontre entre un auteur dramatique et plusieurs comédiens d’une troupe de campagne auxquels il veut proposer sa nouvelle pièce de théâtre. Comme il demande à cette troupe de faire des essais de déclamation, les extraits choisis sont exclusivement du Corneille, alors que toutes les troupes de l’époque (aussi bien les troupes parisiennes que les troupes de campagne) avaient à leur répertoire bien d’autres tragédies que celles de Corneille. Le passage est l’occasion pour Molière de faire la satire du jeu des comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne, de mettre en valeur son extraordinaire talent d’imitateur comique, et de laisser entendre à son public que le poète en question pourrait bien être Corneille en personne.

Pour comprendre l’allusion, il faut se rappeler que Molière et sa troupe ont séjourné quelques mois à Rouen de la fin du printemps à l’automne 1658 avant de s’installer définitivement à Paris. La troupe était déjà précédée d’une certaine réputation comme en témoigne une lettre de Thomas Corneille datant de la fin du mois de mai, alors que la plupart des membres de la troupe ne sont pas encore arrivés. Il est probable qu’au cours de l’été, au moment où Corneille semble avoir commencé à songer à faire sa rentrée au théâtre après près de six ans de retraite (sa prochaine pièce, Œdipe fut créée à l’Hôtel de Bourgogne dès janvier 1659), des rencontres ont eu lieu entre Molière et ses compagnons et les frères Corneille. Les choses ne se sont évidemment pas passées comme le suggère ce passage parodique, mais le clin-d’œil satirique a dû d’autant plus facilement être relevé par les spectateurs que depuis deux ou trois ans en fin de repas Molière régalait de cette séquence comique les hôtes qui l’invitaient à leur table (voir les textes de Donneau de Visé qui durant la querelle de L’École des femmes se moquent de L’Impromptu de Versailles qualifié d’Impromptu de trois ans).

MOLIÈRE.
J’avais songé une Comédie, où il y aurait eu un Poète que j’aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une Pièce à une Troupe de Comédiens nouvellement arrivés de la campagne. « Avez-vous, aurait-il dit, des Acteurs et des Actrices, qui soient capables de bien faire valoir un Ouvrage? car ma pièce est une pièce… Eh! Monsieur, auraient répondu les Comédiens, nous avons des Hommes et des Femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. Et qui fait les Rois parmi vous? voilà un Acteur qui s’en démêle parfois. Qui! ce jeune Homme bien fait? vous moquez-vous! Il faut un Roi qui soit gros et gras comme quatre. Un Roi, morbleu, qui soit entripaillé comme il faut! un Roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un Trône de la belle manière! La belle chose qu’un Roi d’une taille galante! Voilà déjà un grand défaut; mais que je l’entende un peu réciter une douzaine de Vers. » Là-dessus le Comédien aurait récité, par exemple, quelques Vers du Roi de Nicomède

Te le dirai-je Araspe, il m’a trop bien servi,
Augmentant mon pouvoir…

le plus naturellement qu’il lui aurait été possible. Et le Poète: « Comment, vous appelez cela réciter? C’est se railler; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi.

Te le dirai-je, Araspe… etc.
Imitant Montfleury, excellent acteur de l’Hôtel de Bourgogne.
Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là appuyez comme il faut le dernier Vers. Voilà ce qui attire l’approbation, et fait faire le brouhaha. Mais, Monsieur, aurait répondu le Comédien, il me semble qu’un Roi qui s’entretient tout seul avec son Capitaine des Gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque. Vous ne savez ce que c’est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d’Amant et d’Amante. » Là-dessus une Comédienne et un Comédien auraient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace.

Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur,
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
Hélas! Je vois trop bien… etc.

Tout de même que l’autre, et le plus naturellement qu’ils auraient pu. Et le Poète aussitôt: « vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille; et voici comme il faut réciter cela.

Iras-tu, ma chère âme… &c.
Non je te connais mieux… etc.
Imitant Mlle Beauchâteau, Comédienne de l’Hôtel de Bourgogne.

Voyez-vous comme cela est naturel et passionné? admirez ce visage riant qu’elle conserve dans les plus grandes afflictions. » Enfin voilà l’idée, et il aurait parcouru de même tous les Acteurs, et toutes les Actrices.

Mademoiselle DE BRIE.
Je trouve cette idée assez plaisante, et j’en ai reconnu là dès le premier Vers, continuez je vous prie.

MOLIÈRE,
imitant Beauchâteau, aussi Comédien, dans les Stances du Cid.
Percé jusques au fond du cœur, &c.

Et celui-ci le reconnaîtrez-vous bien, dans Pompée de Sertorius.
Imitant Hauteroche, aussi Comédien.
L’inimitié qui règne entre les deux partis,
N’y rend pas de l’honneur… etc.

Mademoiselle DE BRIE.
Je le reconnais un peu je pense.

MOLIÈRE.
Et celui-ci.
Seigneur, Polybe est mort… &c.
Imitant De Villiers, aussi comédien.

Mademoiselle DE BRIE.
Oui, je sais qui c’est, mais il y en a quelques-uns d’entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.

MOLIÈRE. Mon Dieu, il n’y en a point qu’on ne pût attraper par quelque endroit si je les avais bien étudiés; mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher.

On voit que chaque fois qu’un comédien joue « de façon naturelle » — telle est la manière dont Molière présentait le type de déclamation un peu moins déclamatoire qu’il défendait face aux autres théâtres —, « le poète » l’interrompt pour montrer ce que doit être la «belle déclamation», parodiant tour à tour plusieurs acteurs de l’Hôtel de Bourgogne: et tous les extraits sont des extraits de Corneille! L’Hôtel de Bourgogne reprenait pourtant (autant que la troupe de Molière) des tragédies de Tristan l’Hermite, Mairet, Rotrou, etc.

Dès lors, si ce texte ne permet pas à lui seul de déduire avec certitude qu’il existait quelque animosité entre Molière et Corneille, la connaissance que l’on a de cette animosité préexistante, le témoignage de l’abbé d’Aubignac sur la « cabale » lancée par Corneille quelques mois plus tôt contre L’École des femmes, tout cela permet d’estimer que Molière a bel et bien construit ce passage avec une intention satirique.

NB Pour achever d’éclairer ce passage, on rappellera que les frères Corneille ont depuis les débuts parisiens de la troupe de Molière manifesté de la désapprobation pour leur jeu.

Ainsi le 1er décembre 1659, Thomas Corneille écrivait à l’un des amis des deux frères, l’abbé de Pure:

Je suis fâché […] que la haute opinion que M. de La Clairière [auteur rouennais d’un Oreste et Pylade] avait de MM. de Bourbon [Molière et sa troupe étaient alors installés au Petit-Bourbon] n’ait pas été remplie avantageusement pour lui. Tout le monde dit qu’ils ont joué détestablement sa pièce, et le grand monde qu’ils ont eu à leur farce des Précieuses après l’avoir quittée [= après avoir cessé de représenter la pièce de La Clairière] fait bien voir qu’ils ne sont propres qu’à soutenir de semblables bagatelles et que la plus forte pièce tomberait entre leurs mains.

On voit que la prise de position de Thomas Corneille (et à travers lui de son frère Pierre) est sans ambiguïté et, du fait du statut des lettres à l’époque (on les recopiait pour les faire circuler et on les lisait à haute voix dans les salons amis), publique.

Texte de Molière parodiant un texte de Corneille.

Textes concernés:

  1. Corneille, Remerciement au Roi
  2. Molière, Remerciement au Roi

REMERCIEMENT AU ROI
Votre paresse enfin me scandalise,
Ma Muse obéissez-moi ;
Il faut ce matin, sans remise,
Aller au lever du Roi :
Vous savez bien pourquoi, 5
Et ce vous est une honte,
De n’avoir pas été plus prompte,
À le remercier de ses fameux bienfaits :
Mais il vaut mieux tard, que jamais ;
Faites donc votre compte, 10
D’aller au Louvre accomplir mes souhaits.
Gardez-vous bien d’être en Muse bâtie ;
Un air de Muse est choquant dans ces lieux :
On y veut des objets à réjouir les yeux,
Vous en devez être avertie, 15
Et vous ferez votre cour beaucoup mieux,
Lors qu’en Marquis vous serez travestie.
Vous savez ce qu’il faut pour paraître Marquis.
N’oubliez rien de l’air, ni des habits :
Arborez un Chapeau chargé de trente plumes 20
Sur une Perruque de prix ;
Que le rabat soit des plus grands Volumes,
Et le pourpoint des plus petits :
Mais sur tout je vous recommande
Le Manteau d’un ruban sur le dos retroussé : 25
La galanterie en est grande,
Et parmi les Marquis de la plus haute bande,
C’est pour être placé.
Avec vos brillantes hardes,
Et votre ajustement, 30
Faites tout le trajet de la Salle des Gardes,
Et vous peignant galamment.
Portez de tous côtes vos regards brusquement,
Et ceux que vous pourrez connaître,
Ne manquez pas d’un haut ton, 35
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu’ils puissent être ;
Cette familiarité
Donne, à quiconque en use, un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte 40
De la Chambre du Roy,
Ou si, comme je prévois,
La presse s’y trouve forte ;
Montrez de loin votre Chapeau,
Ou montez sur quelque chose, 45
Pour faire voir votre museau,
Et criez, sans aucune pause,
D’un ton rien moins que naturel
Monsieur l’Huissier, pour le Marquis un tel.
Jetez-vous dans la foule, & tranchez du notable. 50
Coudoyez un chacun ; point du tout de quartier.
Pressez, poussez, faites le Diable,
Pour vous mettre le premier :
Et quand même l’Huissier,
À vos désirs inexorable, 55
Vous trouverait en face un Marquis repoussable,
Ne démordez point pour cela ;
Tenez toujours ferme là ;
À déboucher la porte il irait trop du votre :
Faites qu’aucun n’y puisse pénétrer, 60
Et qu’on soit obligé de vous laisser entrer,
Pour faire entrer quelque autre.
Quand vous serez entré, ne vous relâchez pas.
Pour assiéger la chaise, il faut d’autres combats.
Tâchez d’en être des plus proches, 65
En y gagnant le terrain pas à pas ;
Et si des assiégeants le prévenant amas
En bouche toutes les approches,
Prenez le parti doucement,
D’attendre le Prince au passage : 70
Il connaîtra votre visage,
Malgré votre déguisement,
Et lors, sans tarder davantage,
Faites-lui votre compliment.
Vous pourriez aisément l’étendre, 75
Et parler des transports, qu’en vous font éclater,
Les surprenants bienfaits que sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre,
Et des nouveaux efforts, où s’en va vous porter
L’excès de cet honneur où vous n’osiez prétendre ; 80
Lui dire comme vos désirs :
Sont, après ses bontés, qui n’ont point de pareilles,
D’employer à sa gloire, ainsi qu’à ses plaisirs
Tout votre art & toutes vos veilles ;
Et là-dessus lui promettre merveilles. 85
Sur ce chapitre on n’est jamais à sec :
Les Muses sont de grandes prometteuses,
Et comme vos Sœurs les causeuses,
Vous ne manqueriez pas, sans doute, par le bec :
Mais les Grands Princes n’aiment guères, 90
Que les compliments, qui sont courts;
Et le nôtre sur tout a bien d’autres affaires,
Que d’écouter tous vos discours.
La louange & l’encens n’est pas ce qui le touche,
Dès que vous ouvrirez la bouche, 95
Pour lui parler de grâce, & de bienfait,
Il comprendra d’abord ce que vous voudrez dire,
Et se mettant doucement à sourire,
D’un air, qui sur les cœurs fait un charmant effet,
Il passera comme un trait, 100
Et cela vous doit suffire,
Voilà votre compliment fait.

Pour comprendre la genèse de ces deux poèmes, il faut savoir qu’en 1663 Colbert avait mis en place un système de gratifications dans le cadre d’un vaste plan de mécénat royal destiné à faire célébrer en retour Louis XIV comme « le plus grand roi du monde ». La première série de bénéficiaires de ces gratifications royales fut connue à la fin du mois de mai ou au début de juin 1663. Corneille figurait pour la somme de deux milles livres, l’une des plus élevées car il était désigné sur les états de paiement comme « Premier Poète dramatique du monde ». Molière y figurait aussi pour la somme de mille livres, et il était qualifié d’« Excellent poète comique ».

Il fallait remercier et célébrer le roi. La plupart des « gratifiés » envoyèrent au bras droit de Colbert dans cette entreprise, Jean Chapelain, sonnets, épîtres, odes, le plus souvent en latin. Rares furent ceux qui firent imprimer leur remerciement, et de surcroît sous le titre explicite de «Remerciement»: on ne connaît que huit «gratifiés», ou en instance de l’être, qui firent paraître une plaquette, cinq d’entre elles avec un titre qui ne signalait pas qu’il s’agissait de remercier: outre Racine (La Renommée aux Muses), Cotin publia des Réflexions sur la conduite du Roi (aussi appelé Ode pour le Roi), Fléchier, une Ode au Roi sur sa dernière maladie, Le Clerc, une Ode pour le Roi, Charpentier, un Louis, églogue royale. En définitive, il n’y eut que trois Remerciement au Roi qui furent imprimés cette année-là: l’un de Corneille, un autre de l’abbé le Vayer, fils du philosophe La Mothe Le Vayer et ami de Molière, et le troisième de Molière qui fut le dernier à être imprimé, comme Molière s’en amuse au début de son texte.

Pour remercier, Corneille avait choisi de s’en tenir au genre familier de l’épître en vers, et il s’était mis en scène en prince des poètes tutoyant son roi pour se déclarer ébloui de l’inattendu bienfait qu’il venait de recevoir et en même temps s’avouer incapable de composer un «remerciement» en bonne et due forme: prétendant ne pas connaître les formes traditionnelles de l’éloge («J’ignore encore le tour du Sonnet, et de l’Ode») et ne réussir qu’au théâtre («Partout ailleurs je rampe, et ne suis plus moi-même»), il rappela que c’était au travers des prologues de ses deux pièces à machines qu’il était parvenu à célébrer la gloire naissante du roi (Andromède) puis la victoire et la paix scellée par son mariage (La Conquête de la Toison d’or); aussi, en annonçant qu’il se sentait désormais capable de peindre le «monarque achevé» que Louis était devenu et de célébrer toutes ses qualités pour rendre «de [s]on nom l’Univers idolâtre», il ajoutait que, pour exécuter «ce grand chef-d’œuvre», il lui était nécessaire de disposer d’un «grand Théâtre», assurant le roi que s’il lui ouvrait son «merveilleux Salon» (la grande salle des machines des Tuileries) il ferait plus encore qu’il ne le lui promettait, terminant sur le vers, devenu fameux: «Commande, et j’entreprends; ordonne, et j’exécute.» Ainsi, d’un côté, tout en jouant sur son incapacité à louer ailleurs qu’au théâtre et donc sur son incapacité à adopter la forme et le ton d’un éloge digne du roi, Corneille n’en avait pas moins adopté, à la faveur du rappel de ses prologues encomiastiques, le registre le plus pompeux qui fût; d’un autre côté, tout en commençant par admirer les voies impénétrables de la magnanimité royale et «l’épanchement de ses nouveaux bienfaits», il en était venu à remercier sous forme de promesse, elle-même suspendue à la condition que le roi lui ménage une occasion favorable par une commande d’un grand spectacle à machines. Corneille avait manifestement composé un remerciement en forme d’offre de service, qui revenait à une sollicitation déguisée.

Molière avait sous les yeux le texte de Corneille lorsqu’il se mit au travail, puisqu’il se lança dans l’écriture après tous les autres gratifiés comme il le laisse entendre plaisamment au commencement (« Mais il vaut mieux tard que jamais »). Il choisit d’imiter Corneille sur trois points :

  • Comme Corneille, il choisit de composer et de faire imprimer une épître en vers, et sous le même titre de Remerciement au Roi.
  • Comme Corneille, il choisit de remercier en feignant de ne pas le faire explicitement.
  • Comme Corneille il compose un texte de 102 vers !

Tout cela, pour mieux se distinguer de Corneille et faire valoir sa manière propre face aux hyperboles convenues et à la raideur hautaine des vers cornéliens: matière et ton galants, récit d’une véritable scène de comédie centrée sur un personnage familier de son public (le petit marquis à la mode) et sur un moment typique de la vie de cour (la presse devant la porte du roi), complicité enjouée avec le public mondain, délicate connivence avec le roi, plaisante raillerie des assurances verbales de la muse cornélienne, jugée «grande prometteuse».

Enfin on remarquera que les vers 75-89 sont une parodie explicite des thèmes développés par Corneille dans son propre Remerciement.

conclusions. Cet épisode des deux Remerciements est capital pour comprendre les relations entre les deux hommes.

  1. D’une part, dans la mesure où il n’y eut guère que Corneille et Molière qui se lancèrent dans la composition d’un Remerciement intitulé comme tel et qui le firent imprimer, la comparaison entre les deux était inévitable (et Robinet nous rappelle que celui de Molière fut jugé le meilleur de tous: Charles Robinet Le Panégyrique de L’École des femmes, scène V). On ne voit pas pourquoi si Corneille était l’auteur des œuvres de Molière, il se serait ainsi donné la peine de composer deux remerciements, l’un à sa manière, l’autre à la manière de Molière, et de courir ainsi le risque de voir préféré celui de Molière et d’attenter ainsi à sa propre réputation.

On ne voit pas pourquoi non plus il se serait laissé aller à se moquer de son propre Remerciement en composant les vers 75-89 de celui de Molière.

  1. D’autre part, puisque Corneille ne peut pas avoir écrit ces deux Remerciements et que Molière est bien l’auteur de son propre Remerciement au Roi, il y a là la plus éclatante confirmation du talent de poète de Molière, capable d’une habileté dans le maniement du vers irrégulier que seul La Fontaine saura égaler et qui annonce les prouesses de versification de son Amphitryon cinq ans plus tard.

Le rapprochement et l’unique cas de collaboration

L’absence de toute trace de collaboration antérieure

Le cas des Fâcheux

Comme Louÿs et ses disciples tentent de faire croire que le cas de collaboration tout à fait officielle de Psyché dissimule une collaboration occulte, ils cherchent des indices de celle-ci là où il n’y en a pas. C’est ainsi qu’ils invoquent la préface des Fâcheux dans laquelle Molière dit que « tout n’est pas dû à une seule tête ».

Ce faisant, ils déforment le texte. Rappelons que Les Fâcheux sont la première comédie de Molière qui associe le texte récité, la musique et la danse : entremêlant les scènes de théâtre et les scènes et intermèdes dansés, Les Fâcheux sont nécessairement un spectacle à plusieurs têtes: Molière d’un côté, pour la partie « dramatique »; Beauchamps de l’autre qui a composé la musique et inventé et réglé les entrées de ballet.

Pour que chacun ait conscience qu’il n’y a aucune ambiguïté et que — comme toujours — les disciples de Louÿs interprètent volontairement les textes à contresens, nous reproduisons ci-dessous intégralement les trois premiers paragraphes de la préface de Molière. On verra que Molière dit « je » pour tout ce qui concerne la composition de la comédie proprement dite et que, dans le troisième paragraphe, c’est à propos du spectacle tout entier (comédie + entrées de ballet) qu’il dit « que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête » :

Jamais entreprise au Théâtre ne fut si précipitée que celle-ci ; et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une Comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l’impromptu et en prétendre de la gloire ; mais seulement pour prévenir certaines gens, qui pourraient trouver à redire, que je n’aie pas mis ici toutes les espèces de Fâcheux, qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la Cour, et dans la Ville, et que sans Épisodes, j’eusse bien pu en composer une Comédie de cinq Actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais dans le peu de temps qui me fut donné, il m’était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes Personnages, et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’Importuns ; et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles : Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les Pièces que j’aurai faites : et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand Auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut être ne viendra point, je m’en remets assez aux décisions de la multitude ; et je tiens aussi difficile de combattre un Ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne.

Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la Pièce fut composée ; et cette fête a fait un tel éclat, qu’il n’est pas nécessaire d’en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la Comédie.

Le dessein était de donner un Ballet aussi ; et, comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de Danseurs excellents, on fut contraint de séparer les Entrées de ce Ballet, et l’avis fut de les jeter dans les Entr’Actes de la Comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes Baladins de revenir sous d’autres habits. De sorte que pour ne point rompre aussi le fil de la Pièce, par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du Ballet, et de la Comédie : mais, comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du Ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres. Quoi qu’il en soit, c’est un mélange qui est nouveau pour nos Théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l’Antiquité ; et, comme tout le Monde l’a trouvé agréable, il peut servir d’idée à d’autres choses, qui pourraient être méditées avec plus de loisir

On voit clairement que si Molière écrit « que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête » — et il faut insister sur le terme de « régler » —, c’est simplement pour excuser quelques liaisons un peu forcées entre la comédie et les entrées de ballet. Toute autre interprétation relève du contresens volontaire et donc de la désinformation.

La Princesse d’Élide inachevée

En mai 1664, à l’occasion des grandes fêtes de Versailles intitulées Les Plaisirs de l’Île enchantée on commanda à Molière une aimable comédie galante qu’il appela La Princesse d’Élide. Mais il eut si peu de temps pour s’exécuter qu’il dut laisser les deux tiers de la pièce en prose. Vers le milieu de l’acte II, après le vers 366, on peut lire :

AVIS. Le dessein de l’Auteur était de traiter ainsi toute la Comédie; mais un commandement du Roi qui pressa cette affaire, l’obligea d’achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur plusieurs Scènes, qu’il aurait étendues davantage, s’il avait eu plus de loisir.

Si Corneille avait été le nègre de Molière (selon Louÿs et ses disciples, il l’était depuis 1658), pourquoi Molière en 1664 aurait-t-il dû, faute de temps, laisser en prose la dernière partie de La Princesse d’Élide ? Quand on voit qu’en 1671, à l’occasion de leur collaboration officielle pour Psyché, il est dit dans la préface de la pièce qu’il n’a fallu qu’une quinzaine à Corneille pour achever la versification des trois quarts de la pièce, c’eût été un jeu d’enfant de mettre en vers la prose d’une pièce aussi courte (et en alexandrins réguliers) que La Princesse d’Élide. D’autant que Corneille ne semble pas avoir été particulièrement pressé par le temps en cette période. Nous sommes au début de mai 1664 et sa prochaine tragédie, Othon, sera donnée en avant-première à Fontainebleau, devant la Cour, le 31 juillet suivant. Qu’est-ce qui aurait pu l’empêcher de consacrer quelques jours à versifier les derniers actes de La Princesse d’Élide? Rappelons que Pierre Louÿs et tous ses disciples n’hésitent pas à prétendre que un an et demi plus tôt Corneille aurait écrit à la fois L’École des femmes de Molière (créée à la fin décembre 1662) et sa propre Sophonisbe (créée au début de janvier 1663): si on les suit, Corneille aurait donc écrit en parallèle à la fin de 1662 L’École des femmes et Sophonisbe (six mois seulement après avoir avoué que son déménagement à Paris lui donnait tant de tracas qu’il ne savait même pas s’il pourrait donner une nouvelle pièce sur le théâtre cette année-là!), mais il n’aurait pas été capable d’enchaîner la simple versification de la moitié de La Princesse d’Élide et la composition d’Othon en 1664 ?

Le cas de La Princesse d’Élide constitue évidemment l’une des plus éclatantes preuves démontrant l’inanité des inventions et autres arguments fallacieux avancés par les disciples de Pierre Louÿs.

Raison pour laquelle l’un des disciples de Louÿs a récemment tenté de contourner cet argument. Dans un extraordinaire sursaut de désinformation, D. Labbé (Si deux et deux sont quatre…, Max Milo, 2009, p. 121) a invoqué des événements qui auraient pu justement empêcher Corneille de collaborer avec Molière en mai 1664.

Le premier est la création d’Othon, mais l’on a vu ci-dessus ce qu’il faut en penser (Othon est créé presque trois mois plus tard, et il suffirait d’une semaine à Corneille pour versifier la moitié d’une courte pièce ce théâtre).

Le second — et l’on entre là dans la pure désinformation — serait la mort de son fils Charles. Or si l’on ignore la date exacte de la mort de Charles Corneille (incertitude qui serait de nature à arranger un disciple de Louÿs), on sait très bien, en revanche, que le poème de condoléance adressé par le Père de la Rue à Corneille pour la mort de son fils date de 1665; autrement dit (et à moins de supposer une extraordinaire incivilité du Père de la Rue attendant des mois pour écrire ses vers de condoléances), Charles Corneille a dû mourir au plus tôt à la fin de 1664, soit six mois après la création de La Princesse d’Élide.

Le troisième événement pousse encore plus loin (si c’est possible) l’effort de désinformation. Il s’agit, écrit D. Labbé, de « la maladie et la mort du protecteur des frères Corneille, le duc de Guise (2 juin 1664) ». Dans les faits, le duc de Guise est mort trois semaines après la création de La Princesse d’Élide. Par conséquent, on ne voit pas en quoi ce décès aurait pu affecter une éventuelle collaboration de Corneille à la composition de la pièce. Mais, justement, le disciple de Louÿs a prévu l’objection et, c’est là que réside le comble de la désinformation: il évoque une «maladie» du duc, suggérant donc que Corneille a dû jouer le garde-malade ou du moins l’ami éploré durant les trois semaines qui ont précédé et qu’il était donc incapable d’écrire un vers. Malheureusement pour la fausse argumentation de notre désinformateur, la relation officielle des fêtes des «Plaisirs de l’Île enchantée » au cours desquelles fut créée La Princesse d’Élide mentionne la présence (très active) du duc de Guise: non seulement ce dernier parada avec les autres grands seigneurs :

Le Duc de Guise et le Comte d’Armagnac marchaient ensemble après lui. Le premier, portant le nom d’Aquilant le Noir, avait un habit de cette couleur en broderie d’or et de jais; ses plumes, son cheval, et sa lance assortissaient à sa livrée; Et l’autre représentant Griffon le Blanc, portait sur un habit de toile d’argent plusieurs rubis, et montait un cheval blanc bardé de la même couleur.

mais surtout, il participa à la «course de bagues» qui succéda à cette parade. Pour un futur moribond, il était, on le voit, fort bien portant. Et l’on sait par la Gazette du 7 juin que Guise est mort le 2 juin « après onze jours de maladie, qui commença par une difficulté d’uriner ».

Bref, on voit toutes les absurdités que les disciples de Louÿs sont obligés d’inventer pour tenter de récuser les faits avérés; et l’on voit à quels efforts de recherche l’entreprise de désinformation généralisée des disciples de Louÿs oblige ceux qui, comme nous, veulent simplement que l’on en reste à la vérité attestée. Au lieu de rappeler tout bonnement que rien ne s’opposait à ce que Corneille collabore avec Molière en mai 1664 s’il avait été son collaborateur, nous sommes obligés de démonter les arguments biaisés des disciples de Louÿs qui entassent fausseté sur fausseté pour faire douter de la vérité.

Concluons, d’un mot: jusqu’à Psyché, Molière n’avait jamais recouru au moindre collaborateur non seulement pour composer, mais même pour achever la versification de l’une de ses comédies. Si collaboration il y eut, ce fut, comme le signale la préface des Fâcheux (et bientôt d’autres préfaces de comédies-ballets) exclusivement avec les musiciens et les danseurs.

La question des pièces de Corneille montées par Molière

Pierre Louÿs et ses disciples ne cessent de répéter que toute sa vie Molière a joué les pièces de Corneille. C’est en partie vrai, mais ni plus ni moins que pour les autres troupes de théâtre. Or le fait de jouer du Corneille aurait quelque signification

  • s’il fallait l’autorisation de l’auteur pour jouer ses pièces
  • si la troupe de Molière était la seule à jouer du Corneille
  • si elle ne jouait que du Corneille (et tout Corneille).

Dans les trois cas, la réponse est négative.

  1. L’auteur n’était plus le maître du devenir de sa pièce une fois qu’il l’avait publiée ou laissé publier: elle était alors dans le domaine public et toute autre troupe que celle qui l’avait créée était en droit de la reprendre. Or, avec des délais de trois mois (Le Cid) à deux ans (Rodogune), Corneille a publié toutes ses pièces, qu’elles aient eu du succès ou non. Dès lors Molière et sa troupe pouvaient reprendre toutes les pièces de Corneille déjà imprimées quand ils le voulaient, sans en rendre compte à quiconque. C’est pourquoi on voit dans le Registre de La Grange qu’au plus fort de l’hostilité entre Molière et les frères Corneille (1663), Molière ne s’est pas privé de faire jouer par ses compagnons Cinna, Sertorius et Le Menteur, comme il leur faisait jouer durant la même période La Mariane de Tristan l’Hermite et Venceslas de Rotrou ainsi que Don Japhet d’Arménie et L’Héritier ridicule de Scarron.
  2. Si l’on sait qu’à partir du triomphe du Cid (1637) Corneille s’est hissé au-dessus de ses rivaux et qu’à partir d’Horace et de Cinna (1640-42) il a commencé à être considéré comme le plus grand auteur dramatique de son temps, on comprend que toutes les troupes (théâtres parisiens comme troupes «de campagne») aient joué beaucoup de Corneille; mais elles jouaient aussi du Rotrou, du Mairet, du Tristan, du Du Ryer, du Gilbert, du Boyer, etc… Toutes les troupes avaient le même répertoire, comme on le voit en comparant le «Mémoire de Mahelot» qui nous fait connaître le répertoire de l’Hôtel de Bourgogne et le Registre de La Grange pour la troupe de Molière.
  3. Donc non seulement Molière et ses compagnons ne jouent pas plus de Corneille que les autres, mais ils ne jouent pas tout Corneille. Ainsi le grand auteur, après une retraite de quelques années (1653-1659), fit son retour au théâtre avec Œdipe (janvier 1659), une pièce qui fut un de ses grands succès, qui resta au répertoire de l’Hôtel de Bourgogne et qu’on retrouve, après la fusion des troupes (1680), au répertoire de la Comédie-Française. Or Molière n’a jamais fait jouer Œdipe au Palais-Royal.

Il ne fera jamais jouer non plus Sophonisbe (créée au début de 1663 à l’Hôtel de Bourgogne, quinze jours après la création de L’École des femmes), ni Othon (créé en 1664), ni Agésilas (créé en 1666), contrairement à ce qu’affirment ici ou là les disciples de Louÿs.

Reste le cas de Sertorius, créé en 1662 au Marais et repris quelques mois plus tard au Palais-Royal. Les disciples de Louÿs appellent bizarrement cette reprise une «presque création», ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il s’agit pour eux de trouver des moyens de contredire les témoignages sur l’hostilité entre Molière et Corneille. Or parler de «presque création» relève véritablement de la falsification historique.

  • La pièce avait été créée le 25 février par la troupe du théâtre du Marais, qui a pu en garder l’exclusivité aussi longtemps qu’elle a voulu, mais qui en avait depuis longtemps cessé les représentations lorsque Molière la reprit.
  • Ce n’est que le 23 juin (4 mois plus tard) que la troupe de Molière reprend la pièce sur la scène du Palais-Royal. C’est-à-dire quinze jours seulement avant la publication officielle de la pièce (Sertorius est achevé d’imprimer le 8 juillet 1662). Celle-ci était donc doublement tombée dans le domaine public: par la cessation des représentations sur le théâtre du Marais; par l’imminence de la mise en vente de l’édition alors sous presse.
  • Les Parisiens furent si loin d’y voir une «presque création» qu’ils s’abstinrent d’aller voir la pièce: cette unique représentation du 23 juin (car la troupe quitta Paris pour la Cour dès le lendemain, où elle resta jusqu’au 12 août) ne rapporta que 152 livres; un four. Molière et ses compagnons ne reprirent la pièce que le 10 septembre.
  • On voit qu’il n’y a loin de cette unique représentation en catimini à une «presque création», et que, dans ces conditions, rapprocher Sertorius d’Attila et de Tite et Bérénice qui sont des pièces vendues par Corneille à Molière (respectivement cinq ans et huit ans plus tard) et effectivement créées sur la scène du Palais-Royal, relève de la manipulation des faits.
  • Quant à savoir pourquoi Molière et ses compagnons ont décidé de reprendre cette pièce quelques jours avant qu’elle soit publiée, et qui leur avait fait passer un manuscrit, la réponse est aisée. Elle tient à l’histoire des théâtres. Quelques semaines plus tôt, durant le relâche de Pâques 1662, la troupe avait engagé deux comédiens du Marais, Brécourt et La Thorillière, qui avaient participé à la création de Sertorius. Ils arrivaient donc au Palais-Royal avec l’envie de jouer la pièce et plusieurs copies manuscrites du texte.
  • Dans ces conditions, jouer Sertorius à Paris la veille de partir à Saint-Germain-en-Laye est à interpréter comme une sorte de répétition générale de la pièce. Ni plus, ni moins.

Attila et le rapprochement entre Corneille et Molière face à Racine

Si l’on est relativement bien renseigné sur la mésentente qui s’est manifestée entre Molière et les frères Corneille de 1659 à 1663, nous ne possédons ni document ni témoignage concernant le rapprochement qui s’est opéré entre Molière et Pierre Corneille dans les années qui ont suivi.

L’hypothèse la plus probable, c’est que ce rapprochement s’est produit dans les années 1666-1667, au lendemain de la «trahison» du jeune Racine, dont la deuxième tragédie, Alexandre le Grand, créée avec grand succès par la troupe de Molière au Palais-Royal, est reprise en pleine période d’exclusivité par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, provoquant l’effondrement des recettes au Palais-Royal.

Or Molière et sa troupe étaient en quête de créations «sérieuses» pour ne pas cantonner leur théâtre dans le comique (ou dans les reprises des «vieilles» tragédies des Corneille, des Rotrou et autres Tristan), mais, justement, leur médiocre réputation dans le tragique retenait les spécialistes de la tragédie de leur proposer leurs nouveautés; en outre, ils semblent s’être brouillés avec deux auteurs en vogue, Gabriel Gilbert, dont ils avaient créé des pièces en 1660-1661, et Claude Boyer qu’ils avaient réussi à attirer mais dont ils avait retiré de l’affiche la très belle tragédie Oropaste à la fin de 1662 pour lancer L’École des femmes: l’un et l’autre étaient retournés dans le giron de l’Hôtel de Bourgogne. D’autre part, le même théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, qui disposait déjà d’une pléthore d’auteurs tragiques et à qui l’affaire d’Alexandre le Grand apportait un nouvel auteur extrêmement prometteur, Racine, a dû trouver dès lors excessives les prétentions financières de Pierre Corneille, admiré dans toute l’Europe à ce moment comme le plus grand auteur tragique contemporain. On comprend pourquoi Molière et ses compagnons ont accepté les conditions de ce dernier (2000 livres, payées d’avance, une somme très importante) pour monter son Attila, ravis de ravir (si je puis me permettre) le grand auteur à l’Hôtel de Bourgogne. Quant à Corneille, malgré son hostilité première et le caractère sulfureux de certaines créations de Molière (Tartuffe était alors interdit), il n’avait pu que se laisser convaincre que la troupe de Molière était désormais bien installée dans le paysage parisien (depuis l’été 1665, elle n’était plus Troupe de Monsieur, mais Troupe du Roi) et accepter son bon argent. Même chose pour Tite et Bérénice trois ans plus tard: Corneille a dû proposer son projet au plus offrant et c’est la troupe de Molière qui a emporté la mise, l’Hôtel de Bourgogne refusant de surenchérir et demandant à son poète à la mode, Racine, d’écrire une pièce sur le même sujet. Les bonnes relations professionnelles de Corneille et Molière à ce moment-là expliquent dès lors parfaitement que c’est à Corneille que Molière ait fait la proposition d’achever la versification de Psyché. Au demeurant, Molière n’avait guère le choix: qui d’autre que Corneille pouvait en aussi peu de temps composer des vers avec autant de grâce que les premières scènes que Molière venait lui-même de versifier? Racine, sans doute; mais avec Racine, Molière était irrémédiablement brouillé. Quant à Corneille, complètement à l’écart des fêtes de Cour, en dépit des offres de service qu’il avait faites en 1663 dans son fier Remerciement au Roi, il s’est empressé de sauter aux côtés de Quinault, derrière Molière et Lully, entourés du danseur Beauchamps et du machiniste Vigarani, dans le brillant convoi de Psyché que Louis XIV attendait avec impatience pour le carnaval de 1671. C’était l’occasion ou jamais, au moment où son très beau mais un peu raide Tite et Bérénice cédait du terrain devant le triomphe de la très élégiaque Bérénice de Racine, de rappeler à tous, et au roi en particulier, qu’en matière de poésie dramatique, y compris dans le registre « tendre », le grand Corneille pouvait encore en remontrer à tout le monde.

Pour autant, bonnes relations professionnelles et intérêts respectifs bien compris ne signifient nullement qu’on s’achemine vers une forme de complicité intellectuelle. C’est une chose de s’entendre à propos de la versification d’un texte que Molière avait déjà entièrement composé en prose; c’en est une autre de se lancer dans une véritable collaboration. Sur ce plan, le témoignage des lettres de François Davant (voir Les témoignages sur la collaboration) est sans équivoque: les chiens de Molière et de Corneille, lui avait avoué celui-ci, ne chassaient pas bien ensemble…

La vraie collaboration entre Molière et Corneille

Le cas unique de Psyché publiquement mentionné.

Et l’on comprend qu’un Corneille en passe d’être marginalisé par les deux auteurs à la mode qu’étaient Racine et Molière se soit empressé de répondre à la demande de Molière: versifier une partie de cette gracieuse tragédie-ballet galante à machines, extraordinaire spectacle commandé par le roi pour le carnaval de 1671 et destiné à être créé dans la grande salle des machines des Tuileries en présence de toute la Cour, était une occasion à ne pas laisser passer pour montrer qu’on était toujours dans la course.

Quelques mois plus tard, le 5 octobre 1671 était achevé d’imprimer Psyché. La page de titre présentait J.B.P. MOLIÈRE comme l’auteur, et l’extrait du «Privilège du Roi» délivré par la Chancellerie et reproduit à la fin du livre confirmait que seul Molière détenait les droits sur cette pièce:

Il est permis à Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, l’un des Comédiens de Sa Majesté, de faire imprimer, vendre et débiter une Pièce de Théâtre, intitulée LES AMOURS DE PSYCHÉ, par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, pendant le temps de dix années entières et accomplies, à compter du jour où ladite Pièce sera achevée d’imprimer pour la première fois.

Le livre s’ouvrait sur un avertissement intitulé «Le Libraire au lecteur», qui expliquait dans quelles conditions particulières avait été composée Psyché.

LE LIBRAIRE AU LECTEUR. Cet Ouvrage n’est pas tout d’une main. M. Quinault a fait les Paroles qui s’y chantent en Musique, à la réserve de la Plainte Italienne. M. de Molière a dressé le Plan de la Pièce, et réglé la disposition, où il s’est plus attaché aux beautés et à la pompe du Spectacle qu’à l’exacte régularité. Quant à la Versification, il n’a pas eu le loisir de la faire entière. Le Carnaval approchait, et les Ordres pressants du Roi, qui se voulait donner ce magnifique Divertissement plusieurs fois avant le Carême, l’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n’y a que le Prologue, le Premier Acte, la première Scène du Second et la première du Troisième, dont les Vers soient de lui. Monsieur Corneille a employé une quinzaine au reste; et, par ce moyen, Sa Majesté s’est trouvée servie dans le temps qu’elle l’avait ordonné.»

On voit que la répartition des tâches est particulièrement claire. Au XVIIe siècle, celui qui avait «dressé le plan de la pièce et réglé la disposition» était considéré comme l’auteur de la pièce. En effet, dresser le plan et régler la disposition voulait dire que Molière avait non seulement bâti l’ensemble, mais qu’il avait rédigé en prose la totalité des scènes (répartition des répliques et contenu verbal de celles-ci). Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce qu’écrivait la même année l’un des anciens maîtres de Racine, le célèbre Pierre Nicole, dans la préface d’un Recueil de poésies chrétiennes et diverses (dans La Vraie Beauté et son fantôme et autres textes d’esthétique, éd. Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996, p.143):

On recommande à ceux qui veulent faire des vers, de préparer leur sujet, de s’en former une idée nette et précise, d’écrire même en prose ce qu’ils voudront mettre en vers, de la manière la plus noble et la plus poétique qu’ils pourront.

Or, comme cela s’était déjà produit sept ans plus tôt à l’occasion de La Princesse d’Élide, sujette elle aussi aux «Ordres pressants du Roi», Molière n’a pas eu le temps de versifier la totalité des scènes déjà rédigées en prose. Pour La Princesse d’Élide, il avait tout simplement laissé les deux derniers tiers de la pièce en l’état, c’est-à-dire en prose. Pour Psyché, du fait de l’exceptionnelle solennité du spectacle, il a voulu proposer une œuvre entièrement achevée, et, lorsqu’il a senti qu’il n’aurait pas le temps d’aller au bout de la versification, il a fait appel à Corneille pour versifier les trois quarts.

Observons que Corneille n’a pas versifié la totalité: il est clairement expliqué que Molière a eu le temps de versifier «le Prologue, le Premier Acte, la première Scène du Second et la première du Troisième». Corneille, pour sa part, «a employé une quinzaine au reste», c’est-à-dire toutes les scènes de l’acte II, sauf la première, toutes les scènes de l’acte III, sauf la première, et les actes IV et V en entier.

Afin que les choses soient bien claires pour le lecteur, une note était placée à la fin de la scène 1 de l’acte II (c’est-à-dire après l’ensemble versifié par Molière):

«Ce qui suit jusqu’à la fin de la Pièce, est de M. C. à la réserve de la première Scène du troisième Acte, qui est de la même main que ce qui a précédé.»

NB. Bizarrement les disciples de Louÿs interprètent cette note comme la marque que Corneille ne voulait pas apparaître au grand jour, puisque c’est l’initiale C et non pas son nom complet qui est donné!!! Il va de soi que le lecteur, qui a sous les yeux la note liminaire qui précise la part dévolue à « Monsieur Corneille » à partir de la scène 2 de l’acte II, comprendra parfaitement qui est M.C.…

Comme d’habitude, à vouloir faire feu de tout bois pour argumenter leurs tentatives de désinformation, les disciples de Louÿs ne reculent pas devant la contradiction: Psyché est le seul texte où l’unique cas de collaboration entre Corneille et Molière est logiquement signalé, mais les disciples de Louÿs veulent réintroduire du secret même là où il n’y en a aucun !!!

Conclusions sur Psyché

  1. On ne voit pas pourquoi, si Corneille avait été le «nègre» de Molière depuis plus de dix ans, il n’aurait pas fait pour Psyché comme pour tout le reste de l’œuvre, c’est-à-dire en composant secrètement lui-même la totalité de Psyché.
  2. On ne voit pas pourquoi, si Corneille avait été le «nègre» de Molière depuis plus de dix ans, il serait apparu au grand jour pour Psyché (démontrant ainsi qu’il était capable de versifier les trois quarts d’une pièce en quinze jours), alors que sept ans plus tôt, dans les mêmes conditions, il n’était pas intervenu pour permettre à Molière d’achever la versification de La Princesse d’Élide (une pièce qu’il aurait pourtant lui-même écrite selon Louÿs et ses disciples).
  3. On ne peut pas expliquer plus clairement que lorsque «le grand Corneille» intervient comme collaborateur, sa collaboration ne doit surtout pas rester secrète.
  4. Si Molière a pu ainsi affirmer publiquement qu’il était l’auteur d’une partie de la versification de Psyché, sans crainte de pouvoir être contredit par quiconque, c’est bien parce qu’il jouissait d’une réputation incontestée en ce domaine, et qu’il ne craignait pas que la qualité de ses vers soient dépréciée par comparaison avec ceux de Corneille: il se situe dans une position d’égal à égal.
  5. Paradoxalement, ce texte a permis à Pierre Louÿs et à ses disciples de développer un raisonnement par l’absurde: au lieu de prendre acte que, lorsqu’il y a collaboration entre deux auteurs aussi en vue que Molière et Corneille, cette collaboration ne peut être que publique, Louÿs a voulu au contraire se persuader que ce cas unique de collaboration publique était l’indice d’une collaboration secrète pour le reste de l’œuvre.
  6. On remarquera qu’il a fallu attendre le XXe siècle pour voir apparaître un tel raisonnement par l’absurde: aucun des contemporains de Corneille et de Molière n’a songé, au lendemain de Psyché, que cette association publique pouvait cacher une association secrète.
  7. soulignons encore une fois que ce texte qui insiste publiquement sur le fait que Molière a lui-même non seulement conçu la pièce et écrit le canevas, mais encore versifié lui-même de nombreuses scènes — lesquelles n’ont rien à envier à celles que Corneille a versifiées à sa suite —, ce texte donc est la plus belle preuve que Molière savait parfaitement versifier et n’avait nullement besoin de Corneille pour pouvoir le faire.

Les témoignages sur la collaboration

Aucun contemporain ne mentionne d’autre collaboration entre Molière et Corneille que celle de Psyché. Les disciples de Louÿs brandissent le témoignage d’un correspondant de Corneille, François Davant, qui dans une lettre non datée, mais rédigée en février 1673, quelques jours après la mort de Molière, désigne Molière comme «votre associé» et l’appelle ensuite «votre second» (lettre citée par Hubert Carrier, dans son étude «Le théâtre au secours de l’apologétique: Corneille et Molière revus par François Davant» publiée dans L’Art au théâtre, Mélanges en hommage à Robert Garapon, Paris, PUF, 1992, p. 139).

Or cette lettre fait allusion uniquement à la collaboration des deux hommes à l’occasion de Psyché!!! Davant était un écrivain mystique (et totalement illuminé) qui avait entrepris de «transfigurer» Psyché en pièce chrétienne, et il voulait connaître l’avis de Molière et de Corneille sur sa «transfiguration». Il s’était du reste déplacé chez Molière à deux reprises. On a conservé les lettres qu’il a envoyées et à Molière (quelques jours avant sa mort) et à Corneille. Comme on peut le lire ci-dessous, l’auteur de la lettre dit bien qu’elle porte «sur le sujet de Psyché» et sur les avis qu’il avait demandés à Corneille et à Molière «sur sa transfiguration». Dès lors le début de la phrase suivante: «votre associé à son égard est mort avec la pièce entre les mains», signifie sans aucune ambiguïté: votre associé à l’égard de Psyché. Il en va de même quelques lignes plus loin à propos de l’expression «votre second» (nous reviendrons plus bas sur le sens de cette expression).

Monsieur, il faut avouer que je vous ai rendu civilement au-delà de ce que je vous devais, à vous et à monsieur Molière, sur le sujet de Psyché, de vous avoir demandé vos avis touchant sa transfiguration. Votre associé à son égard est mort avec la pièce entre les mains, sans que j’aie pu savoir de sa bouche quel était son sentiment: et vous êtes resté en vie pour empêcher son cours naturel, afin de me témoigner le vôtre mieux que si votre second eût vécu. Vous n’y voulûtes pas toucher avant son décès, en me disant qu’il fallait voir s’il la voulait représenter, puisque je la destinais pour son théâtre, et que vos chiens ne chassaient pas bien ensemble, comme je vous ai écrit du depuis: et vous en avez baillé une mauvaise estime à ses confrères, soudain qu’il a été trépassé, pour les empêcher de la produire dans le public, en leur témoignant que les vers n’étaient pas bien tournés: encore que quelques clairvoyants désintéressés qui ont vu la pièce ont remarqué que beaucoup de poèmes d’un assez modique tour sont dans l’ancienne Psyché même, que j’ai inséré en la nouvelle tout au long en divers endroits, et lesquels je n’ai pas voulu réformer, tant j’ai montré de la vénération pour tout ce qui venaient de ses deux auteurs. J’aurais eu mauvaise grâce mêmement, puisque rien ne sort de votre plume qui ne soit limé et relimé au dernier point, et que si vous avez voulu paraître à la négligence et dans votre déshabillé en Psyché, ce n’est pour autre raison que vous êtes las d’avoir brillé ailleurs avec tant d’éclat et avant tant de pompeux ornements […]

Mais, de grâce, ne me donnez pas votre blâme particulier pour vos fautes générales en les mêlant avec les miennes: cela ne serait pas raisonnable ni parfait. Parce que j’ai mis vos propres vers en beaucoup de lieux sans nul changement, comme n’en avertis les acteurs dans l’avis singulier que je leur donne afin de leur rendre compte de ma procédure, leurs manquements ne doivent pas m’être imputés. Chacun peut voir ce que j’avance dans votre comédie imprimée, où la poésie paraît un chaos touffu de répétitions entassées démesurément, avec des rimes irrégulières souventes fois, où il semble que vous avez pris plaisir l’un et l’autre de vous orner avec affectation de votre propre négligence, à cause de la promptitude avec laquelle vous avez fait cet ouvrage pour vous en faire d’autant plus estimer; en sorte que ce qui d’un côté paraît sortir de la main de deux grands maîtres fort expérimentés en l’art poétique semble venir dans l’autre de deux fameux apprentis qui, pour donner carrière à l’affluence de leurs pensées, ont affecté quelquefois de mal rimer et de produire par brasses des terminaisons vagues et obtues qui choquent les yeux clairs et les oreilles délicates […] Comme vous ne faites pas les choses par ignorance, mais faute d’un loisir qui vous a fait tomber en quelques fautes, plus relevées que les beautés de beaucoup d’autres, on a vénéré dans votre Psyché jusques à ses imperfections: et voilà ce que c’est que d’avoir acquis une longue, grande, vaste et haute réputation.

Elle vous est due et je ne vous l’envie point, ne souhaitant que de vous voir travailler assidûment pour Dieu. Mais je vous dirai que vous ne trouverez cet entassement prodigieux dans ma Psyché transfigurée en…

Pour comprendre le sens exact de l’expression «votre second», il faut lire la première lettre que Davant avait adressée à Corneille, durant le courant du mois de janvier 1673 :

«Monsieur, comme vous êtes l’aîné de la famille et le principal père des modernes belles Muses, au dire de leurs nourrissons les plus expérimentés, c’est à vous qu’a recours cette nouvelle Psyché, comme une fille à sa mère, puisqu’après Dieu vous lui avez donné son premier être, et que vous, et celui qui vous y est joint vous en pouvez réputer les créateurs. C’est vous qui devez donc la diriger et en être les juges.»

[lettre citée par H. Carrier, art. cit. p.135]

Autrement dit, vu son âge, son statut et sa réputation, la préséance revient à Corneille. Pour la création de Psyché, Molière ne peut donc être appelé ici que «celui qui vous y est joint», comme il sera appelé dans la lettre de fin février, reproduite plus haut, «votre second».

Ce n’est pas tout : l’examen de la correspondance de François Davant à Corneille et à Molière ne fait pas seulement découvrir que les disciples de Louÿs ont sorti deux mots de leur contexte. Deux des lettres à Corneille indiquent bien, que de l’aveu même de Corneille, les deux auteurs ne s’entendaient guère.

Dans la première, datée du 19 février, où il est question de la mort de Molière, Davant insiste sur le fait que Corneille lui a dit que leurs «chiens ne chassaient pas bien ensemble» et l’on retrouve cette formule dans la dernière lettre à Corneille que nous avons longuement citée un peu plus haut):

Or, que dit le Dictionnaire de l’Académie (éd. de 1776, reproduite dans Google livres) à l’article «Chasser»? «On dit aussi familièrement, Leurs chiens ne chassent pas bien ensemble, pour dire, ils s’accordent mal ensemble»

«Monsieur, le mardi 7e février, j’ai porté la nouvelle Psyché à Molière, selon votre avis. Il la reçut avec joie, en me témoignant que vous lui en aviez parlé et qu’il la verrait avec attention pour la disposer comme il jugerait à propos, puisque votre civilité n’y avait pas voulu toucher, et puisque je le suppliais d’en agir ainsi. J’y retournai le jour des Cendres, afin d’apprendre sa résolution: mais je ne pus pas lui parler, parce qu’il s’en était venu indisposé de la Comédie le jour précédent. J’y retournerai le 18 de ce mois, et je le trouvai trépassé du 17.

Le Seigneur l’a tiré à soi par sa grâce, dans le dessein satisfaisant de bannir le comique empoisonné du théâtre, et dans la pensée justifiante d’y introduire son divin amour. Je lui souhaite cette miséricordieuse justice, et qu’il ait été navré de sa magnifiante dilection. C’est où je visais prudemment de toute ma force, et dans Psyché renouvelée, et dans son Tartuffe que j’ai aussi transfiguré, et dans une autre pièce où cette divine charité se manifeste dans son débordement le plus excessif. J’ai voulu forcer tous les obstacles de l’habitude invétérée: quoique, selon l’Ecriture, le plus souvent telle vie, telle mort.

Que les jugements divins sont secrets! que la parole du Saint Verbe est pénétrante et que son tour tragi-comique opère bien autrement que celui de l’amour mondain! Vous m’avez dit une parole que j’ai bien pesée, monsieur; savoir que vos chiens ne chassaient pas bien ensemble: et le divin amour vous en dit dans l’intérieur bien d’autres, afin que vous courriez parfaitement après son pourchas. L’exemple du bon larron ne doit pas être tiré à conséquence: mais la conversion de saint Pierre est à imiter. L’époux frappe pour voir si quelque Paul lui ouvrira: ne le laissez point passer outre, suivez sa parfaite volonté. Les passions humaines requièrent le tour qui dénoue une pièce à l’accoutumée: mais Dieu, qui n’a point de passion en son être, se soutient et fait son dénouement dans chaque scène qui se représente par l’évidence de son infaillible Vérité. Néanmoins, s’il en faut quelqu’un, monsieur, dans l’ouvrage que j’ai eu l’honneur de vous présenter, usez-en franchement, sans vous servir de tant de retenue, pour colloquer la vertu chrétienne dans le temple des Muses, afin que le vice païen y fasse désormais horreur. […]»

Bref, Molière et Corneille ont collaboré à l’occasion de Psyché, mais intellectuellement tout les opposait.

Où l’on voit que ce brave François Davant, chez qui les disciples de Louÿs sont allés chercher deux mots pour les tirer de leur contexte, ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà: que Corneille et Molière sont deux grands auteurs, qui ont collaboré à l’occasion de Psyché, mais que tout séparait.

État des textes qui contredisent toute idée de collaboration

Si l’on envisage l’hypothèse selon laquelle (comme le voulait Pierre Louÿs et comme le rêvent ses disciples) la collaboration officielle de Psyché masquerait une collaboration secrète, il faut alors se demander:

a – pourquoi si Corneille avait écrit toute l’œuvre de Molière, il aurait écrit le Don Juan en prose, alors que, outre son extraordinaire facilité à faire des vers, jamais il ne s’est laissé aller à écrire une seule de ses propres œuvres en prose; et ce, alors même qu’un vif débat s’était produit au début des années 1640, les théoriciens estimant que la vraisemblance théâtrale (qui commandait aussi les fameuses règles) était incompatible avec une énonciation en alexandrins rimés, ce qui avait amené plusieurs auteurs à faire représenter des tragédies en prose. Dès lors, dans la mesure où Corneille était hostile à la prose théâtrale et puisqu’il ne lui faudra qu’une quinzaine pour mettre en vers la prose des trois quarts de Psyché, on ne voit pas pourquoi il aurait choisi de ne pas versifier Don Juan en 1665.

b- pourquoi c’est à Thomas Corneille que la veuve Molière a commandé en 1677 une réécriture de Don Juan en vers et édulcorée [NB. La pièce a été représentée et publiée sous le nom de Le Festin de Pierre, qui était le titre de la pièce de Molière, Don Juan ayant été rajouté par les éditeurs posthumes de 1682]. Curieuse initiative, assurément, si l’on adopte le point de vue de Louÿs et de ses disciples: en 1677 Pierre Corneille était encore bien vivant et en forme, et c’est à Thomas Corneille qu’on demande cette réécriture, alors que selon Louÿs ce serait Pierre qui aurait fait la version en prose douze ans plus tôt! Pierre Corneille s’était alors retiré du théâtre depuis 1674, mais il écrivait encore des poèmes et des vers de circonstance: il aurait donc eu tout le temps et toute facilité pour versifier et édulcorer sa première version… Nous reviendrons ailleurs sur cette collaboration posthume entre Thomas Corneille et la veuve Molière.

Leurs statuts respectifs à la Cour

Le statut de Corneille dans les milieux galants et à la cour

Corneille, Molière et le monde galant de la Ville et de la Cour

Qui voudrait méditer sur les positions respectives de Molière et de Corneille dans les milieux mondains et à la Cour auprès du roi, n’aurait qu’à relire les deux Remerciement au Roi écrits et publiés par les deux écrivains à quelques semaines de distance :

Cette relecture faite (ou non), on relira les commentaires qui figurent dans le Panégyrique de l’Ecole des femmes ou Conversation comique sur les Œuvres de M. de Molière de Charles Robinet (Paris, Sercy, Loyson, Guignard, 1663, p.74-77) :

CHRYSOLITE. Avez-vous vu le Remerciement qu’il a fait sur sa Pension de bel Esprit ? Rien n’a été trouvé si galant, ni si joli. C’est un Portrait de la Cour, trait pour trait : On y voit la Cour, comme si l’on y était, les habits, la façon d’agir des Courtisans, enfin tout vous y paraît, jusques au ton de voix.

BÉLISE. Ha, ha, ha, l’excellent Peintre, il tire l’Échelle après lui.

CÉLANTE. Certainement, il faut être bon Peintre, pour représenter aussi la voix.

PALAMÈDE. J’ai vu ce Remerciement, en vérité, il est tout brillant d’esprit : et ça a été le plus beau de tous ceux qui se sont faits, dont la plupart ne valent pas grand’chose. Quelques-uns de ces Rendeurs de grâces se sont guindés sur des sentiments si sublimes, qu’ils ont été je ne sais combien de coudées plus haut que la Montagne à double Croupe, si bien qu’on les a perdus de vue. D’autres se sont tellement abaissés, qu’il faut croire pour ne les pas traiter plus mal, qu’ils ont cru remercier le Roi avec plus d’humilité. D’autres, enfin, se sont tellement embarrassés dans leurs vastes imaginations, qu’ils en ont fait un labyrinthe, d’où ils n’ont pu sortir.

BÉLISE. Je trouve qu’il n’y a que ceux qui ont fait quelque chose pour demander qui aient réussi : et rien n’est à mon goût si joli, que le Caprice de Somposie.

LIDAMON. Nous ne sommes pas ici, pour blâmer, ou louer ce qu’ont fait les autres Poètes, mais seulement pour rendre justice à Zoïle. Pour revenir à son Remerciement, il est vrai qu’on en a la dernière estime à la Cour : et je crois que c’est à cause qu’il tient beaucoup du Tableau qu’il a fait de la Mode, et des Actions des Courtisans tant dans ses Précieuses, que dans son École des Maris, et dans sa Critique de celle des Femmes ; car c’est un salmigondis de toutes ces Pièces. Étant allé au Louvre, quelques jours après, je fus tout surpris de n’y entendre parler que d’une Pièce qui était le miracle de la Poésie, l’étonnement des beaux Esprits du Siècle, et qui était tellement au dessus des forces, et de l’adresse du Génie de tous les autres, qu’il faudrait du moins trois cents ans à la Nature, qui est la mère des Poètes, pour en produire encore un qui fut capable d’un pareil Chef-d’oeuvre. L’un me venait tirer par le manteau, l’autre par le bras droit, l’autre par le gauche ; l’un par derrière, l’autre par devant, pour me demander si j’avais vu la plus belle Pièce qui se fût vue, le Remerciement d’Élimore : De manière que je ne me vis jamais plus empêché, et que j’eusse voulu de bon coeur, qu’on ne m’eût pas alors connu pour me mêler tant soit peu de Vers et de Prose, me voyant par là, au hasard de ne m’en pas retourner avec mon habit entier.

Le texte complet du Panégyrique de l’Ecole des femmes est disponible ici

On voit que malgré toute sa bienveillance cornélienne et son apparente volonté de tenir la balance égale entre critiques et approbateurs de Molière, Robinet a bien été contraint de faire reconnaître par TOUS ses personnages (y compris ceux qui occupent une position d’hostilité envers Molière) que le Remerciement de Molière est le comble du galant, qu’il a été admirablement reçu dans les salons et à la Cour. De celui de Corneille, il n’est pas question; et il est loisible de se demander dans laquelle des catégories dépréciatives proposées le rangent les interlocuteurs.

On saisit combien est grand l’écart entre la réception de l’écriture des deux hommes. On mesure ainsi qu’entre le Corneille, qui tourne quelques très jolis vers à Marquise ou à Iris à Rouen dans les années 1650, en frayant dans quelques salons de la petite société provinciale de Rouen, et le Corneille devenu parisien à partir de 1662 il y a une sorte d’écart qui révèle l’incapacité du grand poète à s’adapter au monde galant de la capitale. On le sait réputé pour sa conversation mal assurée, sa diction hésitante et son allure commune de clerc ou de poète-pédant — c’est pourquoi l’abbé d’Aubignac pourra jouer à croire l’avoir reconnu dans le personnage du poète-pédant de La Critique de L’École des femmes —, et Corneille s’est montré incapable de jouer avec les attentes de cette société mondaine, qui n’a cessé de faire fête à Molière ; et son propre Remerciement au Roi montre qu’il était incapable de jouer tout court. Ce qui était le maître-mot non seulement de l’esthétique, mais de l’éthique galante.

À vrai dire, on n’attendait pas de Corneille autre chose. En 1658, le grand théoricien de la galanterie que fut Pellisson (et son maître Fouquet) commandèrent à Corneille la seule chose dans laquelle on estimait qu’il excellait, une tragédie (et même la tragédie des tragédies, Œdipe); mais trois ans plus tard, ce n’est pas lui qu’ils choisirent pour fournir le clou de la grande fête de Vaulx-le-Vicomte: ce fut Molière dont ils souhaitèrent qu’il leur offrît une comédie galante (Les Fâcheux).

Reste qu’il est loisible d’imaginer, comme le font Louÿs et ses disciples, que Corneille était un homme à deux faces, qui cachait parfaitement bien son jeu, et donc capable d’être cornéliennement raide lorsqu’il écrivait en son nom, et moliéresquement galant lorsqu’il écrivait sous le masque de Molière: inutile de préciser que cela ne peut relever que de la fantasmagorie la plus débridée.

Corneille et le roi : disparition et réapparition de ses lettres de noblesse

Les disciples de Louÿs tentent de « prouver » que Corneille aurait écrit Le Tartuffe en prétendant que Corneille aurait été privé de ses lettres de noblesse en 1664 peu de temps après la création et l’interdiction de la pièce, et que ses lettres de noblesse auraient été rétablies en 1669 au lendemain de l’autorisation définitive de Tartuffe.

Un tel rapprochement relève une fois de plus de la désinformation. Corneille a été privé de ses lettres de noblesse comme son frère et comme des dizaines de milliers d’autres Français pour les raisons suivantes.

Depuis le milieu du XVIIe siècle, le pouvoir royal avait entrepris de faire la chasse aux faux nobles. Les mesures prises en janvier 1654 puis le 8 février 1661 et le 22 juin 1664 s’étant révélées inopérantes ou insuffisantes, Louis XIV décida en août et septembre 1664 de supprimer toutes les lettres de noblesses accordées depuis trente-quatre ans en Normandie et depuis trente ans dans le ressort de la Cour des Aides de Paris. C’est ainsi que les frères Corneille subirent cette mesure générale destinée à obliger tous ceux qui se prévalaient de lettres de noblesses accordées au cours des trois dernières décennies à apporter la preuve de leur réel anoblissement ou la justification que leur anoblissement était mérité.

On sait que Corneille protesta en adressant un sonnet au roi et les deux hommes entreprirent des démarches en haut lieu. Ils obtinrent rapidement satisfaction. On possède une attestation de Le Tellier, Secrétaire des Commandements du Roi, où il est spécifié que le roi lui a demandé « de comprendre les frères Corneille au rôle de ceux qu’il estimait à propos, en considération de leurs services, de confirmer en leur noblesse »: cette attestation est datée du 24 novembre 1665, c’est-à-dire à un moment où Le Tartuffe était toujours aussi fermement interdit. On voit que seule la lourdeur de la machine administrative explique qu’il fallut attendre mai 1669 pour que les deux frères Corneille entrent en possession officielle de lettres confirmatives de leur noblesse.

Le statut de Molière

Une nouvelle invention : Molière fou du roi

Comme nous l’avons déjà signalé, parmi les dernières trouvailles des disciples de Louÿs figure l’idée saugrenue que le secret de la collaboration entre Corneille et Molière aurait été imposé par le roi Louis XIV parce que Molière était en fait le «fou» du roi; un simple bouffon devenu par la grâce royale un fou en titre d’office, et donc évidemment incapable d’écrire la moindre pièce de théâtre.

Nous passerons sur le fait que cette idée lancée au début du XXIe siècle par les disciples de Louÿs est absolument contredite par tous les témoignages des contemporains de Molière qui le présentent comme un auteur exceptionnellement talentueux, un bel esprit, un excellent versificateur, etc etc. Mais l’on sait que les disciples de Louÿs, conformément aux techniques habituelles de la désinformation, estiment que les contemporains de Molière n’ont rien pu savoir à cause du secret, justement; et donc qu’ils ont été abusés par le subtil complot mis en place par Corneille et Louis XIV pour promouvoir le fou Molière (on se demande pourquoi Louis XIV aurait fait cela, mais justement il ne faut pas se demander pourquoi…). Ces contemporains n’ont pas su que Molière était le fou du roi, car Molière était un fou si extraordinaire qu’il parvint à se faire passer pour un bel esprit et un grand auteur.

Puisqu’il n’y a rien à répondre à un type de raisonnement aussi… fou, nous nous contenterons de permettre comme d’habitude au lecteur de juger sur pièces en revenant sur les passages où Molière est désigné comme fou dans les textes parus de son vivant.

Qui le présente comme «le premier fou du roi»? Uniquement Le Boulanger de Chalussay auteur en 1670 d’un pamphlet anti-moliéresque, intitulé Élomire Hypocondre ou les médecins vengés (titre qui signifie en gros «Molière malade mental»). Notons au passage que Le Boulanger de Chalussay, malgré sa vindicte anti-moliéresque qui le pousse à rabaisser et ridiculiser Molière, ne songe à aucun moment à remettre en cause l’idée qu’il puisse être l’auteur de ses pièces.

On commencera par citer le passage dans lequel Molière est désigné comme fou du roi. Pour la bonne compréhension du texte, on se souviendra que ÉLOMIRE est l’anagramme de MOLIÈRE, que LAZARILE est son valet, et que BARY et L’ORVIÉTAN sont deux «opérateurs» (deux charlatans vendeurs de drogues miraculeuses, et, de ce fait, comme tous les bonimenteurs, passés maîtres en l’art du théâtre). L’auteur du pamphlet présente donc Molière comme l’ancien élève de ces deux charlatans. Élomire/Molière se défend en rappelant qu’il est monté en haut degré d’honneur à la Cour => Bary entreprend donc de le rabaisser en le traitant de «Premier fou du Roi». MAIS la définition qu’il donne ensuite de ce «fou» ou «bouffon» n’a strictement rien à voir avec ce qu’avait été jusqu’au règne de Louis XIII l’office de «fou du roi».

Nous commenterons les passages clés à la suite du texte.

ÉLOMIRE
Il est vrai qu’avec quelque gloire
L’on me voit paraître à la Cour,
Et sans par trop m’en faire accroire,
Je sais faire figure en ce brillant séjour ;
Mais quelque rang que l’on m’y donne,
Et quelque éclat qui m’environne,
Je ne prendrai point le dessus :
Si je vois qui je suis, je sais ce que je fus.

BARY
L’humilité, je vous l’avoue,
Quand elle part du fond du cœur
Fraîchement sorti de la boue
Mérite qu’on l’estime et qu’on lui fasse honneur ; Mais à parler sans artifice, 

Je croirais avecque justice
Devoir tenir mon quant-à-moi,
Si j’étais, comme vous, le premier fou du Roi.

LAZARILE, à Bary
Dites bouffon, Monsieur, le nom de fou nous choque.

BARY
Ah ! l’ignare ! Entre nous, ce terme est univoque ;
Qui dit fou, dit bouffon ; qui dit bouffon, dit fou.

LAZARILE
Quoi, comme qui dirait, ou chou vert, ou vert chou ?

BARY
Tout de même…

LAZARILE
En ce cas, mon maître est l’un et l’autre ;
Car c’est un grand bouffon.

ÉLOMIRE
Taisez-vous, valet notre ;
Je ne demeure pas bien d’accord de ce fait.

BARY, s’asseyant brusquement dans le fauteuil.
Je vais vous le prouver et fort clair et fort net.
Soyez-vous.
(L’Orvietan prend brusquement la chaise à dos,
 et Élomire le placet.)

Apprenez, mes illustres confrères,
Que tout notre art consiste en deux points nécessaires :
Le premier, c’est d’apprendre à grimacer des mieux,
L’autre, à bien débiter ces grands charmes des yeux
Ces gestes contrefaits, cette grimace affreuse,
Dont on fait toujours rire une troupe nombreuse.
Dedans ce premier point, nous ne sommes que fous ;
Mais, dans l’autre, bouffons.

LAZARILE De grâce, expliquez-vous ;
Je ne vous entends point.

BARY
Par exemple, Élomire
Veut se rendre parfait dans l’art de faire rire ;
Que fait-il, le matois, dans ce hardi dessein ?
Chez le grand Scaramouche il va soir et matin.
Là, le miroir en main, et ce grand homme en face,
Il n’est contorsion, posture ni grimace,
Que ce grand écolier du plus grand des bouffons,
Ne fasse et ne refasse en cent et cent façons :
Tantôt pour exprimer les soucis d’un ménage,
De mille et mille plis il fronce son visage ;
Puis joignant la pâleur à ces rides qu’il fait,
D’un mari malheureux il est le vrai portrait.
Après, poussant plus loin cette triste figure,
D’un cocu, d’un jaloux, il en fait la peinture ;
Tantôt à pas comptés, vous le voyez chercher
Ce qu’on voit par ses yeux, qu’il craint de rencontrer ;
Puis s’arrêtant tout court, écumant de colère,
Vous diriez qu’il surprend une femme adultère,
Et l’on croit, tant ses yeux peignent bien cet affront,
Qu’il a la rage au cœur, et les cornes au front.
Ensuite…

ÉLOMIRE
C’est assez, je l’entends et l’avoue :
Je suis fou quand j’apprends, et bouffon quand je joue.

On voit bien le raisonnement que Le Boulanger de Chalussay prête à ses personnages. Pour rabaisser les prétentions d’Élomire, qui «prétend paraître à la Cour», l’opérateur Bary le traite de «fou du roi», la seule manière qui serait digne de lui pour paraître à la cour. Mais l’on voit bien qu’il n’est pas ici question de la fonction officielle de fou en titre d’office, qui n’existe plus depuis le règne de Louis XIII. Aux yeux du personnage qui se moque de lui, Molière n’est qu’un fou au sens de bouffon: il n’est que le disciple d’opérateurs de rue et il a dû sa célébrité au fait d’avoir imité à la lettre le plus célèbre des bouffons, l’acteur italien Scaramouche, dont il a imité toutes les grimaces.

On voit bien dans un autre passage où Le Boulanger de Chalussay appelle encore Molière «bouffon», que «bouffon» n’est nullement l’équivalent de fou en titre d’office. Pour s’en convaincre, il suffit de remettre l’appellation dans le contexte:

Tu briguas chez Bary le quatrième emploi :
Bary t’en refusa, tu t’en plaignis à moi ;
Et je me souviens bien qu’en ce temps-là, mes frères
T’en gaussaient, t’appelant le mangeur de vipères ;
Car tu fus si privé de sens et de raison,
Et si persuadé de son contre-poison,
Que tu t’offris à lui pour faire ses épreuves,
Quoique en notre quartier nous connussions les veuves
De six fameux bouffons crevés dans cet emploi.

Un bouffon, c’est ici simplement le valet d’un opérateur, le complice qui vient s’offrir pour avaler la potion magique devant les badauds qu’il faut convaincre d’acheter le flacon miraculeux: Élomire était si fou «en ce temps-là» qu’il s’offrit à faire l’essai de la potion alors même que six de ses prédécesseurs («six fameux bouffons») étaient déjà «crevés dans cet emploi».

On voit qu’une fois de plus les disciples de Louÿs ne parviennent à apporter de nouveaux (faux) arguments que parce qu’ils retirent de leur contexte les mots qu’ils utilisent pour leur argumentation.

Le prétendu blason de Molière

Dans la lignée du nouveau statut de Molière qu’ils viennent d’inventer (Molière fou du roi), les disciples de Louÿs prétendent que le blason de Molière corroborerait cet état de fait. D’une part parce qu’il comprendrait des singes et des masques de comédie; d’autre part parce qu’il contiendrait la couleur verte qui serait la couleur des bouffons.

Une fois de plus, les disciples de Louÿs mélangent des éléments disparates et incompatibles entre eux afin de proposer un raisonnement erroné.

Faux blason de comédien (sans couleur verte)… En premier lieu, ce qu’ils appellent le blason de Molière est en fait le frontispice gravé qui figure en tête du tome I des Œuvres de Mr Molière publiées en 1666. Il représente: un miroir portant le titre du volume, surmonté par le buste de Térence et encadré par « le marquis de Mascarille » des Précieuses ridicules et le Sganarelle du Cocu imaginaire, avec en bas un masque de satyre encadré par deux singes accrochés à des guirlandes de feuillage.

Or ce frontispice ne figure en aucun cas le blason de Molière: celui-ci s’est clairement désolidarisé de cette édition, faite sans son consentement, d’une part en rompant avec le groupe de libraires qui s’étaient livrés à cette opération, d’autre part en précisant dans un privilège royal en 1671 que le privilège royal obtenu par les libraires pour cette édition de 1666 avait été «obtenu par surprise». Il n’est donc nullement responsable de cette gravure placée en tête d’une édition pour laquelle il n’a pas été consulté et qu’il ne reprendra jamais à son compte.

La seule fois où il sera question de ce frontispice et où il sera présenté comme un « blason », c’est dans un texte à visée comique paru quelques mois après la mort de Molière. En 1674, dans le Mercure galant, Donneau de Visé jouera ainsi à faire prononcer une oraison burlesque de Molière dans une assemblée, l’orateur finissant par un jeu sur des «écussons aux armes du défunt» qu’il voit tout autour de lui:

Vous les voyez, Messieurs, ces armes parlantes qui font connaître ce que notre illustre auteur savait faire. Ces miroirs montrent qu’il voyait tout; ces singes qu’il contrefaisait bien tout ce qu’il voyait, et ces masques qu’il a bien démasqué des gens, ou plutôt des vices qui se cachaient sous de faux masques. Ce grand peintre moral est maintenant avec les Dieux, qu’il est allé faire rire de leurs propres défauts.

On voit qu’il avait sous les yeux la seule édition collective alors publiée de Molière, celle de 1666, (la nouvelle édition était seulement en train de paraître en 1674 et elle ne portait pas de frontispice) et qu’il s’amusait avec une image et nullement avec le vrai blason de Molière.

… et vrai blason familial (où apparaît la couleur verte) En 1697, dans son recueil des Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle avec leurs portraits au naturel, Charles Perrault fait figurer un « portrait au naturel » dans la notice Molière et un blason au bas de son portrait: un écu surmonté du masque de la comédie; l’écu présente trois miroirs d’argent, qui rappelle les armes attribuées à Molière dans le registre d’Hozier: « De sinople, à 3 miroirs d’argent 2 en chef et 1 en pointe. (Armes parlantes dont la preuve de concession est restée inconnue.) »

Or le blason qui est enregistré par d’Hozier pour divers Pocquelin (ou Poquelin) est le suivant : « d’argent, à cinq arbres de sinople, dont trois de haute tige et deux plus petits posés entre les trois, le tout sur une terrasse de sinople ». (voir E. Révérend du Mesnil, La Famille de Molière et ses représentants actuels, Paris, Isidore Lisieux, 1879). On voit que le blason de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière dérive de celui de la famille Poquelin, en particulier pour le sinople. La couleur verte n’est donc pas propre à Molière lui-même… À moins de considérer que tous les Poquelin étaient des bouffons du roi…

La question des gratifications

Rappelons qu’en 1663 Colbert mit en place un système de gratifications dans le cadre d’un vaste plan de mécénat royal destiné à faire célébrer par les “gratifiés” Louis XIV comme « le plus grand roi du monde ». La première série de bénéficiaires de ces gratifications royales fut connue à la fin du mois de mai ou au début de juin 1663. Corneille figurait pour la somme de deux milles livres, l’une des plus élevées car il était désigné sur les états de paiement comme «Premier Poète dramatique du monde». Molière y figurait aussi pour la somme de mille livres, et il était qualifié d’«Excellent poète comique».

Avec une telle confirmation de son statut — venue officiellement du plus haut, du Roi lui-même — et une telle somme, on ne voit pas ce que Corneille aurait eu à gagner à œuvrer dans l’ombre de Molière, à écrire des pièces que son frère lui-même qualifiait publiquement de “bagatelles” : que serait-il advenu d’un tel prestige si quiconque avait appris que le «Premier Poète dramatique du monde» se commettait à écrire en cachette des “bagatelles” ? et cela pour arrondir des fins de mois qu’il avait déjà plus que confortables ?

Quant à comprendre pour quelles raisons Corneille n’aurait plus reçu sa gratification à partir de 1674, donc après la mort de Molière, nous avons répondu ailleurs à cette question (voir la page La question des difficultés financières de Corneille). Nous rappellerons simplement ici que, lancées en fanfare en 1663, les gratifications ne tardèrent pas à se réduire comme peau de chagrin, comme le montre l’exemple de Thomas Corneille, le propre frère de Pierre, qui enchaînait les succès et qui n’a plus été inscrit sur la liste des gratifications dès 1667.

Nous rappellerons enfin et surtout que la gratification de Pierre a finalement été rétablie en 1681. Voilà un élément qui devrait troubler les disciples de Pierre Louÿs, s’ils pouvaient être troublés par quelque chose qui met à mal leurs convictions : comme tous les adeptes des raisonnements conspiratoires, il ne font qu’instruire à charge et ils ferment leurs yeux et leurs oreilles toutes les fois qu’un élément à décharge vient contredire leur théorie.

La question de l’Académie française

Les disciples de Louÿs font remarquer que Molière, quoique favori de Louis XIV, n’a pas été élu à l’Académie française. On notera une fois de plus que les disciples de Louÿs ignorent bravement les contradictions dans lesquelles les placent leurs inventions: car cet argument sous-entend que tous les académiciens savaient que Molière n’était pas l’auteur de ses pièces! et ce, alors même que c’est sensé avoir été un secret absolu. Faut-il alors estimer que tous les académiciens étaient dans le secret, que tous tremblaient et que pas un n’a parlé? que pas un n’a laissé à sa mort un récit d’une telle aventure à un descendant? que pas un n’a rédigé en secret un récit consacré à ce si extraordinaire secret ?

Qui, en dehors des adeptes des théories du complot, peut ajouter foi à une telle hypothèse?

Inversement, si le secret était partagé par Corneille, Molière et Louis XIV, comme le veulent les disciples de Louÿs, on ne voit pas pourquoi Louis XIV n’aurait pas exigé des Académiciens qu’ils reçoivent en leur sein le secret prête-nom de Corneille afin de conforter la fiction qu’ils étaient tous les trois seuls au monde à connaître…

Soyons sérieux et revenons aux réalités du XVIIe siècle. Observons pour commencer que La Fontaine a été élu à l’Académie française dix ans après la mort de Molière, alors même qu’il était de la même génération que lui (il est né une année plus tôt)… Autrement dit, si La Fontaine était mort à l’âge de Molière, il n’aurait jamais été élu lui non plus à l’Académie française. Quelle conclusion aurait-il fallu en tirer ? Gardons-nous d’en tirer et revenons à Molière : qui dit que s’il n’était pas mort à 50 ans et avait vécu jusqu’aux âges respectables de Corneille ou de La Fontaine et s’il avait cessé le métier de comédien pour se consacrer exclusivement à l’écriture, il n’aurait pas été élu ?